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Eléments de lecture A. L’Opus Sermonum

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 121-124)

Le Verbe médiateur chez Maître Eckhart

2. Eléments de lecture A. L’Opus Sermonum

Qu’est-ce que : les « Sermons latins » ? Si ces mots désignent un ensemble de prédications conservées en langue latine, il n ’y a guère de problème. Mais, si seule la langue diffère, et non le contenu, pourquoi avoir distingué entre des sermons allemands et ceux-ci ? U n seul volume regroupant les sermons d ’Eckhart serait suffisant. Le titre même de l’ouvrage pourrait être critiqué, ainsi que le suggère K.Ruh : «N ous pouvons ( ...) concevoir les Sermons (latins) comme l ’Opus Sermonum initialement prévu par Eckhart » '. A la différence des sermons allemands, corpus en partie reconstitué d ’après des notes d ’auditeurs, l'O pus Sermonum est de la main même d ’Eckhart. Il appartiendrait, cette thèse ne fait pas l’unanimité 2, à l’Opus Expositionum, troisième volet de l ’Opus Tripartitum inachevé. L’Opus Expositionum se veut « l’exposé des autorités » : cette expression sans cesse reprise dans le texte actuel desdits « Sermons latins », quand l’auteur conclut une citation par le simple mot pertracta : « approfondis-le ! ». Eckhart lui-même propose comme titre Opus Sermonum. Il serait plus juste d ’aller contre l ’usage établi et de le lui restituer.

Une des meilleures copies en a été corrigée par Nicolas de Cues 3, en particulier pour ce sermon VI. L’intérêt de Nicolas de Cues pour ce volume souligne l ’importance et la qualité de l’œuvre. Celle-ci, à en juger par le peu d ’études systématiques qui lui ont été consacrées, a bien besoin de recevoir de tels appuis. Outre la force de la recherche allemande sur les sources de la culture germanique, qui a pu favoriser un corpus de sermons sur un autre, l ’Œuvre des Sermons souffre de plusieurs handicaps.

D’une part, sa forme générale paraît inachevée, à la fois dans le contenu (il manque un bon nombre de sermons traditionnels dans un sermonnaire) et à la fois dans sa forme actuelle qui est - volontairement ou non - une suite de pistes plus ou moins elliptiques. Les sous-entendus, les points de suspension, les allusions obscurcissent un

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texte déjà ardu en lui-même, car, et c ’est là l’autre différence de taille avec les sermons allemands, le public visé était un public de lettrés, principalement d ’étudiants 4. Très peu d'exem pla sont développés. Bien des références patristiques et scripturaires sont seulement signalées : elles semblent appartenir à ime culture acquise ou requise.

Outre ces difficultés, l’intérêt de cet ouvrage demeure : il nous restitue dans un guide de prédications, certes lacunaire, l ’architecture dogmatique de la pensée d ’Eckhart.

Pour chaque sermon, un examen attentif du texte est nécessaire afin de déterminer si la trame homilétique est constituée, finie, comme un plan type en quelque sorte, ou s’il faut se contenter de posséder des notes qui, inachevées ou extraites, de leur contexte sont devenues pour nous plus ou moins hermétiques.

B. Le sermon VI

Dans le cadre du sermon VI, D u prem ier dimanche après la Trinité, le sermon ici traduit est suivi de trois autres propositions de prédications pour le même jour.

Le texte suivi à travers ces trois propositions est 1 Jn 4, 8 ;9 ; 16 ; 18. Il est donc convenable de voir en ce sermon un commentaire de la première épître de Jean.

