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Les œuvres

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 109-113)

Le Verbe médiateur chez Maître Eckhart

3. Les œuvres

Parce que nous sommes semblables à Dieu par les dons de la nature que nous portons en notre entendement, volonté et mémoire ; et cette image devient bien plus brillante en nous, tant par les dons de la grâce et des vertus que par les actes saints que nous posons 4I.

Il nous semble nécessaire de préciser, premièrement, que l’union au Verbe ne s’établit pas seulement par un rapport intellectuel intime et immédiat de l ’homme à son créateur, et secondairement que cette union, la grâce d ’adoption, est bien le centre et non seulement le but de la pensée eckhartienne. La clé de ces deux interprétations réside dans la notion d ’œuvre, dont il nous faut commencer par établir une typologie succincte.

A un premier niveau, l ’œuvre est obstacle à la progression de l’homme, à un deuxième niveau, c ’est au contraire par l’entremise des œuvres que l ’homme parvient à la sainteté, et au niveau ultim e se situe l ’œuvre vivante, qui n ’est autre que l’extériorisation de l’être du Christ qui vit en l ’homme noble.

L’œuvre-obstacle étant trop aisément accollable à l’intériorité de la quête mystique, la tentation put être grande d ’escamoter le degré suivant, voire les deux suivants, menant à l ’invention d ’un quiétisme chez Eckhart. Certes, certaines affirmations peuvent évoquer ime pure et simple dépréciation de l ’activité mondaine :

« l’homme qui voudrait se rendre réceptif à la plus haute vérité et y vivre sans avant et sans après, (devrait vivre) sans l’obstacle de toutes les œuvres et de toutes les images qu’il a pu concevoir » 42. Mais ce qui est ici visé, c ’est l ’affairement soucieux dans le monde, qui laisse entrer les choses dans l’âme comme autant de ses propriétés ; ces œuvres-là sont l’exact corollaire des images mentales incriminées dans YEntbildung, et dont il faut se défaire. Elles sont multiples et portent l’homme à la multiplicité.

Elles sont presque, pourrait-on dire, « humaines, trop humaines » en ce qu’elles appartiennent à l’homme 43 : « quand nous n ’accomplissons nos œuvres qu’à la manière des hommes, ivraie et mauvaises herbes se glissent fréquemment parmi ces œuvres humaines » 44.

Mais il est un deuxième genre d ’actions, qui sont accomplies « selon l ’ordre du royaume de Dieu » ; celles-là « sont toutes parfaites ». O r « la perfection exige que l ’homme s ’élève de telle manière dans ses œuvres que toutes soient faites comme si elles n ’en étaient qu’une » 45. L’unité de l’action est ici le corollaire de l ’égalité d’humeur, mais ce qui nous importe, c ’est que la perfection (morale) elle-même requière un travail de l’homme sur le plan des œuvres. Celles-ci peuvent donc contribuer à l ’arrivée dans la grâce. Comment cette œuvre ennoblissante peut-elle être mise en rapport avec l’œuvre-obstacle et les images assimilées, alors qu’il semble que toute action soit précédée par l’engendrement d ’une image dans l ’esprit ?

Dans un sermon allemand, Eckhart insiste longuement sur le fait que les œuvres ne sont pas bonnes par elles-mêmes, n ’ont pas d ’existence propre, etc. Aussi, à strictement parler, les « bonnes œuvres » n ’existent pas. Ce que désigne cette locution, c’est l’œuvre en relation à l’âme de l ’homme qui l ’accomplit. Une œuvre ne peut être

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bonne que pour un homme intérieur, lorsqu’elle « lui sert à se libérer. » « Bien plus : l’esprit à partir duquel l’œuvre est faite se libère de l ’image, et celle-ci n ’y peut plus revenir » 46. C ’est ici que la problématique de YEntbildung prend un aspect tout à fait nouveau. Elle désigne non pas deux mouvements, mais l ’unique mouvement qui à la fois soulève l ’obturation des images mentales, et dévoile ce qui en est la toile de fond, ou plus précisément le fond. Il apparaît ici clairement que le point de pivot de ce m ouvement se trouve dans l ’œuvre même. L’œuvre bonne étant celle qui engendre le détachement des images, Y éthique d ’Eckhart se révèle indissolublement liée à une pratique. Et comme les œuvres appartenant au « royaume de Dieu » sont « égales », puisque alors « la plus petite de mes œuvres y est la plus grande et la plus grande la plus petite » 47, il faut en conclure que ce n ’est pas ponctuellement, mais continuellement, dans le plus banal écoulement de la vie, que les œuvres bonnes expurgent l ’âme des images qui l’oblitèrent. C ’est donc à travers toutes les œuvres, y compris les plus infimes, que le chrétien trouve le biais de sa proximité avec Dieu, toute œuvre pouvant de la sorte constituer un pas vers la perfection spirituelle. L’Entbildung, qui avait été identifiée à un double mouvement, se révèle être en réalité un triple mouvement de révélation, de désobturation, et à ’extériorisation, qui embrasse à la fois l ’homme intérieur et l’homme viateur.

