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Le destin d’un autre pan de la famille fut différent. Jan Nepomucen Modzelewski, grand-père du futur diplomate, avait épousé Katarzyna Bednarowska portant le blason Prus I avec qui il eut deux enfants, et possédait plusieurs domaines. Il administrait entre autres Łoszkowice, 800 hectares dans le district de Kamieniec, et Chmielówka, 1000 hectares dans le district de Płoskirów, qui fut par la suite légué à son fils Ludwik. Ce dernier eut donc Chmielówka pour domaine, mais aussi les villages d'Ostapkowice, Korytna, Felsztyn et d’autres lieux-dits. Selon le Dictionnaire

géographique du Royaume de Pologne (Słownik Geograficzny Królestwa Polskiego),

Chmielówka comptait 374 paysans et était divisé en 3 métairies.12

Ce village, acheté par Jan Nepomucen à la famille Grabianki après 1830, fut repris par Ludwik qui construisit en 1867 un nouveau manoir dans le style néoclassique, où Jan Modzelewski, futur ministre de la Pologne indépendante en Suisse, vit probablement le jour le 7 avril 1875.13 On connaît uniquement la façade principale de cette demeure, par le biais d'une image accompagnée d'un texte descriptif. Malgré cette iconographie insuffisante, il est évident qu’elle présente le caractère typique du manoir des nobles polonais, répandu sur tout le territoire de l’ancienne République. Le bâtiment est construit sur un seul étage divisé en 9 axes, possède un plan rectangulaire et est couvert d'un toit à 4 niveaux. Dans sa partie centrale, il abrite un portique de 4 colonnes de style toscan, disposées de façon symétrique. Ces colonnes supportent l’entablement et le fronton surbaissé. La porte, terminée en demi-cercle, mène vers l'intérieur depuis le perron, sous les colonnes. L’élévation de chaque côté du portique met en valeur les fenêtres rectangulaires, en demi-cercle comme les portes. Les cadres des fenêtres, les pilastres entre les fenêtres, les coins et les colonnes peints en blanc contrastent avec le fond foncé des murs.14 Les multiples archives, meubles anciens et souvenirs du passé révèlent par ailleurs que la tradition était maintenue et avait une place importante à l’intérieur du manoir de Modzelewski.15

12 Słownik Geograficzny Królestwa Polskiego i innych krajow słowianskich, T. I, Warszawa, Nakładem

Filipa Sulimierskiego i Władysława Walewskiego, 1880, p. 592.

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Extrait du livre de naissances de 1875 de l’église paroissiale de Felchtin, papiers privés de Jan Modzelewski en posession de Benoît de Diesbach Belleroche.

14 Aftanazy, Roman, Dzieje rezydencji na dawnych kresach Rzeczypospolitej, woj. podolskie, T. 9,

Wrocław, Warszawa, Kraków, Zakład Narodowy im. Ossolińskich, 1996, pp. 45-46.

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Même si sa notoriété n'est pas passée à la postérité, la famille de Modzelewski occupait une place importante dans les relations en Podolie. Tout en respectant et préservant les souvenirs du passé, le père de Modzelewski savait intégrer et appliquer tout ce qu’il fallait pour moderniser sa propriété. Il savait aussi comment parvenir à répondre aux exigences, toujours croissantes, du gouvernement russe. Quand les taxes exigées furent augmentées, il sut la répercuter sur le fermage qui passa de 30 à 45 roubles par an.16 Une autre action à laquelle Modzelewski prit part avec d'autres propriétaires de la région prouve qu'il n'agissait pas uniquement dans son propre intérêt en matière de fiscalité. Pour contrebalancer les efforts russes visant à liquider la propriété polonaise dans la province, Modzelewski et ses collègues voulaient aider ceux dont les récoltes et la gestion des terres n’étaient pas aussi florissantes.17

Sans développer plus avant cet épisode, il constitue un bon exemple de la solidarité unissant la classe des nobles en Podolie.

