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Le XIXème siècle vit se succéder des périodes dans lesquelles la politique du régime tsariste fut inégalement sévère dans ses relations politiques et culturelles. Dans les années 1880, le ton est à la libéralisation. C'est durant ces moments plus libéraux que la notion d'identité nationale naquit auprès des Ukrainiens, insufflant une velléité d'indépendance elle-même nourrie par le développement intellectuel qui survenait alors dans cette partie de l'Empire. Cette émergence influença naturellement les rapports polono-ukrainiens. La libéralisation de la politique de Petersburg qui avait permis la fondation d'organisations démocratiques non seulement en Russie, mais aussi dans le Royaume de Pologne, influença fortement la naissance du mouvement national ukrainien, dont l'organisation de la Confrérie de Cyrille et Méthode fut issue en 1845/1846. Le choix des patrons de cette institution indique clairement la direction vers laquelle s’orientait l’idéologie du groupe : Cyrille et Méthode étaient en effet les deux saints qui avaient apporté l’évangile aux Slaves. Les opinions des membres de la confrérie se basaient sur les idées chrétiennes de liberté, d'égalité et de justice. Ce mouvement, qui représentait les tendances autonomistes, insistait spécialement sur la nécessité d’éduquer la population le plus largement possible et d’abolir le servage. Le plus éminent représentant du groupe fut Taras Chevtchenko, poète, précurseur de la littérature moderne et de l’identité nationale ukrainienne. Son idée principale était qu'il fallait absolument mettre un terme à un modèle qui faisait de l'Ukraine la « Petite Russie », à jamais dépendante de la Grande. Cette idée fut reprise par la Confrérie de Cyrille et Méthode. À l’idée de panslavisme de l’État russe, qui tâchait de créer un seul empire slave dont le centre était Petersburg, les Ukrainiens opposaient celle d’unité et de fraternité entre les Slaves. L’objectif principal des confrères était la création d’une république fédérale qui aurait pour capitale Kiev. Ajoutons que ces intellectuels concevaient cette fédération en union avec la nation polonaise.

Ce genre d’opinions était en opposition avec la politique officielle de la cour impériale qui prévoyait l’assimilation de la Petite Russie (ukrainienne) avec la Grande, considérée comme un modèle de « rapprochement » à employer ultérieurement avec d'autres nations. La réaction de l'Empire à ses détracteurs fut directe. Début 1847, la Confrérie fut dissoute par les gendarmes. Les sentences envers ses membres ne furent pas trop sévères. Dans la mentalité des décideurs impérialistes, ce mouvement était tellement irréel qu’il ne méritait pas davantage d'attention. Chevtchenko, qui avait

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attaqué plusieurs fois la personne du tsar dans ses poésies souvent insultantes, fut le seul à subir une sanction significative : il fut obligé à faire son service militaire et écrire ou peindre lui fut défendu. 11

Ce ne fut qu'à la fin des années 50, période de libéralisation de la politique tsariste, que la formation de nouvelles organisations ukrainiennes fut possible. Le but de ces unités appelées Hromada était de développer l’idée nationale, surtout par le biais d'activités culturelles et éducatives, telle l’édition de livres, brochures, périodiques et l'organisation d'écoles dominicales pour les adultes. La première des Hromada fut instaurée à Petersburg, les suivantes à Kiev, Poltava, Tchernihiv, Kharkov et Odessa.

Dans un premier temps, le mouvement des Hromada fut accepté par le gouvernement de Petersburg, qui y voyait avant tout un travail d'ordre culturel et éducatif. Un changement dans ces relations intervint, lié à la nouvelle action répressive de l’Empire suite à l’insurrection polonaise de 1863, qui atteignit non seulement les territoires du Royaume de Pologne, mais aussi l’Ukraine sur la rive droite de la Dniepr (territoires entre autres de la Podolie). Même si les intellectuels et les paysans ukrainiens avaient une attitude indifférente, voire hostile, envers les rebelles polonais, le gouvernement russe avait trouvé là un prétexte pour traiter les organisations de Hromada ainsi que tout le mouvement ukrainien de séparatistes. Prétextant qu'elles nourrissaient des relations avec les Polonais, certaines des organisations furent dissoutes et les membres de quelques unes arrêtés. Les publications à caractère religieux et les manuels éducatifs furent interdits ; la publication d'œuvres littéraires resta toutefois autorisée. C'est ainsi que le mouvement qui visait le développement de l’idée nationale ukrainienne fut interrompu.12

