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Le développement local comme motif public d’action

Nous considérons le développement local comme un « motif » au sens de C. Wright Mills171. Ce dernier ne s’intéresse pas aux motifs en tant qu’ils constitueraient des causes de l’action que le chercheur pourrait utiliser dans ses explications mais comme à des mots (words) que les acteurs sociaux utilisent dans les rapports qu’ils font sur leurs actions et leur projet d’action. Ces rapports, nous dit Mills, et les motifs qu’ils utilisent, remplissent une fonction sociale : ils visent à justifier l’action auprès d’auditoires (soit pour les y associer, soit pour répondre à une critique ou une demande d’explication). De ce point de vue, la vocalisation de motifs ou de « raisons d’agir »172 ne constitue pas une description de l’état intérieur d’un individu qui expliquerait l’action, mais bien plutôt un acte public, dirigé vers les autres, distinct de l’action qu’il vient appuyer. L’énonciation d’un motif est donc moins une explication de l’action sociale qu’un acte social d’un autre type : « We need not to treat an action as discrepant from its verbalization, for in many cases, the verbalization is a new act. In such cases, there is not a discrepancy between an act and “its” verbalization, but a difference between two disparate actions, motor-social and verbal »173.

Mills met en avant « l’efficacité » des motifs : ils produisent des effets sur l’interaction et alimentent des stratégies de mobilisation. Ainsi : « When they appeal to others involved in one’s act, motives are strategies of action. In many social actions, others must agree, tacitly or explicitly. Thus acts often will be abandoned if no reason can be found that others will accept. Diplomacy in choice of motive often controls the diplomat. Diplomatic choice of motive is part of the attempt to motivate acts for other

171 Wright Mills (C.), « Situated actions and vocabularies of motive » in American Sociological Review, vol. 5, 1940, p.904-913. Cf. également Field (D.), « Critique of a classical paper : C.W. Mills, Situated action and vocabularies of motive », in Medical Sociology News, Vol. 25, n°3, 1999, source :

<http://medsocbsa.swan.ac.uk/MSN/MSN993F/MSNN993critiq.htm>

172 Anscombe (G.E.M.), L’intention, Paris, Gallimard, 2002. 173

members in the situation. Such pronounced motives undo snarls and integrate social actions. Such diplomacy does not necessarily imply intentional lies. It merely indicates that an appropriate vocabulary of motives will be utilized – that they are condition for certain lines of conduct »174. Ces actes langagiers, quand ils sont produits par les promoteurs d’une action, viennent la qualifier et la présenter comme adaptée à la situation. Ainsi l’énonciation d’un motif peut renforcer une action en suscitant l’accord ou l’adhésion de « nouveaux alliés »175 pour cet acte : « the vocalized expectation of an act, its « reason » […] may strengthen the act of the actor. It may win new allies for his act »176. A l’inverse, imputer des motifs illégitimes à des adversaires peut permettre d’affaiblir leur position.

Cependant, dire que les motifs sont efficaces suppose que ceux qui produisent les actes linguistiques d’imputation et les auditoires auxquels ils s’adressent partagent un même « vocabulaire de motif », entendu comme un répertoire de motifs socialement acceptés par un groupe social à un moment t. Autrement dit, les motifs constituent des institutions sociales propres à des groupes humains. Ils sont, dans cette perspective, intrinsèquement sociaux et leur vocalisation manifeste un ordre normatif qui définit situationnellement les raisons d’agir « normales » ou « légitimes ». En ce sens, on peut dire que les motifs ne sont pas propres aux individus (des objets privés) : ils constituent plutôt des ressources publiquement disponibles pour justifier ou critiquer l’action. Le but d’une sociologie centrée sur les motifs, ou plutôt sur la motivation de l’action en tant qu’acte à part entière, est d’identifier les liens, construits historiquement, qui unissent des situations ou des groupes sociaux à des vocabulaires de motifs spécifiques (ces liens étant des constructions sociales, certains disparaissent et d’autres naissent avec le temps) : « What is needed is to take all these terminologies of motive and locate them as vocabularies of motive in historic epochs and specified situations »177 ; « the variables is the accepted vocabulary of motives, the ultimates of discourse, of each man’s dominant group about whose opinion he cares. Determination of such groups, their location and character, would enable delimitation and methodological control of assignment of motives for specific acts »178.

