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La deificatio comme illuminatio

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 39-44)

Albert le Grand ou la genèse de la mystique rhénane

B. La deificatio comme illuminatio

Dans son Super Dionysium de ecclesiastica hierarchia (Col. XXXVI, 2), Albert le Grand définit la deificatio comme illuminatio : « tota deificatio perficitur per illuminationem secundum substantiam ». 7, 61. Q u’est-ce que cette illuminatio et quelle est sa place dans le processus de la deificatio ? Il semble que Y illuminatio soit liée au mode de connaissance de Dieu par l’intellect créé, essentiellement à la comprehensio 21 et à Yadhaesio ou coniunctio. Comprendre Dieu, qui est incréé et infini, est impossible à l ’intellect humain, créé et fini : soutenir que l’intellect humain arriverait à une comprehensio de Dieu reviendrait à dire que D ieu est fini et créé, c’est-à- dire qu’il aurait la même nature intelligible et intellective que l ’intellect humain : cela est impossible. D ’abord parce que Dieu est infini : sa comprehensio ne peut donc être acquise. Ensuite parce que la nature intelligible et intellective de Dieu est éminemment supérieure à la nature intelligible et intellective de l’intellect hum ain car II en est son Principe et son Créateur, en ce qui concerne tant sa nature que son processus d ’intellection des intelligibles. La comprehensio de Dieu étant impossible, cela veut-il dire pour autant qu ’aucune connaissance de Dieu n ’est possible ? Assurément non : le seul moyen de connaître Dieu, c ’est de l ’atteindre (attingere) par Y illuminatio : « Bien que du fait de l ’obscurité provoquée en nous par l ’éminence de la splendeur [de Dieu]

nous soyons déficients quant à la compréhension de cette transcendance, cependant, parce que nous l ’atteignons d ’une certaine façon en dépassant toutes choses, notre intelligence est illuminée et déifiée. Aussi l ’auteur [Denys] ajoute-t-il : en comblant les intelligences, les nôtres et celles des esprits angéliques qui n ’ont pas d ’yeux corporels, par les clartés plus qu’admirables des illuminations divines, par un don sublime tout à fait impalpable, car non connu par le sens externe, et invisible, quant à la vue intérieure » 28. Illuminatio et deificatio semblent ici être un aboutissement de Yadhaesio : lorsque l ’intellect créé adhère (attingere) à Dieu, alors il est illuminé et déifié. L’illuminatio semble s’inscrire dans un processus dynamique, « inhabitant»

et « inform atif», en ce sens il est perfectible : Y illuminatio rend à la fois possible et perfectible la connaissance de Dieu par Yadhaesio. « On peut répondre que Dieu, du fait de la transcendance de sa nature, est de soi caché, mais q u ’il est lumière superbrillante pour autant qu’il se rend présent à nous, se nobis immitit ». Comme le souligne E.-H. Weber, le se nobis immitit évoque en fait la doctrine de « Pinhabitation par la grâce des Personnes divines » 29. Sur ce point Albert est clair dans son Super Dionysium de caelestia hierarchia : « le Rayon [divin] est la Personne divine qui procède pour illuminer [notre] esprit, à savoir la Fils quant à notre intellect et l’Esprit Saint quant à notre affect » 30. Ce thème de Y illuminatio est également à rapprocher du thème de Y informatio : la foi elle-même est une « lumière informant l’intellect » 31 qui suscite la conviction au-delà de ce que la raison naturelle et ses capacités peuvent connaître de Dieu. Soutenir que Y illuminatio est intrinsèquement liée aux Processions divines d ’une part et à la foi d ’autre part, qu’est-ce à dire sinon que la deificatio, chez Albert le Grand, est inséparable de sa théologie trinitaire et de son discours sur la foi théologale ?

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4. Conclusion

Les conjonctures, en ce qui concerne la genèse d ’une mystique rhénane chez Albert le Grand, furent donc multiples et de différents ordres. Sur le plan historique et institutionnel, les séjours strasbourgeois d ’Albert le Grand ont laissé des traces certaines pour la postérité par sa double fonction de lecteur, intellectuelle et pastorale.

