• Aucun résultat trouvé

2.3 Transcription et traitement des données des entretiens avec 4 femmes

2.3.3 Entretien avec Odette

La participante qu’on appellera Odette a 50 ans et un niveau d’éducation secondaire. C’est une religieuse catholique. Elle habitait dans le département de l’Artibonite de 1966 à 1991. Elle a quitté Haïti pour des raisons d’insécurité, particulièrement politique. Elle retourne régulièrement en Haïti pour visiter ses parents, un groupe de femmes et ses ami.e.s. Odette a

décidé de participer à l’enquête sur la violence masculine à l’égard des femmes pour apporter sa contribution dans les relations hommes-femmes à l’intérieur des Églises en Haïti.

À la fin de l’entretien, elle a refusé la compensation financière prévue, car, selon elle, l’entrevue et ce travail de recherche s’inscrivait dans les suites du travail qu’elle avait débuté en Haïti. Ce travail donne d’ailleurs un poids particulier à ses propos sur le sujet dont il est ici question.

« En tant que religieuse de l’Église catholique, mon rapport était très étroit avec les

figures d’autorité ecclésiale locale. En effet, j’étais autorisée par le prêtre à distribuer la communion dans les cultes du dimanche. Comme je l’ai déjà souligné, j’étais une formatrice de groupe de femmes. L’un de mes objectifs était de sensibiliser les femmes et les hommes à un meilleur vivre ensemble à la fois au sein de l’Église et au sein de la famille. En réalité, en fonction du travail que j’ai effectué pendant une décennie environ, j’ai été appréciée non seulement par les membres de l’Église, mais aussi par le prêtre de la paroisse ».

Quand elle est arrivée à Montréal, elle s’est intégrée à une communauté catholique où elle se sent à l’aise de vivre sa vie spirituelle. Voici comment elle résume son expérience religieuse en Haïti :

« Je résumerais mon expérience religieuse en Haïti, en trois mots, en commençant par

souligner mon statut en tant que formatrice d’un groupe de soutien pour les femmes de l’Église qui s’appelle :‘grwp fanm vanyan’ qui veut dire groupe de femmes engagées. La majorité de ces dernières étaient des victimes de la violence masculine intra et extra- ecclésiale. Ces deux catégories de violence se manifestent sous de multiples formes (violence sexuelle, violence physique, violence verbale, etc.), bref. Je dois souligner que le travail de formation que je donnais à ce groupe a présenté un danger pour ma propre sécurité, car à plusieurs reprises, les militaires néo-duvaliéristes m’ont recherchée pour m’exécuter. Cependant, j’exprime ma satisfaction à propos du fait que certaines personnes sont déjà bien formées pour assurer la relève de mon travail durant mon absence. En un mot, mon expérience religieuse a été édifiante. C’est une expérience qui m’a marquée ».

Comme nous lui demandons de clarifier davantage en quoi ce travail présentait un danger pour sa sécurité, elle répond :

« La raison principale est que les militaires pensaient qu’au moyen de cette formation,

les femmes allaient commencer à se solidariser pour former un groupe de résistance contre eux. Or, l’objectif des militaires était de détruire tout groupe de résistance de femmes ou d’hommes. J’étais donc devenue une personne recherchée et finalement, pour ma propre sécurité, j’ai été obligée de quitter le pays tout en restant en contact avec le groupe de femmes ».

Puis nous lui demandons : « pourriez-vous me décrire comment s’organisent les relations entre les hommes et les femmes dans la communauté chrétienne à laquelle vous apparteniez » ? Elle témoigne :

« D’après mon expérience dans l’Église à laquelle j’appartenais, beaucoup d’hommes

