• Aucun résultat trouvé

La Sagesse éternelle, de l’Ancienne Alliance à Jésus-Christ

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 144-151)

chez Henri Suso

B. La rencontre de Suso et de la Sagesse d ’après l ’image

2. La Sagesse éternelle, de l’Ancienne Alliance à Jésus-Christ

Dans l ’Ancien Testament, déjà, la Sagesse est personnifiée : c’est une hypostase féminine aux côtés du Dieu-Père ; non seulement elle a assisté au travail créateur, mais elle a coopéré à la Création : « Je fus m aître-d’œuvre à son côté » (Pr. 8,30). Le texte de la Septante traduit : « j ’étais auprès de Lui pour ajuster » - et donc pour finir son travail créateur - la Vulgate indique : « disposant toutes choses ».

D ’autres lectures bibliques ont été reprises ultérieurement : « Avant toutes choses fut créée la Sagesse », dit le Siracide (Si. 1 , 4 ) ; ainsi elle est donc première créée, antérieure au monde : « Avant le Temps, dès le commencement, il m ’a créée, et jam ais je ne disparaîtrai » (Si. 24, 9). N on seulement la Sagesse préexiste, mais elle est immortelle. D ’autre part, elle connaît et elle sait : « ... elle sait ce qui est agréable à tes yeux, ce qui est droit selon tes commandements » (Sg. 9, 9).

Cependant, on ne peut la cerner de façon précise, elle se dérobe à toute description.

Chez Suso, m ention est faite des trois représentations de la Sagesse tirées des Livres Sapientiaux dès les premiers chapitres de la Vie, de l’Horloge de la Sagesse et du Petit Livre de la Sagesse étem elle. Tout ceci prend corps dans le dessin. Reprenons donc la figure 1 et sa traduction ; le Serviteur et la Sagesse redisent des paroles du Livre de la Sagesse, et prononcées par Salomon (Sg. 8, 2).

La Sagesse étemelle est représentée comme créatrice : elle tient un disque contenant le soleil, la lune, des planètes, symboles de la Création.

Si nous examinons maintenant les quatre figures entourant les personnages principaux, nous voyons, en haut, les protagonistes de l ’Ancienne Alliance, couronnés, D avid et Salomon, ancêtres du Christ. David fait allusion aux Psaumes : « Le principe de la Sagesse c ’est de craindre le Seigneur : tous ceux qui font cela sont bien avisés » (Ps. 110, 10). Salomon cite le Livre de la Sagesse : « Elle est plus radieuse que le soleil et surpasse toute constellation » (Sg. 7, 29), établissant par là un lien entre ses paroles et la Sagesse créatrice.

En bas, Job et Aristote, coiffés de bonnets pointus, citent d ’autres textes. Job dit :

« Mais la Sagesse, où la trouver ? Où réside l ’intelligence ? On en ignore le prix chez les hommes, elle ne se trouve pas au pays des vivants » (Jb 28, 12-13). Cet extrait est suivi des propres réflexions de Job sur le nécessaire abandon du monde et de soi-même. Aristote dit que la sagesse est d ’abord d ’ordonner sa propre vie.

Les « bulles » ainsi présentées ne sont pas le texte lui-même, cependant elles le résum ent de façon incisive : l ’âme de Suso, éprise de la Sagesse créatrice, dialogue avec elle, mais, les entourant, David et Salomon dépeignent la nature de la Sagesse, Job et Aristote donnent la clé des conditions pour l ’acquérir. Si, comme le répétait à

ASPECTS DE LA SAGESSE ÉTERNELLE 1 4 3

l’envi Roland Barthes, « les mots mis sous une image ne peuvent être que des relais ou des ancrages », il nous est clairement donné de constater ceci dans le dessin ; mais il ne s’agit pas là d ’une bande dessinée, l ’œuvre écrite est prépondérante. Cependant, notre attention est constamment attirée par le texte, l’enluminure, et le commentaire de celle-ci. Mieux : même notre imagination est sollicitée : ainsi de David à Aristote et de Salomon à Job peut-on dessiner une grande croix dont le centre est situé, entre la Sagesse et Suso, croix à laquelle répond le monogramme sacré J.H.S. sur la poitrine du Serviteur.

Très présente durant l’Ancienne Alliance, vénérée par Suso qui ne cesse de chercher quelle est sa nature, la Sagesse étemelle va se dévoiler sous un jo u r nouveau et Suso va découvrir que c ’est le Christ qui est la Sagesse étemelle.

C’est le Fils qui révèle les secrets de Dieu et qui, par son sacrifice, devient Sagesse de Dieu : « c ’est par lui que vous êtes dans le Christ Jésus, qui est devenu pour nous Sagesse venant de Dieu, justice, sanctification et délivrance ... », écrit saint Paul (I Co. 1,30).

Le Christ est la Sagesse ; Suso reprend en partie la thèse de M aître Eckhart.

Dans le Sermon 4, sur la Trinité, ce dernier, commentant quelques versets de Sg. 13, 14, dit que Dieu œuvre par les personnes, mais il insiste sur le rôle important de l’Esprit-Saint : la Sagesse divine est goûtée dans la contemplation, à l’aide du don de l’Esprit.

