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Le chemin de l ’âme en Dieu

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 97-103)

M étaphysique et m ystique du Verbe chez M aître Eckhart

C. Le chemin de l ’âme en Dieu

Appuyée, au plan existentiel, sur la puissance de négativité de l ’intellect (actif dans la connaissance comme dans l ’existence), l ’identification de l ’âme au Verbe incarné (voir les thèmes de la naissance du Verbe dans l ’âme et de l ’imitation du Christ) prend sa véritable radicalité mystique dans l’opération de la percée en retour (idurchbruch). Celle-ci s’envisage tout autant du point de vue de Dieu que de celui de l’âme elle-même.

Sur le plan de la Divinité, il y a distinction chez M aître Eckhart entre Dieu (Got, Deus) et la Déité (Gotheit, Deitas). Sans doute cette distinction a-t-elle son tracé spéculatif dans les textes de Grégoire de Nysse, d ’Augustin, de Denys l’Aréopagite, de l’Ecole de Chartres, sachant que la métaphysique de l ’U n des néoplatoniciens n’est nullement étrangère à cette thématique. Dans la spéculation eckhartienne, sous le nom de Dieu est évoquée la Trinité de la Révélation chrétienne dont la Tradition a tenté de penser (voir les traités sur la Trinité) la dialectique entre la substance et la relation en référence à la réalité des Personnes. C ’est en continuité avec Dieu-Trinité que doivent être compris les grands M ystères du christianisme. Quant à la Déité, elle désigne l ’Origine de la diffusion des Personnes, à savoir la Nature divine dans sa profondeur infinie, essentielle, irréductible à toute possibilité d ’appropriation (impossibilité de l’objectivation par la nomination 36). A ce niveau se développe le langage eckhartien du Fond sans fond (grunt) indiquant l ’abîme (abgrunt) de la Divinité (Néant incréé), comme l ’Impossible absolu de toute procédure de réduction, ainsi que semble le suggérer le sermon Surrexit autem Saulus de terra : « Il me semble que ce petit mot (néant, nihil, niht) a quatre significations. L’une d ’elles est : quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant et ce néant était Dieu, car lorsqu’il vit Dieu, il le nomme un N éant... » 37. Probablement sommes-nous ici en écart avec le Néant de transcendance de la théologie négative, encore déterminé par sa richesse d’être ineffable, dans une métaphysique « méontologique » qui s’efforce de penser l’indisponibilité absolue de la Divinité contestant radicalement toute possibilité de figuration (positive ou négative).

Au plan de Pâme, la percée en retour, par delà toute évocation d ’une quelconque performance spirituelle, se présente comme un « pâtir-Dieu » qui exige simultanément une désappropriation de soi (la pauvreté essentielle), un abandon de tout ancrage en ce monde et un enracinement en Dieu à la manière d ’une habitation fondamentale (dans la Contrée des Contrées). Seul le Verbe incarné demeure le chemin de vérité pour l’entrée dans la Déité, parce qu’il procède de cette Origine radicale dont la Trinité est l’authentique révélation, ainsi que le laisse percevoir le sermon Gott ist diu minne, und der inder minne wonet : « Etant selon m on humanité, de la même nature que le Christ, je suis uni à son être personnel de telle sorte que je suis par grâce dans l ’être personnel un avec lui, et même cet être personnel lui-même. Comme Dieu (le Christ) demeure éternellement dans le fond du Père, et q u e je suis en lui comme un seul fond et le même Christ, porteur de mon humanité, celle-ci est aussi bien à moi qu’à lui dans

l’unique substance de l’être étemel, en sorte que l ’être de l’âme aussi bien que celui du corps sont parfaits en un Christ : un Dieu, un Fils » 38.