174

Wright Mills (C.), Op. Cit., p.907. 175 Wright Mills (C.), Op. Cit., p.907. 176 Wright Mills (C.), Op. Cit., p.907. 177 Wright Mills (C.), Op. Cit., p.913. 178

Le questionnement sur l’efficacité des actes linguistiques déplace l’interrogation traditionnelle sur la sincérité des acteurs (donnent-ils les véritables raisons de leur action ?) vers une exploration des ressources à la disposition des personnes, dans une société et un contexte donnés, afin de justifier leur actes : « Of course, since motives are communicated, they may be lies ; but, this must be proved. Verbalizations are not lies merely because they are socially efficacious. I am here concerned more with the social function of pronounced motives, than with the sincerity of those pronouncing them »179. Ainsi, de ce point de vue, le « développement local » fait partie intégrante du « vocabulaire de motifs » de notre société au sens où cette « raison d’agir » est considérée par l’ensemble des acteurs sociaux comme acceptable et légitime (Qui est, de nos jours, contre le développement local ?). Agir pour le développement du

territoire, c’est bien agir et surtout agir pour le bien commun. Or, selon G. E. M.

Anscombes180, « le bien » (comme « le mal ») est précisément ce qui vient qualifier une raison comme étant de fait une « raison d’agir ».

Cependant si, dans la perspective de Mills, les motifs sont « habilitants »181 (au sens où ils peuvent mobiliser pour l’action), ils sont également contraignants pour les conduites. Refuser de donner un statut causal aux motifs ne revient pas ainsi à leur dénier toute influence sur l’action réelle en les réduisant à un habillage discursif. Ainsi, comme le note C. Wright Mills, l’anticipation des justifications qu’il faudra produire dans le futur peut agir comme une contrainte normative pour l’action : « motives are accepted justifications for present, future, or past programs or acts. To term them justification is not to deny their efficacy. Often anticipations of acceptable justifications will control conduct. (« If I did this, what could I say ? What would they say ? ») Decision may be, wholly or in part, delimited by answers to such queries »182. C’est précisément ce type de contrainte que D. Trom relève quand il s’interroge sur le dispositif du « disclaimer » : « Ainsi dans le domaine de la mobilisation, les motifs produits à l’appui des performances prennent en compte les conséquences anticipées de la conduite projetée. Ils revêtent alors la forme de justifications pour des programmes d’action ou pour des actes présents, passés et futurs. En particulier, les agents anticipent

179 Wright Mills (C.), Ibid., p.907.

180 Anscombes (G.E.M), L’intention, Paris, Gallimard, 2001. 181 Giddens (A.), La constitution de la société, Paris, PUF, 1997. 182

les interprétations possibles de leur action, surtout lorsqu’ils présupposent qu’elle va générer une situation problématique. C’est ce que montre le dispositif du « disclaimer » qui tente de désamorcer à l’avance des doutes possibles ou des jugements négatifs probables portant sur une conduite intentionnelle. Les agents déjouent ainsi, dans un espace borné par l’anticipation de l’acceptable, les réactions potentielles à leur conduite » 183.

Ceci signifie que si l’acte d’invoquer un motif comme le « développement local » peut renforcer l’action lancée par un acteur, il soumet également sa conduite à l’évaluation critique : les acteurs, s’ils veulent éviter d’être dénoncés, doivent mettre en forme leur action de telle manière que leur conduite apparaisse comme justifiable. Le motif raccroche ainsi la conduite à des normes (lign up conducts with norms) que les acteurs doivent respecter parce qu’ils sont confrontés à la nécessité de produire des actions justifiables, c’est-à-dire de « les accomplir de façon à ce qu’elles puissent se soumettre à une épreuve de justification »184. Cependant la sociologie de Mills, tournée vers l’exploration des motifs reste relativement muette sur les normes auxquelles ces motifs sont raccrochés : elle privilégie l’étude des vocabulaires des situations au détriment de l’étude de leurs grammaires. La sociologie de L. Boltanski et L. Thévenot nous est ici d’un grand secours en ce qu’elle a précisément pour objet de cerner le type de contrainte que l’impératif de justification fait peser sur la mise en forme des conduites et des situations : elle nous fournit un modèle grammatical qui nous permet d’explorer plus avant le cadre du développement.

183

Trom (D.), « Grammaire de la mobilisation et vocabulaire de motifs » in Cefaï (D.), Trom (D.), dir.,

Les formes de l’action collective : mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Editions de l’EHESS,

2001, p.99-134.

184 Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 199, p.54.

Section 2

Du vocabulaire des motifs à la grammaire des