se considéraient souvent comme des dominants, des maîtres ; alors que les femmes, pour eux, étaient des dominées, des servantes et des faibles. J’ai souvent entendu beaucoup d’hommes qui disaient : ‘depuis que je suis enfant, la domination masculine sur les femmes a toujours existé et une telle situation est devenue un fait normal dans le quotidien’. Selon moi, c’est insensé de la considérer comme un fait normal. C’est ce qui m’a motivée à devenir une agente de formation pour sensibiliser les femmes non seulement à lever le voile face à toutes formes de violence masculine, mais aussi à ne pas accepter cette violence comme une réalité dans le quotidien. Malheureusement, à cause des menaces que j’ai reçues, je n’ai pas pu continuer physiquement la lutte en Haïti avec les femmes, mais à partir de mes contacts avec ces dernières, le travail de formation de soutien pour les femmes victimes continue quand même. D’ailleurs, je retourne en Haïti chaque année, depuis la chute du régime de Raoul Cédras vers la fin de 1994, pour rencontrer non seulement le groupe de soutien pour les femmes, mais aussi pour continuer à former deux à trois formatrices afin de prendre la relève de mon travail durant mon absence. De plus, j’ai des contacts téléphoniques avec le groupe de soutien, dans le but de faire des échanges et en même temps de donner certaines suggestions et recommandations pour l’avancement dans cette lutte afin de contribuer à l’amélioration des conditions de femmes dans les relations avec les hommes en Haïti ». Ce qui attire notre attention ici c’est le fait qu’elle met en relief une répression antiféministe d’État au temps de Duvalier et de Cédras ainsi qu’une solidarité féministe en Haïti, à laquelle elle participe en tant que religieuse catholique et en exerçant un leadership même à distance.

Sur l’articulation entre la violence sociale de genre et la violence ecclésiale correspondante, elle partage les observations des autres personnes répondantes. Ceci constitue un élément important qui devra être mentionné dans la problématisation globale.

« D’après mon observation, la violence sociale et la violence à l’intérieur de l’Église

sont interreliées, parce que beaucoup d’hommes qui dominent leurs conjointes et qui exercent la violence envers celles-ci sont souvent influencés par les instructions reçues du prêtre qui privilégient la supériorité de l’homme sur la femme en s’appuyant sur certains textes du Nouveau Testament, en particulier, des textes de l’épître de Paul. Donc, la violence sociale est une suite de la violence intra-ecclésiale ».

Sur les formes de violence contre les femmes en Haïti, elle a aussi des histoires à raconter :

« Je me souviens qu’un jour une jeune fille est venue me voir ; elle me disait : […]

‘Quelqu’un m’a violentée sexuellement et maintenant je suis enceinte’. Je lui ai dit : ‘mais qui est-il ? De qui es-tu enceinte ?’ Elle m’a répondu, ‘du prêtre de la paroisse, mais il m’a dit de me faire avorter’. Je lui ai dit : ‘non, ce sera ton premier bébé, tu ne sais pas si Dieu t’accordera une autre possibilité, tu dois refuser de le faire’. Elle m’a écouté et elle a préféré abandonner la paroisse au lieu de subir un avortement tout en gardant le silence pour ne pas provoquer un scandale ».

« C’est un cas qui arrive souvent dans l’Église où la jeune fille est tombée enceinte du

fait d’un membre du clergé, et ce dernier l’encourage et même fait pression sur elle pour faire un avortement pour que tout reste secret. C’est dans ce sens que je peux affirmer qu’il y a eu de la violence contre les femmes dans l’Église en Haïti. Qui plus est, l’intégrité de la victime est ruinée, pendant qu’elle garde le silence face à la violence subie à l’intérieur de l’Église ».

Nous ne nous attendions pas à ce que la répondante, en tant que religieuse, réagisse de cette manière. En effet, elle incite la victime à désobéir au prêtre-agresseur. La violence rapportée ici se double d’une évidente hypocrisie et d’une violence symbolique qui se transforme en impasse, puisque la jeune fille se trouve dans une situation sans issue : ou bien elle se fait avorter102 et porte un sentiment de culpabilité, en plus d’un terrible secret partagé

entre elle et son agresseur, ou bien elle garde l’enfant tout en provoquant un scandale contre l’Église en révélant sa grossesse et l’identité de l’agresseur qui en est responsable.

Ce qui est notable, également, dans les propos de cette religieuse particulièrement bien informée du fait de son engagement, c’est que cette situation se produit « souvent ».

« Beaucoup d’hommes d’Église font souvent pression sur plusieurs femmes et jeunes

filles pour entrer en relation sexuelle avec elles, et de plus, elles sont parfois mises en garde de ne rien dévoiler : dans le cas contraire leurs vivres seront coupés. Voici une illustration pour clarifier mon point de vue : j’ai entendu parler aussi d’un prêtre qui a exclu une religieuse de la communauté religieuse parce qu’elle refusait d’avoir une relation sexuelle avec lui. Selon moi, la violence qui se développe entre les prêtres et les femmes de l’Église a un effet sur la violence de certains conjoints à l’égard de leurs conjointes, et de certains hommes en position d’autorité à l’égard des femmes dans les milieux du travail ».