Il y a, dans la percée en retour, ime expérience mystique du « mourir » (les trois morts de l ’âme) pour renaître à la Vie essentielle où l’âme s’éprouve dans son appartenance principielle, dans la Possibilité de toute possibilité. Par cette opération surnaturelle s’accomplit un triple passage existentiel, théologique et métaphysique:

de l’individualité empirique à la nature humaine, de la nature humaine au Verbe incarné, du Verbe incamé à la Nature divine (le Fond sans fond de la Déité), ce q u ’invite à penser le somptueux poème Granum sinapis : « O mon âme, sors ! Dieu, entre ! Sombre tout mon être en Dieu qui est non-être, sombre en ce fleuve sans fond ! » 39. Dem eurer dans le Fond de Dieu, c ’est éprouver la Grâce véritable, celle du « sans pourquoi » de Dieu dont l’Etre est de donner l ’être au-delà de toute raison.

Dans l’abîme de la profondeur divine (sans fond, sans forme, sans nom) pensé en référence à l ’Un-pur du néoplatonisme, l’âme, en son propre fond, fait l’expérience de la Vie étem elle qui saisit et transfigure la temporalité ; « U n avec l ’Un, un de l’Un, un dans l ’U n et, dans l’Un, un éternellement », ainsi s’achève le sermon De l ’homme noble 40. De cette union essentielle dont la mystique reste l ’éblouissant témoignage vivant, le Verbe incamé est le chemin véritable. Il s’ofifre comme la Voie par laquelle l ’âme éprouve éternellement sa « déiformité », ainsi que le laisse entrevoir le sermon Renovamini... spiritu mentis vestrœ : « Je dis davantage : Dieu doit absolument devenir moi, et moi absolument devenir Dieu, si totalem ent un que ce « lui » et ce

« moi » deviennent et soient un « est », et opèrent éternellement une (seule) œuvre, dans l ’être-Lui car ce « lui » et ce « moi », Dieu et l ’âme, sont très féconds » 41.

3. C onclusion

En conclusion de cette étude sur la thématique du Verbe chez Maître Eckhart, nous retenons quelques propositions synthétiques :

- l ’œuvre eckhartienne référée, en sa double dimension (commentaires latins et textes spirituels en moyen haut-allemand pour la plupart d ’entre eux), à l’Ecriture du christianisme, développe une authentique métaphysique du Verbe sur l’horizon ontologique de la Divinité,

- le Verbe divin portant le destin ontologique de la création se révèle dans le Christ en qui l ’homme éprouve l ’infinie profondeur de sa filiation surnaturelle irréductible au monde créé,

- ici, il n ’est qu’une seule Vie, à savoir la Vie absolue de Dieu ; en cette Vie étemelle, l’âme reconnaît sa propre divinisation.

Ainsi l ’expérience mystique se donne comme la révélation, par l’épreuve métaphysique de l’incamation du Verbe, de la vérité ultim e de la vie humaine.

Notes

1 Meister Ec k ha r t, Die deutschen und lateinischen Werke, éd. Deutsche Forschungs- gemeinschaft, Stuttgart, Kohlhammer, 1937 ; L ’œuvre latine de Maître Eckhart. 1. Commentaire du livre de la Genèse précédé des Prologues. Texte latin, introduction, traduction et notes par

9 6 MAÎTRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

MÉTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE DU VERBE 9 7 quandam in se ipsum et super se ipsum reflexivam conversionem et in se ipso mansionem sive fixionem ; adhuc autem quandam bullitionem sive parturitionem sui in se fervens et in ipso et in se ipsum liquescens et bulliens, lux in luce et in lucem se toto se totum penetrans, et se toto per super se totum conversum et reflexum undique... ».

5 M a ître E c k h a r t, Commentaire de l ’Evangile de Jean n° 164 (LW 3). V oir L ’œuvre latine de Maître Eckhart, op. cit. : « ... Patet ergo quod in Deo, utpote causa prima et exemplari omnis entis et entitatis, est pater, filius et amor procedens spiritus sanctus est « hi tres unum sunt » : una substantia, unum esse, vivere et intelligere » . A n térieu rem en t à cette phrase, PUF, 1984 (Bibliothèque de l'Ecole des Hautes Etudes, Sciences religieuses, 86).

