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L ’adoption de l ’homme et la réintégration de la création

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 93-97)

M étaphysique et m ystique du Verbe chez M aître Eckhart

C. L ’adoption de l ’homme et la réintégration de la création

L’incarnation du Verbe dans le Christ concerne la totalité de la création dans la mesure où dans le Verbe préexistent toutes les créatures sous la forme de leurs idées principielles et du fait même que l ’homme saisi par le Verbe est l ’abrégé du monde.

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Aussi M aître Eckhart insiste-t-il sur la venue du Verbe dans son « domaine » (m propria venit) caractérisé par les réalités qui constituent la « maison de Dieu », à savoir l ’être (ou l ’étant), l ’un, le vrai, le bien 22. De ce point de vue, en correction du mouvement de séparation vis-à-vis de la Nature divine (parfois assimilé à une chute eu égard au Principe absolu), la visitation du Verbe incarné interdit tout abandon de la création à elle-même. Car en elle, le Verbe ne cesse d ’être à l ’œuvre ; mieux, il accomplit son assomption en Dieu. Dans le Verbe incarné, la création a son destin ontologique et reçoit son ennoblissement métaphysique dont la vie étemelle demeure le schème théologique fondamental.

Sur l ’horizon de la création accueillant le Verbe divin, la logique de l’Incarnation fonde la réalité et la vérité de l ’adoption de l ’homme dans la Vie absolue de Dieu.

Dans cette perspective, M aître Eckhart insiste sur l ’unicité de la Vie divine qui porte tout être vivant. Dieu seul est Vie 23. En cette Vie qui est celle du Verbe incarné, autant dire du Fils Unique, l ’homme est établi comme le fils par grâce. Il est fils dans le Fils au cœur de cette Vie que le Fils révèle dans le monde où il advient 24. Ici l’adoption a le sens d ’un engendrement divin de l ’homme à m ême d ’éprouver sa propre filiation surnaturelle, ainsi que paraît le suggérer le sermon Iusti vivent in œtem um : « Le Père engendre sans cesse son Fils et je dis plus encore : il m ’engendre en tant que son Fils et le m ême Fils... Mon père selon la chair n ’est pas à proprement parler mon père, mais seulement par une petite parcelle de sa nature et je suis séparé de lui ; il peut être mort et moi vivant. C ’est pourquoi le Père céleste est véritablement mon père, car je suis son fils et j ’ai de lui tout ce que j ’ai et je suis le même Fils et non un autre » 25.

L’Incarnation s’offre comme le dynamisme d ’ennoblissement de l’homme ; en ce sens, elle révèle, dans le propre de l ’humain, la signification ultim e de la création. En définitive, il n ’est q u ’une Vie, celle de Dieu en laquelle tout homme se reçoit vivant pour l’éternité. Entre le Verbe incarné et l’être humain, la confusion ontologique demeure impossible parce que c ’est dans le Verbe que se révèle la Vie absolue de Dieu ; et c ’est encore le Christ, comme Verbe incarné, qui manifeste, dans l’espace et le temps du monde, la vraie Vie de l ’homme, irréductible à l ’horizon du cosmos.

Aussi l ’homme ne se comprend en vérité (en son essence) q u ’à partir de Dieu même, dans la continuité de la Vie absolue exprimée par le Christ. L’adoption n ’est donc pas ime nouvelle création (ce qui dénaturerait l’action divine), mais elle a le sens d’un accomplissement intégral de l’homme dans cette Vie que l ’Incarnation du Verbe fait paraître.