Le sermon VI, 2 porte sur la citation 5 : « Voici en quoi est apparue la grâce, l ’amour, de Dieu : il a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui ». Tout le commentaire dès lors portera sur la naissance du Fils, manifestation gracieuse de l’amour de Dieu. Cette naissance est principalement l ’engendrement du Verbe par le Père dans une âme pure. Cette dimension vient en complément de ce qui a été exposé dans le sermon VI, 1. Dans ce deuxième axe de prédication, le commentaire est nettem ent néoplatonicien. Outre une référence directe au monde des idées 6, la question de l ’incarnation du Fils est abordée selon les termes mêmes qui ont alimenté les débats au sujet du nihilisme christologique dans la seconde moitié du XIIe siècle :

« Note q u ’il a assumé la nature non la personne ». Il n ’est pas étonnant que sur ce thème aussi délicat, le Protocole de Cologne ait requis une mise au point. Ces débats du XIIe siècle 7 n ’ont trouvé qu’au XIIIe siècle leur conclusion, grâce au travail de Thomas d ’Aquin 8. Eckhart ne précisera pas outre mesure sa pensée. Ayant posé cette base, il va argumenter de la présence de Dieu au cœ ur des âmes pures pour présenter l’am our de Dieu. Dans Y Opus Sermonum, l’exposé de cette inhabitation est placé sous le registre de l ’inhabitation trinitaire et de la grâce, am our de Dieu, qui divinise et enfante Dieu dans l ’âme 9. Ici, à l ’âme pure, peut dans un contexte eckhartien être associée une âme détachée, vide de tout ce qui n ’est pas Dieu, disponible à la grâce. A cette disponibilité répond la proximité aimante d ’un Dieu qui a un dessein particulier pour l ’homme qu’il a créé.

Le sermon VI, 3 se centre ensuite sur le verbe « demeurer » : qui manet in caritate. Le champ ouvert est celui de l ’immanence. U n ensemble d ’expressions latines, typiques de la pensée d ’Eckhart, et une dialectique entre le détachement et l’amour fait de ce sermon une pièce aussi importante que méconnue. Le centre du sermon est introduit non sans humour par les mots « Ceci étant vu, les choses sont claires ». Ce qui a été vu, c ’est que Dieu étant l ’amour, demeurer en Dieu et demeurer en l’am our sont des locutions interchangeables. La suite 10 mérite d ’être traduite :

Mais Dieu n’est un amour ni moins ni autre que son propre être. Il est reconnu que celui qui demeure dans l’être de Dieu, demeure en Dieu 11 et Dieu en lui. Là,

UN PRINCIPE ECKHARTIEN PEU SOULIGNÉ 12 1

note que l’amour n ’a rien à faire avec la récompense : tout son être est dans le mérite ; et ensuite rien avec l’action ou l’agir, avec naître, avec être disponible, avec se mouvoir. Cependant, il a à faire avec la volonté. Ensuite : en raison de lui seul, nous sommes bons, mais par un intellect nu, et plus que nu (supemudo) nous nous ne sommes pas bons, mais heureux. L’intellect et la volonté, l’amour et la béatitude se tiennent comme la servante face à la femme libre 12, comme la forme substantielle, la disposition face à cette dernière, comme l’être face au devenir, comme se mouvoir vers le haut face à se reposer l3. Voir le psaume : « je serai rassasié quand apparaîtra ta gloire », tout comme la faim face à la nourriture, la soif à la boisson. Voir le psaume :

« Près de toi est la fontaine de la vie » etc. « ils s’enivreront » etc. Note que Platon disait que les formes étaient données selon le « mérite » de la matière. A travers cela, il apparaît que la volonté et l’amour, qui concernent le mérite, se tiennent vis-à-vis de la béatitude comme des récompenses à la façon de la disposition à l’accident vis-à-vis de la forme substantielle.

Le fond platonicien est fortement confirmé. Le débat sur le primat de l’intellect agent ou de la volonté, ce qui est peut-être un faible indice de l’origine parisienne de ce paragraphe, est poussé plus avant. Le détachement (intellectum supemudurri) perd son primat absolu. L’argument final de tous ces points capitaux est la compréhension de Dieu comme être, comme Un et comme amour.

