• Aucun résultat trouvé

2.2 Transcription et traitement des données des entretiens avec les 4 hommes

2.2.1 Entretien avec Jérôme

Le participant qu’on va nommer Jérôme, a 56 ans et un niveau de scolarité universitaire. Il est prêtre de l’Église catholique. Il habitait dans le département du Nord entre 1960 et 1992. Il était prêt pour l’entretien, arrivé quinze minutes avant l’heure fixée. Au début de l’entretien, il s’est engagé sans hésitation à partager ses expériences vécues sur la violence masculine à

l’égard des femmes dans les Églises en Haïti. Dès la première question, il voulait tout raconter sur ce qu’il avait observé, vécu et entendu à propos de cette violence. Il était très attentif aux questions afin de pouvoir y répondre adéquatement. Il semblait ravi de participer à la recherche. Jérôme prend position et il réagit non seulement par rapport à la violence subie par les femmes, mais aussi par rapport à celle qu’il a lui-même subie. Il souligne, en effet, qu’il a été persécuté68 par le gouvernement d’Haïti en raison du support qu’il apportait aux victimes de

violence, plus particulièrement aux femmes, alors qu’il exerçait son ministère. De plus, il dit qu’il était considéré par l’État comme un personnage qui incitait les femmes à la révolte. Il a dû quitter Haïti pour s’établir à Montréal, puisqu’il avait constaté que sa vie était en danger.

Jérôme déclare qu’il s’est beaucoup exprimé publiquement sur la violence masculine à l’égard des femmes dans les Églises en Haïti. À propos de cette violence, il a fait des interventions tant sur le plan pratique que théorique. Sur le plan pratique, il ne manquait pas de critiquer les hommes qui ont commis des actes d’agression envers les femmes ; sur le plan théorique, il a écrit des textes à ce sujet dans les médias Haïti en Marche et Haïti progrès. Dans ses articles, il a expliqué comment résister face à la domination patriarcale à l'intérieur de l'Église.

Quand nous lui demandons : « comment résumeriez-vous votre expérience religieuse en Haïti en trois mots » ? Il déclare :

« Je résumerais mon expérience religieuse en Haïti à travers cette histoire, qui m'a

marqué. Au début de ma jeunesse, je voulais faire de la musique, alors l’un des prêtres de ma paroisse ‘m’a choisi’ pour participer à la chorale. J’ai accepté, mais en cours de route, je me suis désisté. La réaction de ce prêtre a été de me bousculer les matins qui ont suivi au presbytère. Depuis lors, à cause de cette violence physique, je n'avais plus envie même de diriger un groupe de chorale en tant que musicien ayant l'habileté pour le faire. J'ai passé 6 ans au séminaire de théologie, je n'ai jamais participé à la chorale. Quand je suis devenu prêtre, j’ai fait la remarque à l’agresseur (prêtre de mon ancienne paroisse). L’expérience religieuse de ma jeunesse est ainsi liée à cette violence physique ».

Il prononce ces paroles avec conviction et avec sincérité. Nous lui posons une autre question : « connaissez-vous des situations où les chefs de votre Église ont fermé les yeux sur un cas de violence envers une femme » ? Il répond :

« J’ai été témoin que des chefs de mon Église ont fermé les yeux ou encore gardent le

silence sur un cas de violence sexuelle envers une femme. Un prêtre a eu un rapport sexuel non consenti avec une religieuse au presbytère. Celle-ci a eu le courage de porter plainte auprès du chef hiérarchique. En conséquence, elle a été expulsée de sa communauté alors que le prêtre est demeuré en poste ».

À travers ce récit, on voit l’autorité cléricale utilisée par un évêque pour étouffer un scandale en germe.

Quand nous lui demandons : « que pensez-vous de la violence sociale en Haïti et de la violence à l’intérieur des Églises haïtiennes » ? Il répond :

« D’après mon expérience, la violence sociale et la violence à l’intérieur des Églises en

Haïti sont interreliées. Je pourrais même dire que la violence sociale est une reproduction de la violence intra-ecclésiale, dans la mesure où la domination masculine sur les femmes est légitimée par les discours théologiques d’aliénation sur certains énoncés pauliniens, en l’occurrence : ‘ […] le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Église […]69’ Je pense qu’on pourrait faire diminuer la violence

sociale et la violence à l’intérieur des Églises, si on changeait de discours de soumission des femmes aux hommes aux discours d’émancipation à la fois pour les hommes et les femmes dans les Églises et dans les autres institutions (famille, école, etc.) »