3. Le Verbe « médiateur » 26 de la percée de l’âme en Dieu A. Le Verbe et l ’âme

Dans les textes spirituels de M aître Eckhart (plus fortement que dans les commentaires latins), il est une insistance sur l ’immanence du Verbe dans l’âme humaine. Sans doute cette présence, toujours active, dont la thèse des « missions divines » traduit la fécondité, pourrait-elle se comprendre en référence à la doctrine de la préexistence, à l ’idée d ’une connaturalité spirituelle entre l’activité du Verbe et celle de l ’âme, et au procès de l’Incarnation intégrant la nature humaine. L’insistance eckhartienne sur cette immanence exclut toute allusion à la possibilité d ’une origine naturelle de l ’âme 27. En effet, l ’âme se situe au m aximum de la ressemblance entre la

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créature et le Verbe, sachant que celui-ci est la Forme génératrice des formes, « lieu » métaphysique d ’engendrement à la forme. L’âme s’offre comme la forme de l’homme dans cet a priori d ’existence et d ’intelligibilité de la création, que constitue le Verbe en tant qu’il demeure l ’expression immédiate de l ’Intellect divin. En tant qu’elle est forme, elle est inscrite dans le Verbe qui lui est présent selon la limitation de son dynamisme (du seul fait q u ’elle est forme engendrée). En elle-même, elle exprime la causalité du Verbe par le pouvoir qui lui est propre.

Sur cet arrière-fond métaphysique (non délié de références aux spéculations des philosophies arabes sur la procession — le flux — des intellects et la conception de l’Intellect divin comme Principe du dynamisme des intellects dérivés), se développe dans l’écriture eckhartienne la profonde thématique de l ’inhabitation du Verbe dans l’âme, sachant alors que le rapport entre le Verbe et l ’âme se trouve ici envisagé du point de vue de l ’âme tout autant que du point de vue du Verbe.

Le sermon In hoc apparuit caritas D ei évoque cette perspective : « Aussi véritablement que, dans sa nature simple, le Père engendre naturellement son Fils, aussi véritablement il l ’engendre dans le plus intime de l ’esprit et c ’est là le monde intérieur. Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond est le fond de Dieu » 2S. Certes il ne s’agit pas d ’interpréter cet engendrement comme la génération ontologique du Verbe à partir de l ’âme elle-même. Une telle lecture reviendrait à méconnaître la continuité de la Vie absolue de Dieu. Mais il s’agit plutôt d ’une génération spirituelle du Verbe en l’âme, à comprendre dans le sens d ’un don actuel qui lui est toujours offert par Dieu dans la Personne du Père. Sans doute y a-t-il dans cette thématique la mise en exergue d ’un aspect matriciel de l ’âme (passer de la condition de vierge à la condition de femme-mère) à laquelle il appartient de prêter au Verbe son propre dynamisme spirituel.

L’immanence du Verbe dans l’âme (en référence notamment au Verbe comme Forme génératrice et à la logique de l ’Incarnation) rend possible pour celle-ci l’expérience actuelle de la vie étemelle, ce qui appelle un processus de configuration au Christ lui-même en tout être humain, ainsi que l ’envisage le sermon Iustus in perpetuum vivet : « Saint Paul dit : « Nous sommes éternellement élus dans le Fils ».

C’est pourquoi nous ne devons jam ais avoir de repos avant de devenir ce que nous avons été éternellement en lui, car le Père presse et poursuit, afin que nous naissions dans le Fils et devenions ce qu’est le Fils » 29.

B. La conformité au Christ

La conformité de l ’âme au Christ requiert la connaissance de celui-ci, venu dans le monde chez les siens. A ce niveau l’Ecriture, transmise et expliquée par l’Eglise, s’insère dans le dynamisme de la vie mystique. Le Christ des Evangiles chez Maître Eckhart reste celui qui, indissociablement, fonde, réalise et révèle la vérité de l ’accomplissement ontologique de l’homme, comme le laisse entrevoir le sermon Beatus venter, qui te portavit : « Le Christ, Notre-Seigneur, est seul notre fin que nous devons suivre, notre but au-dessous duquel nous devons demeurer et auquel nous devons être unis, semblables à tout son honneur, ainsi qu’une telle union nous sied» 30.