Ce troisième m oment de la progression spirituelle (qui est bien le deuxième niveau de notre typologie des œuvres) trouve son appui théorique dans ce qui est peut- être le principe même du christianisme originaire : l ’imitation du Christ. En suivant son exemple, en se conformant au modèle q u ’il constitue pour le chrétien, l’homme fait pénitence de lui-même, il se fait violence tout en découvrant le sens de la Passion du Christ. Il est nécessaire, en effet, de souffrir dans son moi créé et particulier, car s’en défaire, c ’est le mettre à mort. Le détachement ne se passe pas sans heurts, sans

« une résistance, un crépitement, un travail et une lutte » 48. Le terme « travail » est éloquent, puisque la m ort à soi-même débouche sur une nouvelle naissance, « c’est ce que Notre-Seigneur a également en vue lorsqu’il dit : « Lorsque la femme donne naissance à l’enfant, elle a douleurs, souffrance et tristesse ; mais quand l ’enfant est né, elle oublie douleurs et souffrances » » 49.

Les douleurs de l ’engendrement et celles de la Passion précédant la résurrection posent les linéaments de la progression humaine : « En tout ce qu’il a fait et en tous temps l’homme doit aussi s’habituer à entrer dans la vie et les œuvres de Notre-Seigneur Jésus-Christ, quelles que soient ses actions et ses omissions, avec ses souffrances et sa vie » 50. Pour recevoir la grâce, il faut souffrir le monde comme Jésus a souffert dans le monde 51 ; de la sorte, souffrance et œuvres ont une position égale dans la progression éthique selon Eckhart, à savoir celle du médiateur vers la grâce : « Voilà ce qu’est cette vraie pénitence : c ’est un esprit qui, en Dieu, s’est entièrement élevé au-delà de toutes choses. Les œuvres à travers lesquelles il t’est possible d ’avoir le mieux et de posséder le plus réellem ent un tel cœur, accomplis-les donc en toute liberté » 52.

La pénitence par les œuvres, voilà qui immunise bien Eckhart contre tout quiétisme, et rend à son éthique le fort accent pratique qui est le sien. L’on perçoit déjà cette inclination au deuxième degré de l’action, et elle s’amplifie encore en son

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troisième niveau, puisqu’au-delà de la grâce d ’adoption, l’œuvre humaine s’enfle d’un surcroît de valeur.

« La grâce », certes, « est un accomplissement » 53 dans l ’être véritable, cependant il existe un prolongement au m oment de l ’engendrement du Verbe dans l’essence de l’âme. Car la naissance est aussi un commencement, un principe, suite auquel la grâce peut encore s’intensifier : « (Saint Jean dit) grâce sur grâce à cause d’une différence dans les degrés de la grâce, car la parfaite charité ou grâce croît toujours, devient plus grande par l ’exercice » 54. La grâce, nous l ’avons vu, met un terme à un cheminement à la fois intellectuel-spirituel et éthique, et débouche sur ce que l’on pourrait appeler une connaissance vivante, c ’est-à-dire sur une connaissance élevée au-dessus d ’elle-même par une inscription dans le monde :

C’est la vie qui confère la connaissance la plus noble. (...) La Lumière étemelle donne de se connaître soi-même et Dieu, mais non soi-même sans Dieu. (...) Saint Paul, dans son ravissement, vit Dieu et soi-même à la manière de l’esprit en Dieu, et pourtant il n’eût pas de mode figuratif qui en lui fît connaître à l’ultime toutes le vertus ; et la raison en était qu’il ne les avait pas exercées dans les œuvres. Les Maîtres, par l’exercice des vertus, parvenaient à des connaissances si élevées qu’ils connaissaient toutes vertus par mode figuratif de façon plus précise que Paul ou n’importe quel saint dans son premier ravissement 5S.

La connaissance abstraite, la « Lumière étemelle » est bien un sommet, Eckhart ne le nie pas, mais du fait même de son extériorité aux choses, elle est comme inanimée.

D’universelle qu’elle est à ce stade, la connaissance doit se faire individuelle et, pour cela, doit se placer, comme d ’ailleurs l ’ensemble du Sermon 86, sous le signe de la vie.

