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3.1. Les fonctions d’élaboration

3.1.2 Le devenir personnel

Le devenir personnel constitue, selon Nadeau, un enjeu que les pratiques ne sauraient négliger, puisque « c’est toujours à travers l’expérience que s’élabore la personnalité humaine », dit-il (Nadeau, 1987, p. 81). C’est ce qui nous pousse à sélectionner certaines personnes qui sont impliquées dans les épisodes de la violence masculine à l’égard des femmes dans les Églises en Haïti, en vue de chercher à comprendre les causes et les motivations de cette violence.

Dans la fonction d’élaboration du devenir personnel, nous choisissons deux acteurs et deux actrices dont les parcours sont particulièrement pertinents en ce qui concerne la question du devenir individuel.

Parmi les acteurs, il s’agit d’un homme laïc et un membre du clergé et parmi les actrices, il s’agit d’une femme et d’une religieuse.

Premier acteur : il est question d’un jeune homme qui réagit avec soumission après que son pasteur lui ait imposé de se marier avec une jeune fille tombée enceinte de ce dernier. Le jeune homme a accepté de se marier avec elle, mais peu de temps après, il a divorcé. On suppose que ce jeune homme était malheureux, parce que ce n’était pas son propre choix. On se pose la question suivante : que se serait-il passé si ce jeune homme avait agi autrement, par exemple s’il avait dit au pasteur : « pasteur ce n’est pas possible, je ne peux pas me marier avec une personne que je ne connais pas » ? Peut-être, connaissant le contexte haïtien, que ce membre du clergé aurait pu lui faire perdre ses petits avantages économiques. Que se serait-il passé s’il avait décidé de dénoncer le pasteur avec l’idée d’abandonner la congrégation et de se joindre à une autre ? Il aurait non seulement montré une résistance à la violence du pasteur, mais il aurait aussi fait preuve d’une solidarité avec les femmes.

114 À noter que le cléricalisme (statut religieux) donne aux membres du clergé un sentiment de pouvoir

Nous pensons que la réaction de soumission d’une victime face à la violence subie n’est pas une bonne décision pour son devenir personnel à long terme.

Deuxième acteur : il est question d’un pasteur (76 ans) qui, après la mort de sa conjointe, a décidé de se remarier avec une jeune fille de 19 ans qui fréquentait son église. Précisons que ce pasteur avait déjà une « maîtresse115 » (concubine) avec qui il avait eu deux enfants, une

affaire restée voilée au sein de la congrégation (pour des détails, voir la section 2.2.2).

La question que l’on se pose est la suivante : qu’est-ce qui motive le pasteur à se marier avec une jeune fille au lieu de sa maîtresse ? Pourquoi ne désirait-il pas se marier avec celle-ci ? Nous ne pensons pas que ce soit seulement une question reliée à la beauté et à la jeunesse de la jeune fille, mais il nous semble qu’une question de sentiment de domination et de contrôle pourrait entrer en jeu. Cet homme a un statut religieux privilégié par la culture et par la théologie patriarcale. Il suppose déjà que les membres de la congrégation vont se soumettre à sa décision et faire preuve de tolérance par rapport à son comportement injuste à l’égard de sa maîtresse, parce qu’il se croit être le représentant de Dieu, un clerc, un homme inattaquable et jouissant d’une impunité. Toutefois, exceptionnellement, ce ne fut pas le cas, puisque presque tous les membres de sa congrégation se sont opposés à sa décision après que la maîtresse ait décidé de dévoiler l’affaire publiquement. Les membres de sa congrégation ont résisté, cette fois-ci, face à cette injustice que nous pouvons attribuer à une violence psychologique, voire à une violence économique, puisque la maîtresse a enfanté de lui deux enfants qui auront toujours un statut adultérin116.

Dans une telle circonstance, le pasteur est troublé en tant que membre du clergé parce que les membres de sa congrégation ont remis en question sa propre autorité.

Finalement, ce qu’on voit apparaître ici, c’est qu’au départ, le pasteur pensait avoir le contrôle des fidèles, mais, à la fin du récit, il se rend compte que ce n’est pas le cas. Cette perte de contrôle du côté du dominant pourrait être une piste de réflexion pour l’intervention.

115 À noter que dans le contexte haïtien on utilise le mot « maîtresse » au lieu de concubine.

116 À noter que le statut de l’enfant adultérin sera développé dans la première section du chapitre 4, plus

Première actrice : il s’agit d’une jeune fille qui se laisse violenter par le prêtre de son église pour des raisons économiques. On peut se poser la question suivante : cette jeune fille ne pouvait-elle pas demander l’assistance du prêtre sans se laisser violenter puisque ce dernier reçoit souvent de l’aide pour les gens qui sont dans le besoin ? Autrement dit, malgré son besoin d’assistance alimentaire ou financière, ne pouvait-elle pas résister aux avances sexuelles du prêtre ? Ce qui entre en jeu ici, ce n’est pas seulement la précarité économique de la jeune fille, mais un complexe de croyance religieuse, de culture et de discours théologique patriarcal qui auraient pu l’influencer à se laisser violenter par ce membre du clergé.

On pourrait penser que sa réaction de soumission à la violence du prêtre a fait perdre à la jeune fille sa dignité et son intégrité personnelle.

Deuxième actrice : il s’agit d’une religieuse qui a porté plainte auprès du supérieur hiérarchique contre un prêtre qui l’a violentée sexuellement au presbytère, mais, au lieu de trouver justice, elle a été expulsée de la communauté par le supérieur. Pourquoi la religieuse n’a-t-elle pas résisté à cette expulsion ? Pourquoi ne s’est-elle pas rendue auprès d’autres instances sociales pour dénoncer la violence subie ? On peut entrevoir plusieurs raisons : la croyance religieuse, la tolérance envers la violence masculine, la culture, la théologie patriarcale, etc. À travers le cheminement personnel de la religieuse, on peut remarquer qu’au début elle a résisté, mais, à la fin, elle s’est résignée et s’est soumisse. Ce genre de soumission pourrait avoir un grand impact sur l’émancipation, l’autonomie financière et la libération des femmes comme groupe. C’est un point sur lequel il faudra revenir.

À partir des cheminements personnels de ces quatre personnages sélectionnés, nous relevons trois points :

- la réaction de soumission à la violence masculine n’est pas une bonne décision pour la victime, puisqu’elle risque de perdre sa dignité et son intégrité personnelle ;

- la domination masculine a une limite quand elle fait face à une résistance de la part de la victime et à la solidarité des gens de l’entourage de celle-ci ;

- la non-persistance de la résistance contre la violence masculine est un grand défi à relever pour la libération, l’émancipation et l’autonomie des femmes.