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Se conformer au Christ des Evangiles revient, pour l’homme, à retrouver son être en Dieu. Autant dire qu’ici les Evangiles constituent la véritable pédagogie en faveur d ’une prise de conscience de la vérité de la vie humaine, parce q u ’ils montrent le Verbe incarné saisissant en lui-même la totalité de l ’existence humaine du point de vue de Dieu. En somme se reconnaître en sa véritable essence équivaut à se rendre conforme au Fils unique qui a revêtu la nature humaine dans la perspective métaphysique rappelée par le sermon Hæc est vita œ tem a : « Le Verbe étem el n ’assuma pas cet homme-ci ni cet homme-là, mais il assuma une nature humaine libre, indivise, qui était simple, sans trait particulier, car la forme simple de l’humanité est sans figure.

Et c ’est pourquoi, lorsque la nature humaine fut assumée par le Verbe étemel, simplement, sans figure particulière, l’image du Père q u ’est le Fils étemel est devenue la figure de la nature humaine... Et ainsi si vous devez être un seul Fils, il faut que vous soyez détachés et séparés de tout ce qui introduit en vous une différence » 31.

L’interprétation de l ’identification de l ’âme au Christ intègre une théorie de l ’image 32; ainsi le Verbe est Image de Dieu (Père), l’homme est image du Verbe, sachant que l ’image n ’est telle que par son rapport au prototype qu’elle exprime en elle-même. Cette théorie de l ’image soutient la thèse de l’imitation spirituelle du Christ et la pratique d ’une désimagination de soi comme un exercice de détachement soutenu par la présence de l ’Esprit-Saint.

L’imitation du Christ a la signification, pour l ’âme, d ’être image dans l’Image, ce qui exige un dynamisme du détachement exercé vis-à-vis non seulement du monde et de la temporalité, mais aussi de soi-même. Le sermon In diebus suis placuit Deo insiste sur cette exigence : « Or l ’homme doit vivre de telle sorte qu’il soit un avec le Fils unique et q u ’il soit le Fils unique » 33. Le mouvement du détachement (iabgescheidenheit) convoque l ’activité de l’âme saisissant le corps (action extérieure et intérieure) dans ses puissances fondamentales (mémoire, volonté/amour, intellect) en donnant à l ’intellect (tête de l’âme) une position spécifique en raison de sa capacité d ’abstraction et, partant, d ’affranchissement.

L’intellect, en effet, envisagé dans sa « méontologie » propre, s’offre comme puissance de dénudation tout autant dans la connaissance (recherche de l’idée principielle) que dans l’existence (recherche de la vérité ultim e de la vie humaine dans la continuité de la Vie absolue de Dieu). Sur son pouvoir de dépouillement s’appuie le processus de détachement exprimé comme ime conversion essentielle, chez l’être humain, de l’existence (avec la multiplicité de ses contingences) vers l ’essence (la nature humaine) et de celle-ci vers le Verbe incam é, ainsi que semble le suggérer le sermon Quasi stella matutina : « L’intellect opère sans cesse vers l ’intérieur. Plus une chose est subtile et spirituelle, plus elle opère fortement vers l’intérieur, et plus l’intellect est fort et subtil, plus ce qu’il connaît s ’unit à lui et devient un avec lui...

La béatitude de Dieu réside dans l ’opération vers l ’intérieur de l’intellect où réside le Verbe. L’âme doit être là un « adverbe » et opérer une seule œuvre avec Dieu, afin de puiser sa béatitude dans la connaissance qui plane en elle-même... » 34. La conversion que m et en œuvre le détachement a sa vérité dans l ’identification de l’âme au Christ, comme elle est indiquée dans le Traité du détachement : « Et sache-le : lorsque le Christ se fit homme, il ne revêtit pas seulement un homme, il revêtit la

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nature humaine. C ’est pourquoi : dépouille-toi de toutes choses il restera seulement ce que le Christ revêtit, et ainsi tu seras revêtu du Christ » 35.

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