En dirigeant l ’un des plus grands studium de Teutonie - avec Cologne - , Albert a su être un véritable Lesemeister, en faisant des émules chez ses frères, notamment Hugues Ripelin et Ulrich Engelbert, lesquels seront les relais doctrinaux entre l’albertisme et la m ystique rhénane. En ayant voulu démissionner du siège épiscopal de Ratisbonne pour la predicatio a d populum et la cura animarum d ’une part, et en ayant certainement eu à charge la cura monialium des monastères de sœurs dominicaines de Strasbourg (notamment le monastère Sainte-Catherine) d ’autre part, Albert ne s’est pas seulement révélé comme un M agister in sacra theologia ou lector, mais aussi comme un pasteur d ’âme exemplaire, un Lebemeister. C ’est de ce schéma conjoncturel qu’hériteront Eckhart et Tauler. Sur le plan doctrinal, si Albert a été l’introducteur d ’Aristote aux Latins, il fut sans aucun doute aussi l’éminent introducteur d’un autre Grec : Denys. Par sa reprise, chère aux Pères, du thème de la deificatio, il sut en faire un aggiornamento : reprenant la tradition des Pères, il n ’a pas craint de la confronter aux courants de pensée de son époque, notamment le péripatétisme gréco- arabe. Comment concilier la noétique gréco-arabe (Aristote et Avicenne) et le thème de la coniunctio de l ’intellect avec le Premier moteur (Averroës) avec la théorie de la deificatio qui, si elle provient des Pères, n ’en demeure pas moins une noétique solidement construite ? Comment soutenir que l ’homme puisse être uni à Dieu et déifié sans pour autant tom ber dans ce qui fut l’écueil du mythe de 1’« averroïsme latin », à savoir le monopsychisme ? L’enjeu était de taille. C ’est, semble-t-il, par la formulation d ’une théologie de Y assimilatio en tant qu’ adhaesio - et non en tant que comprehensio — d ’une part, et d ’une théologie de la grâce illuminatrice 32 d ’autre part, qu’Albert a su sauvegarder la distinction ontologique de l ’homme et de Dieu lors de la deificatio : ime théologie de la participation en somme, qu’illustrera l’adage des mystiques rhénans, repris à Maxime le Confesseur : « Devenir par grâce, ce que Dieu est par nature ». Les bases théologiques de la mystique rhénane étaient dès lors assises et solidement structurées : il ne restait plus qu’à les assimiler, les approfondir et les propager.

Notes

1 Al b e r t u s Ma g n u s, Opera omnia. Summa theologiae sive de mirabili scientia Dei, é d .

Cologne, XXXIV, 1, tr. 1, q. 1, p. 6, 1. 52 : « theologia verissime scientia est et quod plus est sapientia ». Voir aussi Al b e r t u s Ma g n u s, op. cit., tr. 1, q. 2, p. 8,1. 47 : « theologia scientia est secundum pietatem ».

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2 La partie de la Chronica brevis ordinis praedicatorum de Jean Meyer concernant Albert le Grand est publiée dans H.-C. Sc h eeb en, «Albert der Grosse, Zur Chronologie, seines Lebens », dans Quellen und Forschungen zur Geschichte des Dominikanerordens in Deutschland, 12, 1931, p. 156-157.

3 Ibid., p. 90.

4 Sur les conflits des bourgeois et du clergé séculier contre les dominicains de Strasbourg, voir S. Tu r c k, Les dominicains à Strasbourg entre prêche, prière et mendicité (1224-1420), Strasbourg, Publications de la société savante d’Alsace, 2002 (Recherches et documents, 68), p. 34-38.

5 H.-C. Sc h e e b e n, op. cit., p . 1 5 6 - 1 5 7 : « Post hec Albertus factus est episcopus Ratisponensis per Urbanum papam predictum. Sed post tres annos resignavit, in Coloniam ad fraters suos rediit, nolens ab eorum conversatione et studio alienari, sed in vita contemplative et doctrina sacra in ordine predicatorum deo servire. Ferventer orabat, verbum Dei ad populum libenter predicabat, salutaria monita et utilia consilia requirentibus dulciter et affectuose dabat ». 2 vol., 1933 (Etudes de philosophie médiévale, 17 et 18), p. 34-37.

