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2.3 Transcription et traitement des données des entretiens avec 4 femmes

2.3.1 Entretien avec Micheline

La participante qu’on nommera Micheline a 62 ans et un niveau de scolarité primaire. Elle est membre de l’Église baptiste et habitait dans le département de l’Ouest entre 1954 et 2006. Elle a divorcé avec son premier conjoint et elle s’est remariée à un autre homme deux ans avant de quitter Haïti pour rentrer à Montréal. Si elle a quitté le pays pour des raisons d’insécurité économique et politique, rien ne l’a empêché, cependant, d’y retourner chaque année pour visiter ses parents et ses ami.e.s.

Micheline nous a signalés qu’elle avait participé à une réunion de trois heures tout juste avant l’entretien : elle semblait fatiguée. Toutefois, elle était motivée à partager ses expériences au sujet de la violence masculine à l’intérieur des Églises du début jusqu’à la fin de l’entretien. D’ailleurs, en fin d’entrevue, elle lâchera des mots révélateurs :

« Le fait de parler de la violence masculine à l’égard des femmes dans les Églises en

Haïti, c’est une opportunité pour moi d’extérioriser mes amertumes au sujet de cette violence que j’ai observée et vécue dans ce milieu. Cela entraîne en moi un profond soulagement ».

Nous lui demandons : « comment résumeriez-vous votre expérience religieuse en Haïti » ? Elle affirme :

« Je résumerais mon expérience religieuse en disant que j’étais presque passive dans la

congrégation à laquelle j’appartenais. Je participais rarement aux cultes du dimanche. À dire vrai, mon expérience religieuse n’était pas enrichissante en Haïti, à cause du débordement de mes responsabilités familiales. J’étais la seule responsable de toutes les activités ménagères, incluant les enfants et le conjoint. Dimanche matin, j’étais fatiguée, au point de ne pas pouvoir aller participer au culte. Je pense que le fait que le conjoint ne partageait pas les tâches domestiques avec moi, c’est déjà une violence physique qu’il exerçait à mon égard ».

« Alors qu’en arrivant à Montréal, je suis devenue active dans presque toutes les

activités de l’Église, par exemple, dans la chorale et dans les comités de dames, parce que mon conjoint accepte de partager avec moi les tâches domestiques, et depuis lors, j’ai le sentiment que mon expérience religieuse commence à avoir du sens ».

Il est surprenant de voir comment la répondante souligne d’emblée « la violence physique » qu’elle a subie dans son foyer.

Ensuite, nous l’interrogeons : « pourriez-vous me décrire comment s’organisent les relations entre les hommes et les femmes dans la communauté chrétienne94 à laquelle vous

apparteniez » ? Elle déclare :

« À la vérité, mes relations personnelles avec mon premier mari en Haïti n’étaient pas

harmonieuses. Lui et moi avions fréquenté la même Église et nous avons vécu pendant dix-huit ans, dans une maison que nous avons bâtie ensemble. Cependant, après une discussion, il m’a expulsée de la maison, parce que les papiers étaient à son nom. Peu de temps après, il a vendu la maison sans me verser un centime. J’ai porté plainte contre lui au tribunal, mais en Haïti, nous avons un problème culturel95 où le droit du mari

prime sur celui de la femme, sans oublier qu’il possède un capital économique et que moi, je n’en ai pas. J’étais accompagnée de mon fils. Quand le juge s’est prononcé, ne me rendant pas justice, mon fils a pris la parole et dit ceci : ‘honorable juge, ma mère a

94 Communauté chrétienne ici désigne l’ensemble des fidèles et le prêtre ou le pasteur ; elle désigne aussi

les différents foyers des familles qui la composent.

95 Adeline Chancy analyse l’héritage de la période esclavagiste, un problème culturel, comme un problème

basé sur une discrimination qui privilégie les hommes par rapport aux femmes dans plusieurs aspects de la société. Par exemple : d’après l’article de 285 du Code pénal, « la femme convaincue d’adultère subira la peine de l’emprisonnement pendant trois mois au moins et deux ans au plus. Le mari restera le maitre d’arrêter l’effet de cette condamnation en consentant à reprendre sa femme » (Chancy, 2013, p. 23). Malgré que le Décret du 6 juillet 2005 ait abrogé un tel article, cette pratique juridique continue jusqu’à ce jour. Selon l’autrice, elle est discriminatoire et elle est axée sur une culture favorisant la suprématie des hommes sur les femmes. (Chancy, 2013, p. 24).