7 Voir dans le p résen t o u v rag e l ’article de S. Laoureux, « L e pli. A p p ro ch e d u sens de l’imm anence chez M aître E ck h art » [en p a rticu lier : L e co n ce p t de cau salité essen tielle : la

« vie » chez M aître E ckhart],

8 M a ître E c k h a r t, Commentaire de l'Evangile de Jean, n° 31 (LW 3), v o ir L'œuvre latine de Maître Eckhart, op. cit. : « E t propter hoc in intellectu non solum effectus suus in ipso est verbum, sed est verbum et ratio, quod utrumque significat logos, ut dictum est... Vel apud ipsum, quia semper actu inteiligit, et intelligendo gignit rationem ; et ipsa ratio, quam gignit ipsum intelligere suum, est ipse deus ; deus erat verbum, et hoc erat in principio apud deum, quia verbum, imago, erat in principio apud deum -, ita ut nec exemplar sine imagine nec imago sine exemplari possit intelligi, Loh.14 « qui videt me, videt et patrem meum » ».

9 8 MAÎTRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC quœdam » « » piena omnium rationum viventium incommutabilium, et omnes unum in ea », ut ait Augustinus De Trinitate 1, VI capitulo ultimo ».

13 Maître Eckhart, Commentaire de l ’Evangile de Jean, n ° 12 (LW 3) ; voir L ’œuvre latine de Maître Eckhart, op. cit. : « Et hoc est quod in De Causis dicitur : « causa prima regit res omnes prœter quod commisceatur cum eis ». Causa prima omnis rei ratio est, logos est, verbum in principio ».

14 Maître Eckhart, Commentaire du livre de la Genèse, I, 6, n° 77 (LW 1) ; voir L'œuvre latine de Maître Eckhart, op. cit. : « Nota quod omnis creatura duplex habet esse. Unum in causis suis originalibus, saltem in verbo dei ; et hoc est esse firmum et stabile... Aliud est esse rerum extra in rerum natura, quod habent res in forma propria ».

15Maître Eckhart, Commentaire du livre de la Genèse, n ° 15 (LW I ) ; v o ir L'œuvre latine de Maître Eckhart, op. cit. : « Hinc est quod homo procedit a deo « in similitudinem » divina

« substantiœ », propter quod capax est sola intellectualis natura perfectionum substantialium divinœ essentiœ... Et hoc est quod hic dicitur : faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram, non alicuius nostri... « creavit deus hominem ad imaginem suam », non alicuius sui ;

« ad imaginem dei », non alicuius in Deo ». C e q u ’il im p o rte de re m a rq u er ici reste la référence latine de Maître Eckhart, op. cit. : « Rursus docemur secundo in his verbis quomodo « verbum caro factum » naturam hominis assumpsit gratia, scilicet mera, non ex meritis natura quibuslibet prœcedentibus... Adhuc autem posset dici : in propia venit, propria scilicet homini et naturœ humanœ. Assumpsit enim mortalitatem et possibilitatem, quæ non deo, sed homini sunt propria ». ergo in hunc mundum veniens, creaturam assumens, factus homo, quasi de fastigio communis venit in propria ». L’in ca rn atio n d u Verbe e st le p ro c ès d ’asso m p tio n de la création en Dieu;

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ce qui permet à Maître Eckhart, à la suite d’Augustin, d’affirmer que rien de ce qui est créé ne demeure extérieur à la présence du Verbe et en définitive à la Vie divine.

23 Maître Eck ha rt, Commentaire de l ’Evangile de Jean, n° 62 (LW 3) ; voirL'œuvre latine de Maître Eckhart, op. cit. : « Solus deus, utpote finis ultimus et movens primum, vivit et vita est ».

24 Maître Eck ha rt, ibid., n° 106 : «Primo, quod fructus incarnationis Christi, filii dei, primus est quod homo sit per gratiam adoptionis quod ipse est per naturam, secundum quod

hic dicitur: dedit eis potestatem filios dei fieri... ». Nous savons qu’il s’agit d’une reprise eckhartienne de la doctrine de la divinisation de l’homme, très présente dans la patristique grecque. Au Moyen Age, Jean Scot Erigène inspiré par Maxime le Confesseur, les Victorins et ultérieurement Hugues de Saint-Cher et Thomas d’Aquin reviennent sur ce thème théologique exaltant la noblesse de l’homme dans l’Incarnation du Fils de Dieu par nature.