Suso écrit : « Chaque personne divine prise en soi est la Sagesse, et les trois personnes sont ensemble une Sagesse ; cependant parce que la Sagesse est attribuée au Fils et lui convient en fonction de sa génération, c’est le Fils bien-aimé du Père qu’il prit l’habitude de désigner ainsi, tantôt il est vrai comme Dieu, tantôt comme homme, pour trouver en lui, sous les deux rapports, exercices dévots et consolations d’amour» 20.

Les enluminures explicatives suivent cette évolution : alors que le ms. 2929 du XIVe siècle montre cinq figures de la Sagesse, toutes féminines, les manuscrits postérieurs du XVe siècle - rappelons q u ’il en existe cinq agrémentés de miniatures -présentent presque tous la Sagesse sous l ’apparence d ’un homme. Un bois gravé du XVIe siècle accentue encore la m asculinisation de la figure divine (fig. 3), preuve que les imagiers, dans leur ensemble, avaient retenu l ’interprétation de la « Sagesse-Jésus », restant plutôt fidèles au texte de Suso q u ’aux figurations du XIVe siècle - mais sans doute Suso, s ’il avait supervisé le ms. 2929, avait-il eu l’habileté de mêler, d ’une part dans ses textes, d ’autre part dans les images, Sagesse masculine et Sagesse féminine.

Revenons sur la xylographie du XVIe siècle (1512), intéressante à plusieurs titres : la Sagesse est figurée sous les traits d ’un noble vieillard chargé d ’ans et de majesté : la couronne s’est agrandie et l’auréole rayonne de toutes parts ; il tient fermement l’insigne du pouvoir : le sceptre, et le monde créé ; il les montre ostensiblement : la Sagesse serait-elle un Dieu omnipotent, plus prompt à la colère qu’à la miséricorde ? Nous reverrons la même image : puisée dans le ms. 2929, son esprit est différent. Mais en 1512, la Réforme est toute proche ; n ’oublions pas que les Thèses de Luther sont développées en 1517, préludes à une Contre-Réforme efficace et à une imagerie qui

1 4 4 MAÎTRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

restera très prégnante ju sq u ’à nos jours. Cependant, la légende de la gravure est en tous points conforme à celles des images antérieures.

Un point de détail à noter : le graveur ne m aîtrisait pas encore bien la technique de la taille d ’épargne, l ’image... est à l’envers.

Résumons : la Sagesse est renvoyée soit à ime figure masculine, soit à une figure féminine, soit aux deux, voire à celle d ’un enfant, dans de rares cas. Et si elle était tout ceci à la fois ?

Pour Suso, mystique du XIVe siècle, Dieu possède une certaine féminité. En m ourant sur la croix, le Christ nous a engendrés à la vie étemelle, les douleurs de la Passion ont été les douleurs de notre enfantement spirituel, et donc Jésus est notre m ère 21.

Déjà saint Anselme et Hildegarde de Bingen avaient donné le titre de « mère » au Christ. Mais c ’est peut-être une mystique contemporaine de Suso, Julienne de Norwich, qui, à propos de la révélation de la Sainte-Trinité, explicite le mieux ce que Jésus représente : « Jésus est notre vraie mère : nous lui devons l ’existence, condition première de toute maternité, et notre conservation avec une tendresse d ’amour sans cesse renouvelée. Dieu est notre Mère aussi véritablement q u ’il est notre Père. Jésus est donc notre vraie mère quant à la nature, en vertu de notre création, et notre vraie mère par la grâce, en conséquence de son incarnation... » 22. En réalité, Julienne ne voit pas le Christ comme une femme, mais elle comprend des attributs féminins dans l ’essence de Dieu.

Notons enfin que la féminisation de Dieu peut recouvrir des thèmes familiers au M oyen Age, tels que celui du maternage et des noces spirituelles, voire de l ’Esprit-Saint. D ’autres visionnaires sont aussi explicites : déjà, au XIIe siècle, Elisabeth de Schônau voit le Christ comme une vierge, le jo u r de Noël, et c’est un ange qui lui explique sa vision : « Mère » et corps féminin sont compris comme une image du Christ. C ’est « lui » dans une forme féminine » 23.

Suso, quant à lui, noue un dialogue avec la Sagesse, mais il se fait de plus en plus humble. Les dessins expriment ceci : le Serviteur, agenouillé, est de plus en plus petit ; alors que sa taille diminue, sa couronne de roses rouges de la souffrance s ’agrandit, prem ier signe d ’un accord avec la souffrance du Christ. Et c ’est toujours le Christ douloureux qui est l ’objet de l ’amour du Serviteur.

Si l’on veut être « formé » avec le Christ, il faut passer de la dissemblance à la ressemblance, cette dernière ne pouvant s ’acquérir q u ’en se modelant sur l’humanité souffrante de Jésus. Il faut devenir une image du Crucifié et pour cela, non seulement contem pler la Passion, mais s ’abandonner à la souffrance. L’influence franciscaine a sans doute été déterminante pour Suso, particulièrem ent celle de saint Bonaventure.