Le sermon VI, 4 est plus tourné vers l’exhortation spirituelle. Eckhart y examine les différences entre la crainte de Dieu et l ’amour de Dieu. Il s’y exprime d ’une façon classique. Ce texte n ’est pas pour autant mineur dans l ’œuvre d ’Eckhart. Ce rappel du christianisme d ’Eckhart, maître dominicain, comme les Entretiens Spirituels, invite lui aussi, à « avoir l ’esprit libre et à s ’engager en vue de la conformation au C hrist...

sur le chemin pascal de l’amour » I4. Le sermon VI, 1 ouvre donc un commentaire de la première épître de Jean, et place l ’amour qui est Dieu et qui vient de Dieu comme un élément clef de sa mystique.

G Le sermon VI, 1

La traduction de telles trames homilétiques est soumise au respect de l ’ellipse, qui est l’état dans lequel Eckhart a laissé son texte, mais également soumis à l’exigence de clarté venue du respect du lecteur moderne. Elle comporte donc un ensemble de choix très particuliers. Parmi ceux effectués ici, le choix de la forme littéraire est important.

L’édition latine de référence, celle de Josef Koch, présente un texte organisé en paragraphes. Pourtant certains textes, dont le sermon VI, 1, sont des plans de travail, et méritent d’être rédigés comme tels : une série de points à développer, organisée en partie et sous parties. Ainsi, les nombreux primo, secundo, tertio en retrouvant une hiérarchie visible, peuvent jouer parfaitement leur rôle d ’opérateurs logiques. La division en paragraphes, notés de 53 à 56 dans l’édition latine devient artificielle.

Le texte obtenu forme un ensemble qui s’organise alors en trois parties, littérairement discernables. La méthode par laquelle Eckhart construit ses commentaires dans l ’Opus Sermonum consiste à suivre le verset choisi, et à le découper en unités grammaticales les plus petites possibles. Ici, ayant retenu les mots « Dieu est amour », il se contente de cette proposition.

Le travail littéraire fourni par Eckhart est nettement visible dans sa construction : des expressions types inaugurent et closent chaque partie et sous-partie. La première

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partie est incluse entre deux répétitions des mots : in abstracto, la deuxième partie de même par les mots communis est. La troisième partie possède ime structure plus complexe. Les premiers mots qui m arquent son ouverture sont se toto (« lui-même tout entier »), qui mènent à l’expression toto sui nos am at : à la proposition précédente est rajouté nos. Eckhart, de façon linéaire, alterne nos amat et se amat. Ce glissement de se à nos, sera repris, mais inversé, dans le deuxième mouvement de ce paragraphe : en retournant à se à partir de nos. Incidemment, la grammaire montre un mouvement soulignant la dynamique néoplatonicienne creatio-redditio, à travers la séquence se, nos, se. Mais Eckhart va l ’insérer dans la dogmatique chrétienne.

Pour ce faire, le M aître a recours à un nouveau verbe : dat. L’arrivée du verbe

« donner » n ’est pas incongrue : au milieu du paragraphe, le quatrième argument est le seul qui ne soit porteur d ’aucun des mots-clefs. Ce paragraphe est le pivot herméneutique qui relie l ’amour de Dieu pour l’homme, et l ’amour de Dieu en Dieu.

Il est au sens propre et figuré le centre du paragraphe. Ce pivot est : « L’amour par lequel Dieu nous aime est FEsprit-Saint ».

Cette trame homilétique peut être, par conséquent, considérée comme un travail fini. Il ne reste q u ’à expliquer plus simplement, d ’où les remarques « Explique cela », à la fin de certaines phrases. C ’est une architecture complexe, mais assez construite pour q u ’il ne reste plus q u ’à la développer. Elle possède même déjà un exemplum, celui du soleil, et une parénèse qui à la fois donne une indication sur la mise en pratique de ces enseignements, et une formule aisée à retenir pour ouvrir la question sur un champ beaucoup plus vaste.

Résumons donc. Premièrement, ce sermon montre combien Y Opus Sermonum est peut-être sous cette forme composé d ’écrits achevés, destinés à donner un fil directeur, et combien, parce que réduits à leur plus simple expression, ces écrits sont révélateurs de la stylistique eckhartienne, aptes à devenir de précieux outils pour l ’identification de certains passages douteux de son œuvre.

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