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Pour construire et présenter notre grammaire, nous nous sommes intéressés à la littérature abondante qui fleurit depuis le début des années 90 sur le thème des « territoires », des « projets » et « des partenariats de développement ». Nous avons utilisé cette littérature, non comme des éléments d’analyse, mais comme un objet d’étude à part entière.

192 Chaque cité a ainsi sa définition de la preuve objective, i.e. celle qui ne souffre aucune contestation dans la logique propre à chaque grammaire et s’impose à tous (et donc à toutes les subjectivités).

Les entretiens exploratoires avec des entrepreneurs localisés d’action publique de développement nous ont permis d’identifier les « manuels »193 qu’ils utilisaient ou avec lesquels ils s’étaient formés194. Ces ouvrages constituent de véritables guides de conduite directement adressés aux « acteurs locaux », notamment aux animateurs de pays et aux élus195. Ces guides196 pour l’action, dont l’édition est souvent financée par des organismes ou programmes d’action publique (principalement la DATAR et le programme LEADER), contribuent de fait à diffuser une nouvelle morale destinée à réorienter la manière de considérer l’action publique et à engendrer de nouvelles pratiques.

La volonté pédagogique des auteurs de ces « manuels » ou de ces « guides » les amène à déployer dans le détail la grammaire de l’ordre normatif lié aux situations de type « projet de territoire ». Le niveau d’explicitation de la norme est ainsi beaucoup plus élevé dans ces manuels, qui entendent contribuer à la diffusion des bonnes pratiques de gouvernement ou plutôt de « gouvernance »197 locale, que dans la plupart des discours d’acteurs locaux in situ. En effet, il est rare que ces acteurs remontent dans leur argumentation jusqu’aux principes qui fondent la légitimité de leur action, surtout s’ils supposent que leurs auditeurs sont capables de reconnaître voire d’approuver l’ordre normatif qu’ils « performent » dans un acte de parole198.

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Boltanski (L), Thévenot (L.), Op. Cit., 1991. 194 Cf. introduction.

195 Les ouvrages sélectionnés se présentent ouvertement comme des guides adressés à ces acteurs. Pour exemple, citons l’introduction d’un de ces manuels : « le présent guide pratique vise à aider les élus locaux (et naturellement tous leurs collaborateurs) à acquérir une part de [la] connaissance dans le domaine du projet de territoire » (Source : Rigaldies (B.), Le projet de territoire, Paris, Edition du Papyrus, 1996).

196 Le lecteur trouvera en annexe un « guide » méthodologique (plus succinct que ceux que nous avons étudiés) édité par la DATAR.

197 Le terme « gouvernance » ne renvoie pas directement ici au concept de nature descriptive parfois utilisé en science politique mais à sa récupération dans le langage politique courant qui a transformé cette modélisation en un modèle à suivre pour l’action publique « moderne ». Il s’agit là d’un exemple du phénomène que A. Giddens a décrit sous le nom de « double herméneutique » : les éléments d’un répertoire scientifique (pour ce qui concerne le développement local, celui des politistes, des urbanistes et des géographes) créés pour décrire une réalité deviennent un élément de la réalité décrite (ou du moins des discours produits par les individus étudiés pour l’expliquer et la légitimer). Cf. Giddens (A.), La

constitution de la société, Paris, PUF, 1987.

198 Ce qui était le cas la plupart du temps lors des entretiens de recherche en tête à tête où l’enquêteur était perçu comme étant du « bon côté » de la norme, i.e. sensible à une gestion « moderne » des problèmes publics.

Les livres qui ont servi à la constitution de cette grammaire sont répertoriés dans le tableau 1.1. Ce dernier reprend ce que nous avons appelé le « corpus restreint », c’est-à-dire l’ensemble des 10 guides d’action, conçus par des experts et destinés aux élus, aux animateurs, et aux acteurs sociaux, que nous avons étudiés. Il faut noter ici que l’application à ces guides du modèle grammatical défini par L. Boltanski et L. Thévenot produit un « effet de lissage » propre à toute modalisation : les voix particulières des auteurs disparaissent derrière la construction d’un schème général, masquant alors la singularité de chaque texte (même si le corpus était, comme nous l’avons déjà noté, particulièrement homogène, les guides ne parlent pas tous exactement de la même chose et exactement de la même façon). Comme toute modélisation, la grammaire ainsi construite constitue non pas le reflet d’une réalité empirique mais une représentation simplifiée de celle-ci où les nuances disparaissent : elle constitue un dispositif analytique qui fonctionne par généralisation et idéalisation, au sens que ce terme prend dans l’expression type-idéal (elle ne s’applique textuellement et intégralement à aucun manuel).

Ces guides de mises en oeuvre font explicitement référence à des ouvrages plus généraux sur le développement local : ces derniers sont inscrits dans le tableau 1.2. Ce deuxième corpus, que nous avons appelé « corpus élargi », est beaucoup plus hétérogène que le premier : il comprend des ouvrages écrits par des experts mais également des livres produits par des scientifiques, en particulier par des géographes et des économistes spécialisés en aménagement du territoire, voire par des philosophes. Les ouvrages scientifiques ont été consultés en tant que les experts qui conçoivent les guides y empruntent des concepts, conçus à l’origine comme descriptifs ou analytiques, pour les transformer en concepts normatifs. C’est le travail expert, et lui seul, qui transforme l’énonciation d’observations ou d’analyses en énonciation de « choses à faire ». Citer des ouvrages scientifiques dans le corpus élargi ne signifie donc pas, pour nous, leur dénier tout intérêt analytique mais plutôt pointer un phénomène de type « double hérméneutique »199. Si ces ouvrages ont été compulsés, ce n’est pas parce qu’ils participent directement de l’énonciation d’un ordre normatif, mais parce qu’ils ont été utilisés en ce sens par des experts. Leur étude permet ainsi de mieux comprendre l’origine conceptuelle, ainsi que les sources de légitimation, du discours expert. Certains

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de ces ouvrages nous ont aidé ponctuellement dans la construction et la présentation de notre grammaire (en particulier, dans les cas où les guides s’y référaient de manière très forte) : quand c’est le cas, ils sont cités en tant que source (i.e. des objets d’études) pour les distinguer des ouvrages que nous utilisons d’un point de vue analytique.