10 Ibid., p. 34. de l’âme, un autre un fond ou une cime, un troisième un principe. Quant à l’évêque Albert, il appelle cette noblesse une image dans laquelle est représentée et réside la Sainte Trinité ». Jean Tauler semble ici se référer au De incarnatione d’Albert le Grand : « in homine legitur esse imago trinitatis » (Albertu s Ma g n u s, Opera omnia. De incarnatione, éd. Cologne, XXVI, tr. II, qu. 2, art. l,p . 196,1. 68).

13 A la suite de H. Fischer, A. de Libera a noté à ce sujet que le plan du Compendium d’Hugues Ripelin suit le plan du Breviloquium de Bonaventure. Sur ce point, voir H. Fischer,

« Hugues de Strasbourg », dans Dictionnaire de spiritualité, t. 7, col. 894 et A. de Libera, La mystique rhénane. D ’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, Seuil, 1994 (Points Sagesses, 68), p. 74 et 89.

ALBERT LE GRAND 3 9 Hugo ponit exemplum de ferro ignito, quod sicut per nihil aliud est simile igni nisi per ignem, ita deificati per nihil aliud sunt similes deo quam per ipsum deum ; sed id per quod similatur aliquid deo, est principium deificationis ; ergo tantum deus est principalis deitas, et sic idem quod prius. Si dicatur, quod aliquid aliud est deificans, sicut dispositiones, contra : omnis dispositio ad aliquid aliud ; sed nullum tale est ultimum ; ergo illud non erit ultimum et principale deificans, sed tantum deus. (...) Solutio : Dicendum, quod aliquid est prinicipium deificationis dupliciter, scilicet effective, et sic solus deus est principium deificans ; est etiam aliquid deificans formaliter, sicut ipsa participatio deitatis assimilons deo vel per gratiam vel per gloriam, et hoc est aliud quam deus. Si igitur thearchia dicatur principium deificans effective, sic deus non est super thearchiam, sed est super thearchiam, quae est principium formaliter deificans ; et secundum hoc procedit solutio Dionysii ». Albertle

Grand, Commentaire de la « Théologie mystique » de Denys lepseudo-aréopagite..., op. cit., p. 179. Albert écrit dans sa solutio : « Principe de la déification a deux sens. A l’entendre au sens efficient, Dieu seul est le principe déifiant. Mais on peut l’entendre au sens formel, ainsi concernant la participation à la Déité, participation qui est assimilante à Dieu soit par la grâce, soit par la gloire. Si donc la Théarchie est qualifié de principe déifiant au sens efficient, alors Dieu n ’est pas au-dessus d ’elle. C’est de ce point de vue que procède la réponse de Denys. Cela résout toutes les objections » (p. 180). L’image du feu igné est également exploitée en Super Dionysium De divinis nominibus, éd. Cologne, XXXVII, 1, c. 1, p. 18,1. 35 et sq. : « dicuntur aliqua deificari per maximam assimilationem ad deum, sicut ferrum ignitur, secundum quod recipit qualités ignis ».

