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Développement Territorial : la quête de sens dans l’(inter)action

Dans le modèle des « cités », l’état de petit n’est pas séparé de l’état de grand par une barrière infranchissable. Si les grammaires forment des principes de justice, c’est parce que le statut de grand ou de petit n’est pas attribué de manière définitive et que les équivalences entre les personnes sont remises en cause lors de procès ou, pour reprendre le vocabulaire utilisé par les auteurs de « De la justification », lors d’épreuves où les petits peuvent prouver leur nouvelle grandeur (et inversement, les grands être déchus). Mais de telles épreuves n’auraient aucun sens si les petits ne disposaient pas de la capacité à s’élever vers le bien commun. Autrement dit, l’état de petit n’est pas un état de nature, attaché une fois pour toute à des hommes mais un état transitoire. Tous les hommes disposent par nature de propriétés « qui donnent à tous les mêmes chances de devenir grand à condition de faire ce qu’il faut, et notamment de faire les sacrifices afférents (Cf. la formule d’investissement) »366. Les hommes sont donc tous égaux devant l’épreuve car ils partagent une même dignité, comprise comme une capacité à s’élever, qui fonde dans chaque cité leur commune humanité.

Dans la grammaire que nous décrivons, tous les hommes peuvent accéder aux états supérieurs définis par la grammaire parce qu’ils sont tous, par nature, animés par le désir de s’engager dans des actions à venir (i.e. des projets) en se liant avec les autres. En effet, l’homme ne peut trouver un sens à sa vie que dans l’interaction, c’est à dire dans l’action construite et menée à plusieurs. Les femmes et les hommes de la Grammaire du Développement Territorial sont des êtres d’action (ce sont des acteurs) et de connexion (ils recherchent, dans et à travers l’action ou le projet, le contact des

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autres, le dialogue, l’échange, la relation). Autrement dit, leur nature les prédispose à la grandeur367.

Le partage par tous les hommes de cette capacité et plus fondamentalement de ce désir de se lier aux autres dans l’action n’est pas explicitement évoqué dans les guides qui nous servent de base pour décrire le monde du projet de territoire. Ce désir apparaît en quelque sorte en creux. Cependant, on peut trouver, dans le corpus élargi des ouvrages traitant du développement local, des explications détaillées qui ancrent les projets de développement dans une définition de la nature humaine. En voici un exemple tout à fait parlant :

« Comment se fonde ce rapport à la construction ? Comment se met-on à construire ou comment se met-on à développer, c’est-à-dire à s’inscrire dans un devenir

et à s’organiser ? Je ne sais pas répondre368 parce que les réponses sont d’ordre

politique, sociologique, voire ethnologique. Le développement a d’abord un sens psychosocial, c’est-à-dire que les acteurs ressentent le besoin de s’inscrire quelque part ; l’action individuelle ou collective peut être référée à un cadre spatiotemporel, à un cadre humain, à un groupement communautaire, qui donne du sens à l’action.

Mais pourquoi s’acharne-t-on tellement sur ces notions de développement ? On a des réponses psychanalytiques, sociologiques, moralisantes. Il est intéressant de faire appel à Hannah Arendt, qui a pensé le politique dans son sens moderne. Dans un texte de « La condition de l’homme moderne », elle dit que « le fait humain, aujourd’hui dans la modernité, c’est l’action » ; elle y donne deux sens : « agir, c’est agir avec les autres et devant les autres » ; dans la mesure où nous agissons avec et devant les autres, il se passe un double phénomène pour le sujet. D’une part, il y gagne un statut d’être vivant : agir, c’est pouvoir commencer, conduire quelque chose et au fond répondre à sa situation de mortel, donc laisser des traces dans une histoire immédiate. D’autre part, cela donne du sens : agir avec les autres procure à l’acteur la signification de ce qu’il est. Hannah Arendt dit très bien que « puisqu’on le fait devant les autres, puisque les autres parlent de notre action, peut-être on peut savoir, à travers l’action qui on est », et on peut donner une sorte de réponse éthologique au développement local. Comment,

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La nature peut être contrariée (cf. l’état de petit) mais aussi aidée ou stimulée : les dispositifs comme les réunions ou les cartes (cf. le répertoire des objets) viennent ainsi faciliter l’établissement de relations entre êtres différents et, ainsi, l’émergence de projets commun.