vécu pendant dix-huit ans avec son mari qui l’a expulsée sans dédommagement; pour vous c’est normal, eh bien la manière dont vous agissez, un analphabète n’agirait pas de la sorte’. Le juge l’a fait menotter, puis enfermer en prison pendant trois jours, pour manque de respect. Ma souffrance fut alors double, d’une part j’étais sans abri et d’autre part, mon fils était emprisonné. Peu de temps après, le conjoint voulait m’offrir sept mille dollars, je lui ai répondu ‘maintenant il est trop tard’, la vie continue malgré tout, mon fils m’a donné son plein accord pour cette décision, en me disant ‘Maman ! Dieu prendra soin de nous’. Cette situation a mis en péril ma santé, puisque depuis lors, je

souffre de migraine chronique ».

Ce qui nous frappe dans ce récit c’est que la victime a brisé la peur : elle a porté plainte contre son conjoint au tribunal.

Ensuite, nous lui demandons : « que pensez-vous de la violence sociale en Haïti et la violence à l'intérieur des Églises haïtiennes » ? Elle répond :

« D'après ma compréhension, la violence sociale en Haïti est souvent une violence

dévoilée et ouverte, qui se présente sous plusieurs formes : violence sexuelle, violence physique, violence verbale, etc. Alors que la violence à l'intérieur de l'Église est une continuité de la violence sociale qui reste silencieuse et voilée ».

Cette réponse est frappante, parce que Micheline y dégage plusieurs aspects de la violence masculine. Elle poursuit alors plus spécifiquement sur la violence à l'intérieur de l'Église :

« Je pense que la violence à l’intérieur de l’Église est un problème sérieux, même si elle

est voilée et silencieuse. J’ai été témoin d’un groupe de femmes missionnaires qui travaillaient dans l’Église à laquelle j’appartenais et qui avaient pour mission d’aider les démunis, en particulier les enfants orphelins. Soudainement, toutes les missionnaires ont été obligées de retourner dans leur pays d’origine. D’après plusieurs témoignages, cet incident avait eu lieu à cause de harcèlement sexuel causé par le pasteur de l’Église [elle hésite]. Le supérieur de l’institution, pour éviter tout scandale, a pris la décision de les faire partir pour qu’elles puissent continuer leur mission dans leur communauté antérieure ».

Au moment où elle raconte ce récit, elle hésite un instant avant de prononcer « le supérieur de l’institution ». Pourquoi une telle hésitation et un tel arrêt ? Est-ce parce qu’elle a aussi été victime de cette violence intra-ecclésiale ? Ou, parce qu’elle aurait eu des amies proches qui en auraient été victimes ?

Micheline a parlé d’une violence « voilée et silencieuse ». Tout de même, arrive-t-il qu’elle soit abordée, ne serait-ce que de manière furtive? Je le lui demande. Elle déclare :

« La question de violence contre les femmes dans ma communauté chrétienne est, selon

moi, une réalité quotidienne. Je suis souvent témoin que certains hommes qui se disent chrétiens pratiquants violentent et battent, en maintes occasions, leurs femmes et parfois ils les abandonnent avec des enfants. C’est ce qui est arrivé à ma sœur, elle était malmenée, violentée par son conjoint, puis par la suite, ce dernier l’a abandonnée avec 3 enfants. Selon moi, cette forme de violence est enracinée dans les prédications de l’Église qui privilégie les hommes comme des chefs, des dominants tandis que les femmes sont vues comme des servantes et des dominées, à partir de certains versets bibliques. Mon opinion sur cette question de violence contre les femmes est qu’au préalable, un changement de discours biblique doit se faire dans les Églises »

Ainsi, à l’instar d’autres personnes répondantes, Micheline identifie la prédication comme un facteur prédisposant à la violence contre les femmes. Comme elle le précise en cours d’entrevue, « le pasteur dit souvent que ‘la femme doit être soumise à son mari, comme Christ est le chef de l’Église96’». Mais l’influence du pasteur ne se limite pas à sa prédication et elle

peut s’avérer positive.

Cette mention d’un modèle de pasteur prêchant par l’exemple et élaborant un programme d’éducation mixte, ne serait-elle pas un point d’éclairage pour la situation des femmes par rapport à cette violence ? Au-delà du fait rapporté, « en général, que pensez-vous du rôle des Églises dans la situation des femmes en Haïti » ? Micheline répond brièvement : « Le rôle des Églises, selon moi, dans la situation des femmes en Haïti est de supporter les femmes dans un souci d’autonomie et de liberté, tant sur le plan ecclésial que social ».