25 Maître Ec k ha r t, Sermons, op. cit., 1.1, Sermon 6 : Iusti vivent in œternum ; chez Maître Eckhart, le thème de l’adoption-filiation est fréquemment lié à l’idée de génération du juste par la Justice.

26 Voir dans ce volume l’article de J. Ba c q, « Le Verbe médiateur chez Maître Eckhart ».

27 M a î t r e E c k h a r t , Commentaire du livre de la Genèse, n° 182 (LfV 1) ; voir L ’œuvre latine de Maître Eckhart, op. cit. : « Notatur primo per hæc verba quod spiritus vitee hominis est ab extra, a deo scilicet, per creationem, non ex traduce ».

28 Maître Eck ha r t, Sermons, op. cit., 1.1, Sermon 5b : In hoc apparuit caritas Dei.

29 Maître Ec k h a r t, Sermons, op. cit., t. II, Sermon 39 : Ius tus in perpetuum vivet.

30 Maître Eck ha rt, Sermons, op. cit., t. II, Sermon 49 : Beatus venter, qui te portavit.

31 Maître Eck ha r t, Sermons, op. cit., t. II, Sermon 46 : Hæc est vita œtema.

32 Voir W . Wackerna g el, Ymagine denudari. Ethique de l ’image et métaphysique de l'abstraction chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1991 (Etudes de philosophie médiévale, 68).

Voir également, dans ce volume, l’article de W . Wackerna g el, « Image et connaissance de soi chez Maître Eckhart ».

33 Maître Eck ha r t, Sermons, op. cit., t. I, Sermon 10 : In diebus suis placit Deo.

Voir E. Zum Brunn et A . de Lib er a, Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, Paris, Beauchesne, 1984, p. 153 : « L’Incarnation est à la fois la condition de possibilité et le noyau rationnel de la Filiation de la créature. La nature humaine que le Verbe a assumée en s’incarnant est cette même nature qui, détachée de tout ce qui la particularise, reçoit Dieu dans la génération. La nature humaine en moi est la même nature humaine que dans le Christ ».

34 Maître Eck ha r t, Sermons, op. cit., 1.1, Sermon 9 : Quasi stella matutina. compréhension de la problématique du néant dans ses interprétations multiples au sein de la pensée occidentale, se reporter à la contribution très éclairante de S. Breton, La pensée du Rien, Kampen, Editions Pharos, 1992. Sans jamais négliger la culture de l’Occident, tout en honorant des courants de pensée orientaux, l’auteur construit une véritable matrice d’intelligibilité de la question du néant.

38 Maître Eck ha rt, Sermons, op. cit., t. III, Sermon 67 : Gott ist diu minne, undder inder mime wonet.

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39 E c k h a r t , Poème, suivi d ’un commentaire latin anonyme. Traduction et postface de

A. d e L ib e r a , Paris, Arfuyen, 1988. Voir également M a î t r e E c k h a r t , Les Traités et le Poème.

Traduction de G. J a r c z y k et P.-J. L a b a r r i è r e , Paris, Albin Michel, 1996 (coll. Spiritualités vivantes).

40 M a î t r e E c k h a r t , Traités, op. cit. ; De l'homme noble. Dans la m ê m e perspective, se r e p o rte r a u c é lè b re s e rm o n c o n n u d e s le c te u rs d e M a îtr e E c k h a rt, Beati pauperes spiritu, dans M a î t r e E c k h a r t , Sermons, op. cit., t. II ; Sermon 52 : Beati pauperes spiritu.

41 M a î t r e E c k h a r t , Sermons, op. cit., t. III, Sermon 83 : Renovamini... spiritu mentis vestræ. Nous retrouvons ici, dans la thématique de l’union essentielle, les thèmes sous-jacents de la déiformité, de la participation, de l’unité immédiate avec Dieu..., des thèmes inspirés par les textes dionysiens repris par Jean Scot Erigène, Albert le Grand et Thomas

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