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Eckhart et la « création continuée »

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 136-141)

La genèse de l’homme eckhartien : une « création continuée »

3. Eckhart et la « création continuée »

Ce propos naît donc d ’une considération humaine de la Création, et, a fortiori, d ’un point de vue de lecteur qui, en tant que tel, entend trouver sa place et son implication au sein de l’œuvre eckhartienne. Car la théologie spéculative d’Eckhart n ’a de sens pour son lecteur qu’en invitant celui-ci à vivre l ’expérience mystique qui, selon Berdiaeff, « signifie la victoire sur l’état de créature » 52 ; soit une expérience qui se veut une psychologie des profondeurs de l’homme, une pratique qui consiste à rénover son âme, cette réalité divinement objective, sur une base exégétique.

L’événement historique, biblique, est « en soi » (c’est-à-dire que le fond de vérité inhérent au récit yahviste se situe dans le fond de l ’homme, en ce lieu où Dieu se dévoile et se donne tel q u ’il est) et on ne le saisit pleinem ent que dans un acte de connaissance par lequel l ’homme étudie l ’objet de son plus v if désir (Dieu) afin de m ieux le comprendre.

Eckhart nous m et sur la voie de cette connaissance ; un itinéraire spirituel allant, d ’une part, de l ’univers idéal des archétypes à l ’univers phénoménal des réalités concrètes, et d ’autre part, de l ’introversion à l ’extériorisation de l ’intériorité, par un retour à l’action 53 et au monde en tant q u ’être déiforme. Cet itinéraire commence donc avec le Commentaire de la Genèse ; ce texte répondant à un besoin de clarification, pour l’homme, de son passage de l ’essence à l’existence. Il s’agit là d ’une exposition nécessaire de l ’ensemble des bases spéculatives pour intégrer l ’expérience mystique au cours de laquelle Eckhart nous interpelle intérieurement, car il sait que tout homme a « bon fond » en tant que c ’est Dieu qui l ’a créé et qui y réside.

Néanmoins, si le Commentaire de la Genèse s’inscrit comme la base théologique de la mystique eckhartienne, elle n ’en demande pas m oins à être dépassée, et notamment par l ’Evangile de Jean, qui, par son développement sur l ’incarnation du Christ, résorbe l’abîme apparent qui sépare l ’homme de Dieu depuis la Création, en ramenant D ieu à la mesure de l’homme. Ainsi, autant la Genèse nous montre tel que nous sommes, autant l ’Evangile de Jean nous annonce ce que nous pouvons devenir.

Car force est de constater que certains points ne sont que présupposés par cette exposition du récit yahviste, notam m ent la thématique christique, qui prend toute sa valeur et son importance dans la relation de l ’hom m e à Dieu en tant que le Christ s’y inscrit comme un médiateur nécessaire à l ’accomplissement humain. La Genèse nous enseigne donc le statut et le rôle de l’homme à partir de sa création, l ’Evangile de Jean fait, quant à lui, fructifier cet enseignement en nous donnant l’exemple parfait qu’est le Christ et en nous invitant à nous conform er à lui. Le commentaire du récit yahviste est donc une anthropogenèse que le reste de l ’œuvre du Thuringien conduit à son accomplissement, c ’est-à-dire un retour aux origines même de l ’homme, en Dieu.

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Dans cette invitation à dépasser le Commentaire de la Genèse, l ’objectif de départ ne s’en trouve pas pour autant affaibli, mais, bien au contraire, il s’en voit renforcé dans sa manière de réinscrire la divinisation de l’homme au sein de la Création qui, d’un point de vue humain, est plus importante que la Création en tant qu’elle révèle à l’homme qui il est et d ’où il vient, alors que la Création lui montre simplement qu’il est (à travers la définition de la Création comme collatio esse).

La Création est ainsi qualifiée, chez Eckhart, de « continuée » par rapport à Dieu, qui en est le commencement et la fin et qui, conservant en Lui toutes choses, reste éternellement présent à toute la Création ; mais aussi par rapport à l ’homme, ou

« création (creatura) de la création (creatio) continuée », par lequel, a d extra Deum, elle se réalise. Car la Création, tout comme la relation, est a d aliquid, c ’est-à-dire vers la création du monde et du temps et de l ’homme.

Deux conclusions s ’imposent : premièrement, il n ’y a pas de relation sans Création, et la relation n ’est qu’un effet de la Création qui ne surgit que dans le moment de la dissemblance a d extra Deum et s’achève in Deo, comme à son origine.

Aussi, il n’y a pas de création continuée sans relation, car c ’est par l ’étemelle présence de Dieu à sa créature (en son fond incréé et par l’intermédiaire du Christ) que cette dernière se met en chemin vers sa propre réalisation et réalise par la même occasion, simultanément, celle de la Création. Deuxièmement, et par voie d ’analogie, il n ’y a de créatures à l ’extérieur q u ’en vue de leur retour en Dieu ; et l ’homme, en sa préexistence idéelle contient d ’avance le principe de sa propre déification, principe qui s’exprimera sous la forme d ’un désir, cette faim et cette soif 54 de ressemblance à Dieu en ce monde créé. Le moment a d extra de la création s’affirme donc comme le moment humain de la dialectique eckhartienne et comme celui de la relation entre l’homme et Dieu : Dieu crée l ’homme qui, se positionnant à l’extérieur, éprouvera par cette transcendance un échec de son déploiement en ce monde, dans une condition déterminée. Dans ce passage de l ’Idée à l’âme, Dieu devient invisible à l ’âme, mais sans lui être absent ; soit une relative trans-immanence de Dieu à l’âme : « un au-delà au-dedans de l ’homme », une présence hyper-noétique qui relie l ’homme à l’initiative qui le crée et lui insuffle ime libre conversion vers son Créateur. Dès lors, il se dépassera lui-même, et, en s’anéantissant, participera au plan dialectique suivant, c’est-à-dire le « retour » en Dieu. Le dépassement de la Création a d extra s’inscrit donc comme une voie négative que toute âme doit parcourir pour rejoindre son origine ; et cette négativité se veut alors un instrument de la création continuée en en garantissant l ’achèvement.

Notes

1 J. Ancelet-Hu stac h e, Maître Eckhart et la mystique rhénane, Paris, Seuil, 1956 (Maîtres spirituels, 7) (réimp., 1991), p. 46 : « Nous ignorons la date, mais sans doute l’a-t-il entreprise après son retour en Allemagne, vers 1314, car c’est là l’œuvre d’un homme parvenu à la

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51 M a î t r e E c k h a r t , Exp. in Gen., n. 71, p. 329.

52 N. Berdiaeff, Esprit et réalité, op. cit., p. 171.

53 Voir sur ce point le Sermon 86.

54 M a î t r e E c k h a r t , Exp. in Gen., n. 176, p. 469.

Aspects de la Sagesse étemelle

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