Tous ces éléments montrent que le sort de la famille de Jan Modzelewski dans son ensemble n’était pas dramatique. Malgré la politique tsariste, sa famille ne fut pas déclassée et elle parvint à garder ses terres. Les problèmes financiers ne les touchaient pas comme c'était le cas de contemporains de même statut social. Jeune, Jan put d'ailleurs étudier dans un gymnase russe à Odessa, études qui supposaient certains moyens financiers. Ce choix pour un lieu si éloigné du berceau de la culture polonaise pourrait sembler incompréhensible dans une famille avec de telles origines et à l'attachement si marqué pour la tradition polonaise, mais plusieurs raisons le motivèrent probablement. Tout d’abord, une tradition naissante d'aller étudier au sein de l'Empire russe existait déjà chez les Polonais : on allait à Petersburg, Moscou ou Odessa, malgré la confrontation entre les deux cultures. On sait que les cousins de Jan avaient eux aussi terminé leur école secondaire à Odessa.18 D’autres raisons peuvent s'ajouter à celle-ci. Tout d’abord, la situation géographique représentait un argument. La distance entre sa maison natale et Varsovie, unique ville polonaise dans laquelle on pouvait acquérir un savoir plus au moins satisfaisant, était de toute manière assez importante. De plus, comme nous l'avons vu, la qualité du système éducatif du Pays au bord de la Vistule laissait perplexe et n'inspirait pas confiance quant à son efficacité. L’instruction que l'on

16 Beauvois, Daniel, La bataille de la terre en Ukraine 1863-1914. Les Polonais et les conflits socio-

ethniques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1993, p. 175.

17 Ibidem, p. 284. 18

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recevait à Varsovie, pourtant ancienne capitale et symbole de la tradition, n’était pas à la hauteur. Les désirs d'aller à Varsovie entraient donc en concurrence avec la nécessité de recevoir une bonne éducation. Si le choix avait reposé sur un argument strictement géographique, il se serait porté sur la ville la plus proche qui était Kiev et qui à plusieurs égards avaient des points communs avec Odessa. Une université y avait été créée en 1834, en grande partie fondée à partir de l’université de Wilno et du lycée polonais de Krzemieniec qui avaient été tous deux dissous (mesure de répression à l’insurrection de novembre de 1830). En tant que troisième ville de l’Empire, Odessa était de son côté une ville contemporaine voire même moderne qui avait davantage de poids. Construite en 1794, elle avait pris en main le commerce maritime et l’exportation des produits agricoles de l’Ukraine. C’est aussi à Odessa que les Modzelewski vendaient les produits de leurs terres.

Ayant abordé le sujet d’une manière générale, puis vu comment la famille de Modzelewski s'y inscrivait, nous constatons que le maintien de la tradition du groupe social des nobles en Podolie n’était pas si difficile qu’on aurait d'abord pu le croire, au vu d'une situation politique qui y était extrêmement peu favorable. A l'évidence, l’État, devenu beaucoup plus fort et puissant, avait posé des limites certaines à la liberté dorée des nobles, ce qui avait manqué à la majorité des rois électifs polonais durant les siècles passés. Serait-ce pour cela que la situation sous les gouvernements étrangers était si insupportable pour ces nobles ? Toutefois, en Podolie, quand les affaires économiques allaient bien, les idées provenant de Petersburg se dispersaient proportionnellement à la distance qui les en séparait. Toujours et encore, l'héritier des terres conservait sa position prépondérante. L’empereur n’était pas dupe, mais le résultat économique et les bénéfices représentaient un intérêt non négligeable qui contrebalançait ses convictions politiques... Qui, des nobles russes ou polonais, lui reversaient l'impôt ne retenait plus trop son attention. Dans le quotidien de la Podolie, les querelles entre Russes et Polonais les occupaient certes, sans pour autant que les uns ou les autres ne fussent fondamentalement déstabilisés. Cependant, les deux côtés oubliaient, ou ne se rendaient pas compte, qu'ils allaient devoir se heurter à l’opposition des paysans ukrainiens qui produisaient leur capital. Le danger réel était donc tapi là où on ne l'attendait pas.

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Modzelewski. Terre et origines

Chapitre 4.

L’Ukraine se réveille : naissance d’une nouvelle nation

La concurrence polono-russe sur les Confins et l’activité politique dispersée des Polonais face aux Russes, accompagnées par les changements économiques que l'industrialisation introduisit au XIXème siècle, eurent finalement des conséquences considérables pour les deux adversaires. Les Polonais perdirent peu à peu leur pouvoir politique et économique et cherchèrent à le reconquérir en s'opposant à l'État russe, alors que les Russes allaient perdre leur pouvoir sur ces terres des décennies plus tard. En effet, ces querelles de puissants auront finalement facilité le réveil de l’Ukraine tant au niveau national que culturel. Les nobles polonais qui avaient perdu le combat sur plusieurs fronts étaient affaiblis au moment de s’opposer contre la perte devenue inévitable des terres ukrainiennes. Celle-ci survint au moment où la Russie se fit soviétique : les terres passèrent alors en mains russes soviétiques. La conscience nationale ukrainienne déjà présente ne pouvait voir là qu'un pas dans une direction meilleure : les Ukrainiens, s'ils n'avaient pas encore leur État, se trouvaient libérés de leur assujettissement aux Polonais. Par la perte de leurs terres, il faut bien comprendre la perte des moyens qui avaient jusque là assis leur position, permis de négocier avec le pouvoir et bien sûr assuré une vie aisée. Tel sera le sort de village de Chmielówka, berceau de Jan Modzelewski, perdu suite à la révolution bolchevique.