Il a l’air confortable en répondant aux questions et nous l’interrogeons : « en général, que pensez-vous du rôle des Églises dans la situation des femmes en Haïti » ? Il déclare :

« D’après mes expériences, même si ces institutions religieuses ne peuvent pas éradiquer

cette violence, en tenant compte de l’immense pouvoir qu’elles ont, elles pourraient contribuer à une diminution de cette violence. Je souligne le pouvoir des Églises sur trois plans :

Sur le plan théologique : les Églises doivent faire un passage de discours d’aliénation à un discours de libération au profit des femmes, c’est-à-dire interpréter les énoncés bibliques de façon à garantir les droits des femmes dans les Églises en Haïti. C’est donc une pratique, à mon avis, qu’il faut mener jusqu’au bout.

Sur le plan éducatif : les Églises ont beaucoup d'écoles primaires, secondaires, professionnelles et universitaires.

69 Éph 5 : 23 (vu la dimension interconfessionnelle de la thèse, nous choisissons la version de la traduction

Sur le plan économique, et même politique : ce sont elles qui font l'opinion en Haïti tant sur le plan social que religieux et même parfois sur le plan politique. Je me réfère alors à la participation de l’Église au ‘déchouquage’ de la dictature de Duvalier. Selon moi, si elles ont été capables de mobiliser la population pour déchouquer70 cette dictature

après trente ans, elles pourraient contribuer à faire diminuer la violence masculine à l'égard des femmes en Haïti ».

Nous changeons de sujet et nous l’interrogeons : « voyez-vous des signes de changement en ce moment » ? Toujours à l’aise et loquace, Jérôme fait un bilan des dernières décennies pour expliquer certains signes de changement :

« D'après moi, si on observe où on était avant 1986, on peut dire qu'il y a des signes de

changement, parce qu'aujourd'hui, beaucoup de femmes ont des postes importants hiérarchiquement tant sur le plan politique [femmes ministres], social [des femmes qui organisent des mouvements sociaux pour défendre leurs propres intérêts sociaux] et religieux [femmes diacres71]. Ceci grâce aux communautés ecclésiales de base qui

poursuivent timidement la lutte jusqu'à ce jour. Je fais partie de groupes d’hommes qui se mobilisent pour accompagner et aider les femmes et en même temps pour sensibiliser d'autres hommes à s’impliquer dans la lutte contre la violence masculine envers les femmes. Cependant, ces changements pourraient être maximisés si les Églises, en particulier les grandes institutions religieuses, recommençaient, premièrement, à donner à la population un discours de libération tel qu’elles avaient fait dans les années 1980, qui malheureusement, à partir de 1986, s’est transformé en un discours d'aliénation; deuxièmement, si elles tenaient compte de la parole de Jésus disant : ‘[…] je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance’.72Une telle

vie est à la fois pour les hommes et pour les femmes ».

Nous demandons à Jérôme : « que faudrait-il faire pour réduire la violence ecclésiale faite aux femmes en Haïti » ? Il répond brièvement :

« Selon moi, pour une réduction de la violence ecclésiale faite aux femmes, tout relève

d’un travail de sensibilisation des hommes au respect du droit des femmes et d’un programme d’éducation élaboré à long terme pour les hommes et pour les femmes. Un tel travail, à mon sens, permettrait de diminuer la violence à l’intérieur des Églises. Or, diminuer la violence à l’intérieur des Églises, c’est aussi diminuer la violence sociale ou la violence dans les foyers des fidèles qui les composent, parce que, d’après mon expérience, la violence sociale est une sorte de reproduction de la violence intra- ecclésiale, vu que ces institutions religieuses légitiment la domination masculine sur les

70 Voir la note 49 à la section 1.3.2.2.

71 Il existe plusieurs femmes qui jouent le rôle de diacre dans la dénomination de l’interviewé de manière

informelle, sans pour tout autant être ordonnée. Il en résulte, selon Jérôme, officiellement, que les femmes ne sont pas ordonnées diacres dans l’Église catholique.

femmes à travers des instructions bibliques. En un mot, une réduction de la violence intra-ecclésiale entraîne nécessairement une réduction de la violence sociale ».