Pour Suso, la conformation au Christ douloureux est « un guide du chrétien vers l’extase », mais il ne pourra réaliser cette dernière sans un détachement absolu, appelant à l’humilité et à toutes sortes d ’épreuves.

D ’aspect ambigu, changeant, tour à tour aimante et sévère, la Sagesse de l’Ancienne Alliance s’est transformée dans le Christ Jésus. Elle n ’abandonne jamais le Serviteur. Son rôle est de l ’amener à Elle ; elle va l ’aider à y parvenir par divers moyens.

Fig u r e 1.

Cette enluminure, qui se trouve en ouverture de / ’Exemplar, ce livre qui reprend quatre des ouvrages de Henri Suso, montre la rencontre entre ce dernier et la Sagesse étemelle.

La composition est encadrée par les bustes des sages de l’Ancienne Alliance : David, Salomon, Job; et de l’Antiquité : Aristote, en bas à droite (folio 1 verso de I ’Exemplar de Henri Suso,

Strasbourg, B.N.U.S., MS 2929).

]È* cr alasti* tírtMamw Tbja

y®iM0í*»£ 5* liO íifv n s ufJMfa

idttgcKìncit

•man UqjcJiX-tcib fytn£nû ' ** .dCRíifJ*»'? <&#&*»£;'..

^íáiííhgStíjKtdiC^msc

« ~,t-J WKm-.... — 'óbüm'pka fc^Talfó- C'¿¡mFÍ¡Unñ foKQ¡$3cJpA W

^arjílar-*1}tÍí*:g¿fe‘_

Fi g u r e 2 .

Suso, agenouillé, est présenté par un ange à la Sagesse tenant dans ses bras un enfant nu qui lui caresse le visage (folio 6 2 recto de I ’Exemplar de Henri Suso, Strasbourg,

B.N.U.S., MS 2 9 2 9 ) ,

Fi g u r e 3 .

Un bois gravé du XVIe siècle accentue la masculinisation de la figure divine, preuve que les imagiers avaient retenu l ’interprétation de la «Sagesse-Jésus», restant plutôt fidèles au texte de Suso q u ’aux figurations du XIVe siècle (folio LXI recto de / ’Exemplar de Henri

Suso, Strasbourg, B.N.U.S., R 10861).

Fig u r e 4.

La S a g esse est p r o te ctr ic e, c o m m e le manifeste cette e n lu m in u re d e la Vie de Henri S u so : «L ’im a g e su iv a n te m on tre comment D ie u p artage j o y e u s e m e n t s o n cœur débordant a v e c b e a u c o u p d ’autres hommes» (fo lio 6 8 v e r s o d e I'Exemplar de Henri S u so , S trasb ou rg, B .N .U .S .,

M S 2 9 2 9 ).

Fig u r e 6.

La B ib lioth èq u e N a tio n a le d e F ra n ce possède un cu rieu x m a n u scrit d u X V e s iè c le

où plusieurs s c è n e s m o n tren t la S a g e s s e entraînant le D is c ip le q u ’e lle s a is it s o u v e n t

par la m ain, lui in d iq u a n t u n e v a s te s c è n e qu’elle c o m m e n te : ic i, il s ’a g it de la Passion (fo lio 12 recto d e l ’Horloge de

Sapience d e H en ri S u s o , P a ris, B .N .F ., M S FR 2 2 9 2 2 ) .

V|,l ... * U ï( À

Jvxsiurvt fVU’ty;*-! jwmt'í K<M«i*vtfw6cînMi< k>r

ViifiiuiitiK- K>rn< î* **>«*»<*«*■ lai _£rv .«m itffm cut z x ttín iiK * x m x tv * -.a tt* i-f> n ti i t w * u c n r f lit i i t e K t e i i w j ü i i i erfxi& ttb Ü Y ?»•<*»««♦

frufittitfete» « i atcttr htèt&ii cvitmtfvfef* lwJ*¡

J » ' >>•»“• « A i'.tiM ui . t . r m i c m i i M o u M p i . - i i i t m r t t f l v * ÿ f u e titi fe u

( w i l u w W i> r iN m v z c ü fcitn < r.

<W fit \ IHV^Uyf fi *11VMOI

V ci Nr lrtïvt+v~-j(iV fpnn?

/à fy »nn*v ptfTi n g x

1 V !*« 1 V-i

i l f S S

Fi g u r e 5.

Suso fait état d ’une vision : il distingue une sphère d ’or qu’occupent d ’innombrables maîtres et écoliers; divisée en deux, elle représente en bas les sept arts libéraux, où nombre de savants s’affairent. «Le Disciple s’arrêta à ces écoles; ayant goûté à ce breuvage, il commença d’avoir la nausée; il renonça donc à ces écoles et s’approcha de la seconde dem eure...» (folio 90 verso de l ’Orloge de Sapience de Henri Suso, Bibliothèque royale de Bruxelles, MS IV 111).

ASPECTS DE LA SAGESSE ÉTERNELLE 1 4 5

3. La Sagesse éternelle à l’œuvre

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 144-151)