C’est en ce sens que la grâce est un centre et non un terme, en ce qu’elle appelle un abaissement jusqu’auprès des choses. Si en effet la grâce accomplit l ’homme, ce sont les œuvres qui peuvent entériner et amplifier l’inhabitation du Verbe. Elles prolongent alors la grâce aboutie dans Y habitus de vertu. Ces œuvres bonnes, qui sont rendues par la grâce véritablement vivantes par la Vie du Verbe à travers l ’homme ennobli, sont alors tout à la fois conséquence et cause de l’insistance de cet habitus, puisqu’elles en découlent, et en constituent aussitôt l ’ancrage matériel 56. Agir avec noblesse, c’est poursuivre sa vie terrestre en inversant son rapport aux extra fa c ta ; c’est se tenir, comme Marthe, « à même les choses, non pas dans les choses » 57, et sans que les choses soient « en elle », c ’est-à-dire « sans entraves » 58, sans que les choses et l’action parmi elles soient un obstacle à la proximité de Dieu. A ce stade, les choses n ’exercent plus de causalité sur l ’homme, ne le déterminent plus. Ailleurs, Eckhart évoque un agir « sans mode », qui provient de la demeure de l’homme intérieur accompli : « C ’est de ce fond le plus intime que tu dois opérer toutes tes œuvres, sans pourquoi » 59. Depuis le fond de l’âme, depuis ce lieu où l ’homme n ’est plus lui-même, car « Notre-Seigneur dit dans l ’Evangile : « Ma doctrine n ’est pas ma doctrine, mais celle de celui qui m ’a envoyé » ; il doit en être de même de l ’homme bon : son œuvre n ’est pas son œuvre et sa vie n ’est pas sa vie »

Eckhart ne se limite qu’apparemment à prêcher la naissance du Verbe. En réalité, son action vise autre chose : elle vise à ce que par une prédication fondée théologiquement s’opère au sein de la communauté la co-naissance du Verbe en l’âme

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et de l ’âme dans le Verbe, à travers laquelle se perpétue la transmission de la Bonne Nouvelle. La prédication se fait médiatrice, messagère au service de la Parole. Pour que ce cycle de la naissance par le verbe et dans le Verbe se continue, il faut que l ’être-par-le-Christ, la Grâce d ’adoption, se mue en un agir-par-le-Christ. Il faut que les enseignés relaient le Christ en faisant de ce q u ’ils sont une place vacante d’où II puisse exercer sa volonté, q u ’ils se fassent, eux aussi, messagers. Viser la grâce pour elle-même, ce serait une délectation personnelle, mais ne rien viser jusqu’à agir pour Dieu, c ’est la réelle humilité : l ’humilité désirée du serviteur volontaire et libre. Cela, la grâce y mène quasi « naturellement », et c ’est pourquoi la prédication se centre sur l ’A doption qui n ’est cependant, comme toute naissance, qu’un début. Car comme le répète inlassablement Eckhart, ceux qui ont compris un seul de ses sermons ne doivent plus être prêchés.

Ceux-là ont non seulement rencontré le Fils, mais ils ont, complètement, réitéré la dynamique de la Trinité en se faisant apôtres, en accueillant le Saint-Esprit :

... celui qui veut trouver Dieu en soi doit être Fils de Dieu. Car le Père et le Fils sont ensemble, ce sont des corrélatifs. L’Esprit-Saint procède du Fils dans la Trinité.

De la même façon, en nous il ne procède et n’est donné qu’aux fils, Ga 4, : « Parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé l’Esprit du Fils dans vos cœurs ». Or nous sommes fils, si nous opérons quelque chose par amour du seul bien, en tant qu’il est bien. Fils dérive en effet de philos qui est amour en grec 61.

C ’est parce que l’amour, sous la forme de l’Esprit-Saint, flue du Fils en l’âme du chrétien que la grâce aboutit dans une activité extérieure qui manifeste la perfection intérieure, et agit comme une « évangélisation par l ’exemple », plus efficace encore que les discours :

Jn, 10 : « Croyez en mes œuvres pour que vous sachiez que le Père est en moi ». Il en va de même aussi de toute forme substantielle unie à une matière : elle communique son être à la matière et elle habite la matière par son propre être, et en l’habitant lui communique ses œuvres ; et grâce à ses œuvres, elle révèle à l’extérieur qu’elle l’habite, qu’elle est présente à la matière et en elle » (...) « C’est-à-dire que toutes nos bonnes œuvres (...) montrent, expriment et attestent que Dieu est en nous » 62.

« une telle vie édifie et éclaire le prochain plus que des paroles (...) Et Sénèque dans son Epître : « Longue est la voie des préceptes, courte et sûre celle de l’exemple » » 63.

Le parcours spirituel selon Eckhart ne se présente donc pas comme une simple ascension, mais comme un m ouvement d ’élévation et de retour enrichi. Le premier versant est fait d ’opérations intérieures et extérieures, qui purifient l ’âme comme le corps, en dévoilant l ’incessant engendrement du Fils qui se déroule, à son insu, dans l ’âme de l ’homme. Dans le don de la grâce culmine ce mouvement, avec la rencontre du créé et de l ’incréé, qui transfigure dans son rapport aux choses, l ’homme tant intérieur que viateur. Cette transfiguration trouve son expression dans la vie sainte, dont le rayonnement mue les hommes en « adverbes » « à côté du Verbe » 64.

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