Évoquant ce mouvement nationaliste ukrainien, il est important de souligner qu’il était le seul mouvement nationaliste européen pour lequel les postulats de liberté nationale allaient de pair avec ceux de la libération sociale. Pour les activistes de ce mouvement, le mot ukrainien était l'équivalent du mot démocratique. Le caractère spécifiquement démocratique de la nation ukrainienne, parce que composée presque uniquement du peuple, résultait du fait que la mince couche sociale supérieure ukrainienne s'était culturellement polonisée ou russifiée au cours du temps. Telle était la

11 Ibidem, pp. 50-57. 12

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raison de la prolifération des idées socialistes et révolutionnaires chez les activistes ukrainiens et de leur engagement dans les organisations russes correspondant à ces idées.

Ni les Ukrainiens ni les Polonais ne purent développer librement leur autonomie nationale au sein du territoire occupé par l’Empire russe. Le gouvernement autrichien laissait de son côté plus de possibilités sur les territoires de l'ancienne République, puisque le pouvoir était en main polonaise en Galicie. La spécificité de la monarchie des Habsbourg qui était composée de plusieurs nations unies seulement par la personne du monarque, ainsi que ses défaites durant la seconde moitié du XIXème siècle, étaient à l'origine de l'ingérence moindre de la capitale viennoise sur les nations de son empire. Les réformes des années 60 avaient conduit à la construction, en accord avec les Hongrois, d'une double monarchie et les Polonais gardaient tout pouvoir en Galicie. Son gouverneur était élu par l’aristocratie polonaise et le système des élections continuait de garantir l’hégémonie des nobles, à qui un quart des sièges étaient réservés.13

Même si la situation n’était pas idéale pour la jeune nation ukrainienne, elle pouvait y exprimer ses opinions, publier des quotidiens et former des organisations ukrainiennes. Il est même possible que cette rivalité polono-ukrainienne l'ait davantage animée et portée dans le développement de sa vie propre.

Néanmoins, le mouvement ukrainien n'était pas homogène : il comportait également les russophiles, qui dénigraient l’existence d’une nation ukrainienne à part entière et qui se considérait comme faisant partie de la nation russe. Ces opinions étaient représentées par le périodique le Mot (Slowo), édité à Lviv. Dans les années 1860, les postes dirigeants de toutes les organisations ukrainiennes étaient occupés par des représentants de ce courant. Cette option russophile tomba toutefois dans l’oubli. En effet, l'Empire lui-même, qui aurait pu être son grand mécène et qui se montra toujours peu clément envers les Ukrainiens, ne la soutint pas du tout. Elle ne put faire le poids face à la naissance du mouvement national dont l'idéologie était basée sur les convictions démocratiques nées dans les années 1830. Ce mouvement était représenté par les jeunes intellectuels, actifs dans les organisations estudiantines Hromada. Conduisant des actions éditoriales et publiques, ils organisaient à l'intention du peuple des lectures publiques d'œuvres de la littérature populaire, toutes choses impossibles à

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réaliser en Ukraine russe, surtout après le décret de Walujew en 1863 qui avait interdit les publications en ukrainien.14 C’est ce courant, tout à fait conscient de sa force, qui prit le devant de la scène des organisations ukrainiennes dès les années 1880. Grâce à son initiative, furent créés une société littéraire et scientifique, le journal l’Œuvre (Dilo), un quotidien pour les paysans et enfin, en 1885, une association politique.15

La politique des russophiles, mais aussi des jeunes nationalistes, eut tendance avec le temps à perdre son enthousiasme radical, ce qui entraîna la naissance d’un autre mouvement radical qui lança la propagande socialiste chez les Ukrainiens. Ce sont les radicaux qui créèrent le premier parti politique ukrainien, en 1890. Ce parti, Parti radical ruthène-ukrainien fut le premier à revendiquer explicitement l’indépendance politique de l’Ukraine.