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Le changement du point de vue de la lutte politique

Opter pour le point de vue de la lutte politique, ou plus exactement celui des articulations possibles entre politique et action publique, nous a amené à nous interroger sur les enjeux de l’usage de catégories comme territoire-réseau, partenariat, animation,

évaluation, projet, etc.

Notre démarche a donc consisté, dans un premier temps, à adopter non pas la perspective des réformateurs de l’action publique (pour aller vite de la DATAR) mais celle des entrepreneurs du développement, autrement dit des acteurs qui investissent la logique du changement et la portent localement. Il s’agissait d’identifier en contexte les acteurs qui initient l’action publique de développement et de comprendre les raisons qui les poussent à actualiser ce cadre, ou plus exactement, ce qu’ils recherchent à travers l’actualisation du cadre. Ceci nous a permis de constater que les positions occupées par les initiateurs du changement, ainsi que leurs intentions, peuvent profondément varier

68 Gaudin (J-P.), Ibid., p. 175. 69

d’un contexte à un autre : des notables en place dans le cas du Médoc qui cherchent à renouveler les bases de leur « leadership »70 pour l’étendre, un outsider venu de l’animation sociale qui se construit une carrière politique autour de démarches successives de développement en Haute-Saintonge, un sous-préfet en Pays Basque qui cherche à « domestiquer »71 la contestation autonomiste.

La diversité des intentions en contexte ne doit cependant pas masquer un point commun très important de notre point de vue : dans chacun de ces cas, l’objectif de ces entrepreneurs n’est pas uniquement de produire des effets symboliques (se construire une image valorisante, créer un lien symbolique nouveau entre élus et représentés, pouvoir revendiquer la représentation d’un territoire, etc.) mais bel à bien, de modifier,

par l’actualisation du cadre, les interactions constitutives de l’échange politique.

Autrement dit les actes symboliques des entrepreneurs poursuivent des finalités qui ne le sont pas : l’intention des entrepreneurs n’est pas de produire des représentations mais de « recadrer » l’échange afin d’y intégrer de nouveaux acteurs. Ainsi, en transformant, grâce aux représentations de l’identité fournies par les cadres du développement, l’identité basque (conçue comme un motif de lutte et de conflit politique) en un objet d’action publique (une « ressource » pour le « développement »), le sous-préfet de Bayonne escompte intégrer les autonomistes à un échange avec les élus locaux autour de l’action publique, les détournant ainsi de la contestation du système politique en leur offrant une possibilité de prise de parole au sein de ce système. De la même manière, les élus « développeurs » de Haute-Saintonge et du Médoc, ne recherchent pas uniquement des effets de réputation liés à l’actualisation du registre ancien du « territoire politique » : ils espèrent, en offrant un cadre d’expression légitime aux intérêts sociaux, améliorer leur capacité à les lire, à les prendre en charge et à les concilier entre eux (en s’appuyant en particulier sur un certain nombre de ressources offertes par le cadre : bien sûr les normes de consensus, de compromis, de solidarité territoriale mais aussi la référence identitaire qui permet de naturaliser l’espace du compromis). En d’autres termes, en proposant de nouvelles bases cognitives et normatives à l’échange politique, ces élus espèrent mobiliser des soutiens, trouver des relais sociaux, constituer de nouveaux réseaux et ainsi accroître leurs capacités d’échange politique.

70 Le leadership politique étant ici entendu comme la capacité d’un acteur à s’inscrire à la tête d’un échange politique, au besoin en changeant le cadre cognitif dans lequel celui-ci s’inscrit (Cf. Partie 2). 71

Le processus de changement est ainsi enclenché par les stratégies d’entrepreneurs qui mobilisent les ressources de l’action publique selon une logique politique. En effet, en activant un registre qui les fait apparaître comme les garants de « l’intérêt général local », du développement et de la modernisation de l’action publique, ces entrepreneurs contraignent leurs opposants à reprendre à leur compte la thématique de la territorialisation, à faire leurs les nouveaux principes d’action sous peine d’être délégitimés (être associés à ce que le registre fait apparaître comme archaïque : agir en « notable », défendre son « clocher » ou des intérêts « sectoriels ») et marginalisés de l’échange politique nouveau. Le cadre du développement devient donc un enjeu qui fait l’objet de mobilisations concurrentielles.