26 Sur ce point de la conversio de la connaissance naturelle : « De la sorte, par l’adhésion de son intellect à ce qui est tout à fait impossible à toucher et à voir, car ce qu’il découvre n’est ni ne semble apte à être compris, Moïse, dis-je, se constitue tout entier approprié à Celui qui est au-delà de tout, à savoir Dieu, au moyen d’une conversion radicale à Dieu. N ’existant pour nul autre que Dieu seul, il est désapproprié de lui-même et de tout autre, car il est tourné uniquement vers Dieu. Mais il est alors uni selon un mode meilleur, c’est-à-dire selon le mode le plus noble de son union avec Celui qui reste tout à fait inconnu, à savoir Dieu, par la vacance de toute connaissance naturelle, car il n’est pas orienté vers les réalités autres connues de façon naturelles, mais seulement vers Dieu qui n’est pas connu de connaissance naturelle, de sorte que les connaissances naturelles sont en vacance. De ce fait, c’est-à-dire à la mesure de ce fait, il ne connaît rien de connaissances connaturelles, et il est connaissant de façon supérieure à l’esprit, c’est-à-dire d’une manière qui est supérieure à la nature de son esprit, grâce à la lumière divine qui lui est infusée d’en haut et par laquelle son esprit est élevé au-dessus de lui-même ». Alb ert le Gr and, Commentaire de la « Théologie mystique » de Denys le pseudo-aréopagite. ..,op. cit., p. 104-105. Voir aussi Super Dionysium de divinis nominibus, c. 9, sol, éd. Cologne, t. XXXVII, 1, c. 9, p. 383, 1. 60 : « Deus seipsum dat in gratiis gratum facientibus, ut hi qui ad ipsum convertuntus, deificentur, idest deo similes efficiantur ». Si la conversio des facultés naturelles en facultés vacantes de tout contenu permet, dans le cadre d’une théologie négative, une union à Dieu, il serait néanmoins impropre de soutenir que l’intellect est détruit par cette union ; par sa connaissance de Dieu, l’intellect n’est pas détruit, mais bien au contraire accompli : « Pour toute réalité la meilleure union est celle où il est conjoint à sa perfection ultime et uni à ce qui est le plus excellent. Or Dieu est ce qui est le plus excellent et est la perfection ultime de notre intellect qui lui est uni selon le meilleur de lui-même. Le premier argument énonce ce qui est

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vrai des pouvoirs sensitifs qui, par suite de leur nature matérielle et de leurs connexions avec les organes corporels, sont détruits lors de la corruption de leur organe par un objet d’opération excessif. Mais il n’en est pas de même, comme l’explique Aristote, pour l’intellect qui, lorsqu’il reçoit un intelligible de rang élevé, n’en devient pas moins apte à recevoir des intelligibles minimes, mais s’en trouve bien plutôt renforcé. Donc l’intellect n’est pas détruit mais bien plutôt conforté par son union à la lumière divine. On peut encore répondre que même s’il se corrompait en ses dispositions naturelles une fois uni à une lumière trop excellente, l’intellect uni à des dispositions qui lui sont supérieures en sa nature et l’élèvent au-dessus d’elle n’est pas détruit mais bien plutôt accompli ». Alb ert le Gr a n d, Commentaire de la « Théologie mystique » de Denys le pseudo-aréopagite..., op. cit., p. 110-111.

27 Sur comprendere et attingere, voir Albertu s Ma g n u s, Opera omnia. De resurrectione, éd. Cologne, t. XXVI, tr. 4, q. 1, art. 9, p. 328,1. 71 : « attingimus esse [dei] sine medio per intellectum, sed nequaquam comprehendimus » et p. 329, 1. 8 : « secundum « quid est » deus non finitur a nostro intellectu, sed secundum esse attingitur per quodlibet attribitum quod est essentia ».

28 A l b e r t l e G r a n d , Commentaire de la « Théologie mystique »deDenyslepseudo-aréopagite..., op. cit., p. 82-83.

29 Ibid., p. 80, note 26. Sur la thèse de l’inhabitation chez Albert le Grand, voir In I Sent., d. 14 et s., t. 25, édition Bo rgn et, p. 385 et s.

30 Alb ertu s Ma g n u s, Opera omnia, Super Dionysium de cadesti hierarchia, éd. Cologne, t. XXXVI, 1, c. 3, p. 50,1. 33.

31 Al b e r tle Gr a n d, In III Sent., d. 23, a. 10, sol., édition Borgnet, p. 424.

32 Albertu s Ma g n u s, Opera omnia, De natura boni, éd. Cologne, XXV, 1, tr. 2, prs 3, c. 2, p. 75,1. 88 : « [Gratia] est unio esse dei et esse hominis ». Voir aussi Alb ertu s Ma g n u s, Opera omnia, Super Dionysium de divinis nominibus, éd. Cologne, XXXVII, 1, c. 9, p. 383,1. 60 :

« Deus seipsum dat in gratiis gratum facientibus, ut hi qui ad ipsum convertuntus, deificentur, idest deo similes efficiantur ».

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 39-44)