Nous lui demandons ensuite : « Si vous aviez quelque chose à dire aux gens de votre Église en Haïti (hommes, femmes, membres du clergé et enfants), que leur diriez-vous au sujet des rapports hommes-femmes dans les Églises » ? Elle affirme :

« Tout d’abord, aux hommes : je crois qu’ils doivent accepter et encourager les mêmes

droits à l’éducation, pour tous les genres. Ensuite aux femmes : je pense qu’elles doivent être toujours en mesure de résister à toute manipulation masculine. Aussi, elles doivent mener un combat solidaire contre la violence masculine envers les femmes, ‘paske doulè

96 Éph 5 : 23

you fanm se pou tout fanm97’. Aux dirigeants religieux : j’estime qu’ils ont pour devoir

de sensibiliser les hommes à vivre en harmonie avec leurs conjointes. Finalement aux enfants : je trouve qu’ils/elles doivent apprendre à écouter les autres ».

L’une des questions qui restent en suspend après avoir entendu le message que Micheline avait à dire aux gens d’Haïti est la suivante : qu’est-ce qui pourrait inciter les hommes à avoir le désir et l’intérêt d’accepter et d’encourager les droits égaux pour les femmes dans tous les domaines ?

2.3.1.1 Analyse de l’entretien avec Micheline

Micheline montre comment l’Église est un lieu de domination masculine sur les femmes, ce qui a un impact sur les familles qui la composent. Elle rapporte des cas de complicité et d’impunité des agresseurs, considérés comme des sources de pérennité de la violence masculine envers les femmes à l’intérieur des Églises et de la société en Haïti : le pasteur agresseur, le supérieur hiérarchique de son Église, le juge, son propre conjoint et celui de sa sœur. En tant que victime de cette violence, elle va droit au but, tout au long de l’entretien. Elle nous fait voir comment la violence qu’elle a subie était une reproduction de la violence à l’intérieur de l’Église. Elle raconte certains récits qui font lumière sur diverses formes de violence : violence sexuelle, violence physique, violence psychologique, violence verbale et violence économique, celles-ci étant toutes considérées comme des faits quotidiens.

2.3.1.2 Synthèse de l’entretien avec Micheline

Dans l’ensemble, Micheline est une narratrice motivée. Elle a souvent réagi au moment où elle a vécu la violence. Elle nous montre comment elle a pu briser la peur et le silence lorsqu’elle a porté plainte contre son conjoint qui l’abusait. Toutefois, elle ne rapporte pas avoir souvent réagi par rapport à la violence que les autres femmes subissaient.

En outre, en termes de commentaires sur la violence masculine à l’égard des femmes dans les Églises en Haïti, la répondante n’est pas prolixe comparativement aux quatre hommes

97 Il s’agit d’un proverbe haïtien qui signifie : parce que la douleur d’une femme concerne toutes les autres

interviewés, Jérôme, Romain, Martial et Patrick. Sa fatigue pourrait en être la cause. Par contre, son propos nous paraît bien articulé, structuré et concis.

Ses récits nous permettent de soulever les questions suivantes : (1) pourquoi le supérieur de son église n’a-t-il pas décidé de punir le pasteur agresseur ? (2) Pourquoi a-t-il choisi de faire partir les victimes ? (3) Le comportement du supérieur à l’égard des victimes ne montre-t-il pas un cas où l’Église est un lieu de domination sur les femmes ? (4) Ne relève-t-il pas de la complicité ? (5) Une telle complicité ne constitue-t-elle pas une certaine solidarité entre hommes pour maintenir la domination masculine sur les femmes ?

Les 7 éléments à mettre en évidence sont les suivants : (1) différentes formes de violence exercées envers les femmes (violence sexuelle, physique, verbale, psychologique, économique, etc.) ; (2) certaines conséquences de ces formes de violence, notamment les troubles mentaux et physique que Micheline a endurés après avoir été expulsée de son foyer par son conjoint ; (3) le dépassement de la peur par rapport à la violence du conjoint, en portant plainte contre ce dernier au tribunal ; (4) la violence à l'intérieur de l'Église est indiquée comme un problème sérieux, même si elle peut-être voilée ; (5) l’impact du message biblique sur la vie familiale ; (6) la soumission des femmes aux hommes justifiée par le pasteur à partir de Éph 5 : 23 ; (7) l’élaboration d’un programme de sensibilisation pour tous et toutes contre la violence envers les femmes. Tous ces éléments mis en relief nous paraissent pertinents, parce qu’ils peuvent éclairer la situation de la violence faite aux femmes à l’intérieur des Églises et dans les foyers.