Il est nécessaire de considérer les processus ayant conduit au réveil de la conscience nationale ukrainienne dans leur ensemble, avant tout parce que ce mouvement ukrainien n’eut rien d’éphémère, au contraire. Les dernières années du XIXème siècle et surtout la période marquée par la Première Guerre mondiale montrent bien la conviction des Ukrainiens et la détermination qui en découla de construire leur propre pays. En suivant maintenant leur chemin de plus près, nous verrons comment les nobles polonais et en particulier la famille Modzelewski, n'avaient plus de réelles chances de maintenir leur ancienne position, même sur le plan économique.

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Du XVème au XVIIIème siècle, de multiples nations et groupes religieux qui fonctionnaient avec une certaine autonomie tout en restant dépendants de la noblesse, habitaient les territoires de l'ancienne République des Deux Nations. Le niveau de vie de ces groupes ne différait pas : la situation économique d’un paysan de Pologne mineure (dans les alentours de Cracovie) était semblable à celle d'un paysan ukrainien. Avant la dissolution de la République des Deux Nations, les Ukrainiens habitaient des terres de part et d'autre de la frontière entre la République et l’État russe. Le progrès du réveil national ukrainien fut ensuite particulièrement fort sur les domaines de l’ancien État polonais. Au XIXème siècle, l’évolution des États vers des états-nations avait mis le pluri-nationalisme régnant sur ces terres au grand jour, d’autant plus que la République des nobles, divisée en trois entre la Russie, la Prusse et l’Autriche depuis la fin du XVIIIème siècle, subissait encore les différentes influences des occupants. Ces derniers utilisaient l'éveil de la conscience nationale afin de souligner les antagonismes et de créer des oppositions et entre les différents groupes ethniques vivant sur le même territoire. En fin de compte, à part les Polonais dont les représentants de l'ancienne noblesse valorisaient et soutenaient leurs traditions nationales et cultivaient la langue polonaise, les autres groupes ethniques n'avaient jusque là jamais cultivé cette conscience et s'y éveillaient seulement. Dans cette partie de l’Europe, Biélorusses, Lithuaniens, Ukrainiens, mais aussi la minorité juive qui n'était pas du tout assimilée, commencèrent à formuler toutes sortes d'exigences. Le groupe ethnique qui présenta la plus forte conscience nationale fut celui des Ukrainiens, qui avaient commencé à manifester son envie d'acquérir une autonomie nationale, à l'image d'autres nations. Il faut souligner qu'au XIXème siècle, leurs aspirations pouvaient se réaliser pleinement avant tout en Galicie, donc sur le territoire de la monarchie des Habsbourg qui, comme la République des Deux Nations auparavant, se composait d'une mosaïque de nations et de religions.1 Les ambitions ukrainiennes étaient d'obtenir des écoles nationales, des hautes écoles, une administration autonome et la liberté dans l’usage de la langue et en matière de pratiques religieuses. Ce développement, dont le couronnement fut la déclaration d’indépendance des Ukrainiens en 1917, entrait en conflit de manière permanente avec la classe des nobles polonais qui y était naturellement défavorable, car

1 Les territoires habités par les Ukrainiens après les trois partages appartenaient à la Russie et à

l’Autriche. Lors du premier partage de la République des Deux Nations déjà, l’Autriche avait pris la Voïvodie ruthène avec Lvov, ainsi que les parties occidentales de la Podolie et de la Volhynie. Le reste de ces terres avait appartenu à la Russie. La frontière fut établie à la rivière Zbroutch. (Słownik geograficzny

Królestwa Polskiego i innych krajów słowiańskich, T. VIII, Warszawa, Nakładem Władysława

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elle remettait sans cesse en question sa position dominante dans la région. Les Russes et les Autrichiens exploitaient cette situation dans leur propre intérêt. La différence religieuse entre les deux nations exacerbait encore le problème. Les Polonais, partisans fidèles et exemplaires du rite romain dont ils se considéraient les défenseurs dans cette partie de l’Europe, étaient confrontés aux masses ukrainiennes qui considéraient leur religion, orthodoxe de la même manière: elle n'était pas uniquement une pratique spirituelle, mais faisait partie intégrante de l’identité nationale, identité basée sur ses qualités intrinsèques, mais également sur sa différence face aux autres, et son rôle de défenseurs et de partisans militants qui en découlait pour ses représentants.2