102 Nous parlons ici, évidemment, d’avortement dans le contexte culturel haïtien. Cet avortement est non

seulement strictement interdit en Haïti, selon l’article 262 du Code pénal haïtien datant de 1835, mais aussi, vu une grande carence des conditions sanitaires qui existe dans ce pays, il est très dangereux pour toutes les femmes qui le pratiquent. D’ailleurs, Haïti a le plus fort taux de mortalité maternelle du continent américain, selon la journaliste française Agathe Logeart dans Le Nouvel Observateur, publié en 2014.

À nouveau, l’interviewée évoque ici une influence de la violence intra-ecclésiale sur la violence extra-ecclésiale.

Quand nous lui demandons : « qu’est-ce que cela lui fait de parler de la violence masculine à l’égard des femmes dans les Églises haïtiennes aujourd’hui » ? Elle répond :

« À mon avis, je me sens attristée, le fait de parler de la violence masculine envers les

femmes, parce que c’est une situation qui me fait garder un mauvais souvenir des femmes qui sont maltraitées par certains leaders religieux et certains conjoints en Haïti ». Nous ne nous attendions pas à une telle réflexion. Celle-ci nous a étonnés.

Ensuite, nous lui demandons : « est-ce que le prêtre parlait des relations hommes- femmes ? Qu’est-ce qu’il en disait » ?

« D’après mon observation, le prêtre de ma paroisse disait souvent au sujet des relations

hommes-femmes que le conjoint devait aimer et respecter sa conjointe. Il ajoutait que quand les textes bibliques mentionnaient que l’homme est le chef de la femme, il ne l’était qu’à travers l’amour et le respect envers elle ».

À nouveau, on évoque l’importance de la prédication, susceptible de légitimer la domination masculine sur les femmes. À cet égard, elle exprime comment elle conçoit le rôle des Églises face à la violence envers les femmes :

« Le rôle des Églises dans la situation des femmes en Haïti, selon moi, serait

premièrement, de créer un espace de sorte que les femmes les plus vulnérables soient capables de partager leurs difficultés, leurs problèmes, et même de défendre leur autonomie, leur émancipation et leurs droits qui sont souvent bafoués. Deuxièmement, de recréer une ambiance dans laquelle les femmes peuvent participer aux décisions qui affectent leur propre vie tant sur le plan ecclésial que sur le plan social ».

« Selon moi, les Églises peuvent jouer ces rôles, à condition que les dirigeants

principaux aient une volonté affirmée leur permettant de prononcer des paroles et en même temps des actions pour l’émancipation des femmes ».

Puis, nous lui demandons : « si vous aviez quelque chose à dire aux gens de votre Église en Haïti (hommes, femmes, membres du clergé et enfants), que leur diriez-vous au sujet des rapports hommes-femmes dans les Églises » ? Elle déclare :

« Je pense que les hommes doivent avoir un esprit de partage et de collaboration au lieu

de domination et de contrôle, et ce, pour pouvoir réduire la violence masculine. Cela demande, selon moi, une certaine prise de conscience chez les hommes. J’estime que les femmes elles-mêmes doivent se solidariser entre elles, condition primordiale pour

combattre toutes les formes de violence et de discrimination masculine à leur égard. En ce qui a trait aux membres du clergé, je crois qu’ils doivent prêcher l’Évangile en parole et en action. Finalement, je trouve que les enfants doivent penser qu’ils ont les mêmes droits que tous les autres enfants, quelles que soient leur classe, leur race et leur couleur. D’après moi, cette égalité de droit, ils doivent tout d’abord l’apprendre de la part de leurs parents et de leurs instituteurs/institutrices, tant dans le milieu ecclésial que dans le milieu scolaire. En toute logique, un tel apprentissage ne serait possible chez les enfants que si les parents et les enseignant.e.s l’appliquent déjà dans leur vie quotidienne. Car les enfants apprennent beaucoup de leurs parents dans le foyer, et de leurs enseignant.e.s autant dans le milieu scolaire que dans le milieu ecclésial (à l’école du dimanche, par exemple) ».