368 Bel exemple de prétérition puisque l’auteur apporte par la suite une réponse détaillée à ce type de questionnement.

aujourd’hui, un sujet peut trouver du sens à son existence en agissant avec les autres et

ainsi, peut-être, savoir qui il est dans une société qui le dépersonnalise ? »369.

La référence à des sciences qui s’interrogent sur la nature de l’homme (philosophie, ethnologie) ou la spécificité des comportements humains (psychologie, sociologie, éthologie) manifeste le souci de l’auteur de fonder sa réflexion sur l’engagement en faveur du développement local sur une base universelle (i.e. valable pour tout homme).

De fait, l’engagement dans le projet est ici le résultat d’un besoin naturel qu’éprouve chaque homme : il s’agit d’un fait humain [i.e. lié à la nature de l’homme]. Chaque individu est animé par le désir de s’inscrire dans un devenir, dans un « à

construire », dans un projet ou par le désir, étroitement lié au premier, de faire partager

le projet qu’il porte. Il n’y a pas de contradiction à parler ici de besoin d’inscription dans un espace ou dans une communauté, car, dans la logique que nous décrivons, le territoire et la solidarité spatiale ou identitaire sont à construire ou du moins à réactiver. L’espace est en devenir, le territoire toujours « un » ou « en » projet.

Ce besoin de s’engager dans des projets s’explique car l’homme recherche un

sens à sa vie. L’homme ne détient pas naturellement ce sens et il ne peut le découvrir

qu’en tissant des relations avec d’autres à travers l’action. Dans la relation, dans

l’interaction, il dispose d’une chance de découvrir, avec l’aide des autres et de leurs

commentaires, qui il est. Autrement dit, l’individu est en quête d’un sens à sa vie qu’il ne peut trouver qu’en entrant en relation, en se connectant à d’autres dans des projets ou grâce à des projets. Ce sont les relations établies dans et par l’action qui lui permettent d’achever sa quête. La personnalité ou l’individualité n’existe pas en dehors des connexions générées et entretenues dans l’action : pour se trouver soi, il faut chercher les autres. Ce sont les liens qui constituent l’identité personnelle.

L’anthropologie de la Grammaire du Développement Territorial décrit un état de nature commun à tous les hommes qui en fait, a priori, des candidats égaux devant l’épreuve au sens où chacun dispose des propriétés qui permettent de s’élever, i.e. dans

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Source : Citation de Didier Montagné, initiateur (ou devrait-on dire animateur) du Pays de Racan. (Transcription d’un débat entre « acteurs du développement local », tenu le 21 janvier 2000, in Deffontaines (J-P), Prod’homme (J-P), Territoires et acteurs du développement local : des nouveaux lieux

cette grammaire, de la capacité à s’engager et à engager les autres dans des relations débouchant sur l’élaboration et la poursuite d’un projet.

En effet chaque homme, en tant qu’il est mu par le désir « naturel » de donner un sens à sa vie, cherche à entrer en relation avec d’autres dans des projets d’action. Dans cette logique, l’être humain est naturellement porté vers ce qui est grand car cette quête de sens trouve sa réponse dans les liens créées dans l’action. L’individu qui, rebuté par les sacrifices afférents à l’engagement dans le projet et le partenariat, refuse de s’impliquer s’oppose à sa nature profonde d’être (en quête) de sens : dans le langage de « De la justification », on dira alors qu’il se dénature370.

370 La dénaturation est synonyme ici de passivité (refuser l’action, le projet) et de fermeture (en refusant l’action, le projet, le petit refuse d’établir les relations qui lui permettraient de se définir lui-même).

Section 11

La figure harmonieuse de l’ordre naturel :