Puis, nous l’interrogeons : « quel message enverriez-vous, si vous pouviez parler aux gens qui sont en Haïti (femmes, hommes, membres du clergé et enfants) » ? Il affirme :

« Les femmes doivent prendre leur destin en main et continuer à lutter pour mettre un

terme à toute attitude de soumission, et à former un faisceau de résistance pour pouvoir exercer leurs droits en tant que personnes égales aux hommes, à la fois dans les Églises et dans la société. En effet, Dieu ne les destine pas à être des dominées. Au contraire, il leur donne la même intelligence que les hommes. Elles doivent, en conséquence, combattre jusqu'au bout pour que leurs droits soient respectés ».

Il s’adresse ensuite aux hommes en ces termes :

« Je propose que les hommes admettent leur culpabilité pour les abus qu'ils ont fait subir

aux femmes durant des siècles, et qu’ils reconnaissent que la libération de leur droit, en tant qu'hommes, ne peut se faire sans celle des femmes. Il en résulte que les hommes ont besoin de prendre conscience de la situation des femmes à l’intérieur des Églises. Cela doit déboucher sur une participation active des femmes dans les sphères de décisions et en même les hommes ont aussi besoin de créer cet espace pour les femmes. C’est par rapport à une telle activité qu’on arrivera à une libération pour toutes et pour tous. Une libération relative à une égalité de genre, une égalité de droit : droit au travail, à la santé et à l’éducation ».

Puis, aux membres du clergé :

« Je pense que les membres du clergé doivent changer leur attitude envers les femmes.

Nous devons considérer le pouvoir ecclésial comme la propriété à la fois des hommes et des femmes. En effet, il n'existe aucun verset dans la Bible qui dit que c'est l'homme seulement qui doit gérer le pouvoir ecclésial. Par conséquent, l’énoncé paulinien sur lequel beaucoup d’hommes cléricaux et laïcs prennent appui, en l’occurrence […] le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Église […]73, a besoin d’être déconstruit. En outre, on a beaucoup voyagé dans d'autres pays, et on a observé l'émancipation des femmes dans les diverses fonctions tant au niveau politique que religieux ; il s'avère nécessaire de faire l’effort d'accepter l'intégration des femmes dans les postes hiérarchiques ».

Finalement aux enfants :

« Je crois que les enfants ont besoin d’apprendre à bien observer ce que les Églises et

la société offrent, en comprenant d’emblée que les comportements n’ont pas toujours valeur de modèles. Par exemple, les rapports hommes-femmes sont asymétriques,

puisque les hommes sont souvent privilégiés par rapport aux femmes dans presque tous les domaines. Les enfants doivent : (1) apprendre à cultiver le respect les uns envers les autres, (2) recevoir une éducation sur les rapports symétriques entre eux (garçons et filles). En effet, le garçon doit savoir qu'il n'a pas plus de droits que la fille. Je souligne finalement que les enfants (garçons et filles) apprennent leur responsabilité, parce qu'ils /elles sont des adultes en devenir ».

Les messages que Jérôme adresse aux gens d‘Haïti, certes, sont des propositions, mais qui apparaissent sous forme de pistes de solution.

Les récits de vie de Jérôme montrent que le participant désire donner du sens à son identité, aux évènements de sa vie, apporter des améliorations dans les relations hommes- femmes, contribuer à la réduction de la violence masculine à l’égard des femmes dans les Églises en Haïti et déboucher sur une égalité de genre, qui est une égalité de droit.

2.2.1.1 Analyse de l’entretien avec Jérôme

Jérôme fait preuve d’une réflexion particulièrement avancée au sujet de la domination masculine envers les femmes dans les Églises. Il en identifie un levier important, soit l’utilisation de certains écrits bibliques comme lieu d’asservissement et de soumission des femmes aux hommes. Par exemple, pour parler des relations hommes-femmes, plusieurs prêtres interprétaient certains passages pauliniens de façon patriarcale, en l’occurrence : « Je veux pourtant que vous sachiez ceci : […], le chef de la femme, c’est l’homme74 » pour maintenir,

selon lui, un discours théologique d’aliénation qui constitue un obstacle majeur pour la promotion des droits des femmes au sein des Églises en Haïti. Le répondant indique que pour garantir les droits des femmes dans ces Églises, il s’avère important de faire un passage d’un discours de soumission des femmes aux hommes à un discours qui libère à la fois les hommes et les femmes. Il nous fait savoir que c’est une démarche qu’il faut mener jusqu’au bout.