De fait, en Pays Basque, les autonomistes ont très vite saisi l’intérêt qu’ils avaient à mobiliser le cadre comme un moyen de porter et de reconfigurer leurs revendications politiques concernant la création d’un « département basque » en l’appuyant non plus seulement sur un argument identitaire mais également économique, gagnant ainsi de nouveaux soutiens dans leur lutte politique. De fait, cet usage du cadre entre en compétition avec celui du sous-préfet entrepreneur qui cherchaient précisément à endiguer la contestation de l’ordre politique. De même en Médoc, la possibilité de construire un échange politique plus large autour de la topique du développement génère des concurrences entre plusieurs candidats au leadership local. Le cadre devient ainsi à la fois :

un moyen que de élus se disputent afin de conforter leur leadership voire de s’en créer un (quand il ne disposent pas déjà des soutiens partisans et/ou locaux forts).

et un des instruments de la lutte que ces entrepreneurs concurrents se livrent : ils utilisent les schèmes d’évaluation offerts par le cadre du développement pour critiquer la conduite de leurs concurrents et contrer leur prétentions à incarner « l’animation du territoire ».

De plus, le cadre du développement définit de nouvelles ressources et de nouveaux enjeux dans la compétition qui oppose les groupes d’intérêt locaux pour l’accès à l’action publique (l’appui sur l’expertise qui permet d’attester l’importance des

intérêts défendus72, le principe de participation qui permet de revendiquer un droit à la prise de parole, la reconnaissance en tant que partenaire social dans les arènes73 de débat afin de pouvoir influencer la vision de l’avenir et de l’identité locale qui va servir de référence à l’action publique, etc.). Ainsi des élus et des groupes d’intérêts dépourvus de médiation vers l’action publique trouvent là le moyen d’intégrer l’échange politique (on montrera cela en particulier à travers l’affirmation du secteur de l’Economie Sociale et Solidaire en Médoc). Ce sont alors non plus seulement les réseaux relationnels et informels des échanges notabiliaires qui jouent mais la capacité de acteurs à se faire reconnaître comme des interlocuteurs crédibles, à mettre en forme (et donc à modifier et justifier) leurs intérêts, à critiquer les intérêts concurrents, etc. ; le tout en s’appuyant sur les normes du cadre (qui font l’objet de mobilisations multiples et souvent opposées). La compétition entre les intérêts sectoriels ou localisés n’est donc pas supprimée (comme l’espèrent les entrepreneurs de l’action publique en quête d’un consensus qu’ils puissent porter), cependant, sa forme et ses résultats évoluent.

L’apprentissage de normes de la territorialisation apparaît donc moins comme une conversion74 collective que comme un processus compétitif : il ne procède pas de la découverte conjointe de capacité d’action collective mais de la mobilisation concurrentielle de catégories diversement interprétées, appropriées et utilisées. Afin d’étudier ces appropriations et les rapports concurrentiels qu’elles entretiennent entre elles nous mobiliserons la sociologie de E. Goffman qui s’interroge précisément sur les rapports entre les cadres cognitifs et leurs transformations (leurs usages).

72 Sur ce point cf. Faure (A.), Smith (A.), « L’évaluation, objet de savoir et enjeu de pouvoir : le cas des politiques publiques locales », in Sciences de la Société, n° 32, 1994, pp. 101-112. et Fontaine (J.), « Quels débats sur l’action publique ? Les usages de l’évaluation des politiques publiques territorialisées » in François (B.), Neveu (E.), Espaces publics mosaïques : acteurs, arènes et rhétoriques

des débats publics contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1989.

73

Sur ce point cf. François (B.), Neveu (E.), Op. Cit., 1989 et Jobert (B.), « Rhétorique politique, controverses scientifiques et construction de normes institutionnelles » in Faure (A.), Pollet (G.), Warin (P.), dir., La construction du sens dans les politiques publique. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, pp. 13-24.

74

M. Crozier et E. Friedberg assimilent le changement à une conversion opérée par des missionnaires, soulignant « le rôle éventuellement décisif des leaders, penseurs, hommes d’action, innovateurs divers qui ont le courage de prendre le risque d’ouvrir des voies. D’où souvent l’engagement moral, voire le caractère religieux que révèlent certaines innovations » (Crozier (M.), Friedberg (E.), Op. Cit., 1977, p. 395).

Un outillage pragmatiste pour étudier les pays :