Pour conclure, Odette interpelle les membres du clergé et la théologie :

« Mon dernier mot serait de dire aux membres du clergé qu’ils ont un grand rôle à jouer par rapport à la situation de la violence faite aux femmes. À mon avis, un nouveau discours théologique axé sur l’amour, le respect et l’égalité de droit entre les hommes et les femmes pourrait faire abaisser la violence masculine envers les femmes ».

2.3.3.1 Analyse de l’entretien avec Odette

Du début jusqu’à la fin de l’entretien, la répondante manifeste son enthousiasme pour participer à notre recherche. Elle est toujours à l’aise de répondre aux questions, ce qui reflète le fait que la violence masculine à l’égard des femmes l’a beaucoup préoccupée, et ce depuis longtemps. Son propos est fluide et cohérent. Pour elle, cette violence est multiple.

En tant que religieuse catholique, Odette montre comment la violence masculine intra- ecclésiale et extra-ecclésiale la préoccupe au point de s’engager en tant que « formatrice d’un groupe de soutien pour les femmes de l’Église qui s’appelle : ‘grwp fanm vanyan’ qui veut dire groupe de femmes engagées ». En effet, comme elle l’a mentionné, la majorité des femmes qui s’impliquent dans ce mouvement sont des victimes de la violence masculine. Elle profite des temps de formation pour sensibiliser les femmes, d’une part, à lever le voile face à toutes formes de violence masculine, d’autre part, à ne pas accepter cette violence comme une réalité dans le quotidien. Elle témoigne que son attente n’a pas été comblée, à cause de l’insécurité portant sur diverses formes d’oppressions. Toutefois, les femmes qui restent en Haïti continuent timidement le travail de formation et de soutien pour les victimes de la violence masculine.

2.3.3.2 Synthèse de l’entretien avec Odette

Les éléments à mettre en évidence sont les suivants. D’abord, elle mentionne la solidarité féminine, condition première pour lutter contre toute violence et toute discrimination masculine envers les femmes. Elle montre aussi comment les femmes gardent le silence face à la violence subie, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Église. Elle indique cependant qu’elle a rencontré des obstacles à la résistance contre la violence masculine envers les femmes en Haïti et qu’elle a été obligée de quitter le pays, en raison des menaces reçues.

Du côté des pistes de solutions, Odette entrevoit un message d’émancipation pour les femmes non seulement par la parole, mais surtout par l’action, qui doit être véhiculé par les leaders religieux. Elle en appelle aussi au passage d’un esprit de domination et de contrôle à un esprit de partage et de collaboration des hommes vis-à-vis des femmes.

En fin de compte, dans la narration d’Odette, on entrevoit une certaine dynamique de domination masculine. Par exemple, la majorité des hommes en Haïti, selon l’interviewée, se considèrent souvent comme les seuls dominants et des maîtres ; tandis que, d’après eux, les femmes sont faibles et doivent être dominées, elles ne sont rien d’autre que des servantes. Qui plus est, la situation de domination masculine sur les femmes reste stable à travers les années et elle est même devenue un fait normal dans la société haïtienne. C’est en ce sens que la répondante exprime sa préoccupation de la nécessité d’un passage de la domination et du contrôle vers le partage et la collaboration entre les hommes et les femmes, afin de réduire la violence masculine.

En dépit de ce qui nous a frappés quand Odette incite la victime à désobéir au prêtre agresseur, nous nous questionnons : au-delà de cette incitation, quelle action pose-t-elle par rapport à cette violence ? Ne devrait-elle pas dénoncer ce prêtre-agresseur ? Nous observons qu’après ce récit, elle lance certaines opinions sur la situation de cette violence sexuelle. Elle dit ceci : « c’est un cas qui arrive souvent dans l’Église où la jeune fille est tombée enceinte à cause d’un membre du clergé et ce dernier […] fait pression sur elle pour faire un avortement pour que tout reste en secret ». À notre avis, il semble qu’Odette garde le silence après le conseil qu’elle donne à la jeune fille et c’est un point qui nous paraît surprenant dans cet entretien. Toutefois, le fait qu’elle était formatrice d’un groupe de soutien pour les femmes victimes de la

violence masculine, le fait qu’elle affirme qu’il y a de la violence contre les femmes dans l’Église en Haïti et le fait qu’elle incite la jeune fille à désobéir au prêtre agresseur représente déjà une réaction et une prise de position éclairante pour notre compréhension de cette violence. Nous notons qu’elle n’est pas allée jusqu’au bout de son action en ne dénonçant pas le prêtre- agresseur.