De plus, quand Jérôme nous raconte le résumé de son expérience religieuse, il nous montre qu’il prend position et il réagit en même temps par rapport à la violence qu’il a observée et lui-même vécue en Haïti. D’ailleurs, il atteste qu’il est un homme violenté physiquement par un autre homme en position de pouvoir. Il est aussi un personnage qui veut entrer en résistance

74 1 Co 11 :3.

contre la domination patriarcale. Une telle résistance a commencé par le refus de la violence physique exercée envers lui par un prêtre, qui s’est prolongée par le refus de participer à la chorale et qui l’a conduit à rappeler plus tard à ce prêtre l’acte d’agression exercé à son égard durant sa jeunesse. Autrement dit, il n’a pas gardé le silence face à la violence subie. Il voulait maintenir sa résistance contre toute violence, une résistance qui l’amène aussi à secourir les femmes victimes, à contester la supériorité masculine sur les femmes et à promouvoir l’égalité de genre, une égalité de droit entre les hommes et les femmes.

Du reste, Jérôme notifie certains signes de changement de cette violence, puisque, depuis quelque temps, certaines femmes sont de plus en plus nombreuses à accéder à des postes de direction dans la société et dans l’Église. Cependant, on ne peut ignorer que peu de femmes encore occupent des postes de décision. La majorité reste toujours cantonnée dans des postes de second plan, que ce soit au niveau ecclésial ou au niveau social. Nous comprenons à partir de la lecture de ses récits que la position subordonnée des femmes constitue une situation dont beaucoup d’hommes profitent pour exercer la violence envers celles-ci à l’intérieur des Églises, et qui se reproduit dans les foyers et dans d’autres milieux sociocommunautaires.

2.2.1.2 Synthèse de l’entretien avec Jérôme

Parmi les éléments mis en relief, nous identifions les suivants :

- Sa réaction et sa prise de position, dans les divers moments où il a observé et/où il a vécu la violence sous diverses formes (physique, sexuelle, morale, psychologique, etc.) ; cette réaction et sa prise de position sont liées à son devoir religieux et moral qui l’amène à s’engager dans des groupes de femmes et dans des groupes d’hommes pour contribuer au travail d’amélioration des rapports hommes-femmes, à travers des formations sur l’éducation civique. Il utilise ce savoir-faire pour poser des bases dans la diminution de la violence masculine envers les femmes dans les Églises. Ce qu’il y a de remarquable par rapport à cette réaction et à cette prise de position est que la première violence physique qu’il a lui-même subie aurait provoqué en lui un certain désir de rompre le silence et de faire en sorte que les hommes prennent conscience de leur violence dans leur rapport avec les femmes. De plus, en tant que membre du clergé, son implication face à ses collègues pourrait aussi induire un certain soutien aux femmes.

- Sa vision sur la libération des hommes et des femmes, une vision qui est liée à une égalité de genre, une égalité de droit : droit au travail, à la santé et à l’éducation.

- Sa critique au sujet des membres du clergé qui gardaient le silence et qui posaient des agressions sexuelles sur les membres de l’Église.

- Ses propositions pour un changement religieux et social au sein des Églises – celles-ci doivent jouer un grand rôle dans la situation des femmes en Haïti. Notamment, ces institutions doivent véhiculer un autre type de discours théologique, un discours qui garantit une émancipation tendant à l’affranchissement légal des femmes dans des postes hiérarchiques au niveau des Églises. Ce discours ramènerait aussi les leaders religieux à penser que le pouvoir ecclésial n’est pas la propriété exclusive des hommes et qu’il faut tenter de déconstruire la théologie patriarcale sur laquelle beaucoup hommes prennent appui pour justifier leur supériorité par rapport aux femmes ; puis à sensibiliser les hommes à s’impliquer dans la lutte contre la violence masculine intra et extra-ecclésiale à l’égard des femmes en Haïti.

Jérôme atteste que si on veut changer le rapport de domination masculine sur les femmes et, du même coup, réduire la violence masculine faite aux femmes, tous les hommes ont besoin de prendre conscience de la situation des femmes par rapport à cette violence. En d’autres mots, le répondant fait le lien entre la violence faite aux femmes et celle faite à des hommes. Il affirme qu’il serait avantageux pour les hommes eux-mêmes de lutter contre la violence faite aux hommes et aux femmes.