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La grâce d’adoption

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 106-109)

Le Verbe médiateur chez Maître Eckhart

2. La grâce d’adoption

Personne ne vient au Père, si ce n’est par le Fils 23.

M aître Eckhart interprète l ’Incam ation à la lumière du couple altération - génération. Pour ce qui concerne la grâce, c ’est à la notion de forme substantielle ou forme essentielle que nous devrons avoir recours, et dont l’unité apparaît, selon Alain de Libéra, « comme l ’aboutissement métaphysique de la physique de l’instant du changement substantiel » 24. C ’est-à-dire que la forme qui, physiquement, met un terme au processus d ’intensification de la dispositio a d form am et qui, de la sorte, se fait le point de pivot entre deux substances, se décline sous l ’angle métaphysique comme l’héritière directe de la théorie des formes substantielles chères à Thomas d ’Aquin. Le changement substantiel, en effet, se produit par l’introduction dans le composé d 'une nouvelle forme substantielle et qui lui donne l ’être en totalité. De ceci résulte que du m om ent que la forme essentielle s’introduit dans un composé, il ne demeure en celui-ci rien de la forme précédente, l’unité de la forme impliquant leur exclusion mutuelle. Certes, une « même chose en nombre » peut être simultanément

« blanche et noire sous un acte incomplet, comme lorsque de noire elle devient blanche. M ais que la m êm e chose soit simultanément en acte complet blanche et noire, c ’est impossible » 2S. En relativisant la notion d ’acte, Eckhart suit Platon qui distinguait l’être relatif et l ’être absolu pour penser le devenir et l’être proprement dit.

De la sorte, le théologien s’autorise à penser le devenir dans sa réalité physique, tout en conservant la théorie de l ’unité des formes essentielles.

La notion d ’acte se fait alors capitale. En effet, en traitant de façon générale des rapports entre forme et matière, M aître Eckhart laisse voir comment c ’est dans

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l’actualité que ces deux principes trouvent leur unité, unité qui, portant sur leurs

« essences respectives », ne se borne pas à les unir, mais les rend « un au sens propre » 26. Afin que cette unité substantielle puisse « prendre », il faut que le principe actif - la forme - et le principe passif - la matière - soient purs, ou « nus », c ’est-à-dire dépouillés respectivement de toute passion et de tout acte. Car c ’est leur « nudité » respective et réciproque qui permet aux deux principes d ’être un en acte. L’œil, réceptacle de la chose vue, doit ainsi être dépouillé de toute couleur pour pouvoir la recevoir, de même que la matière doit être nue de tout acte pour accueillir une forme essentielle. « C ’est par le même acte simple et en dehors de toute composition que la vue voit en acte et que le visible est vu en acte » 27.

Le Logos proprement dit se présente comme l’unité du Verbe non-dit et du Verbe dit. En ce sens, le Logos peut être compris comme Y action unique par laquelle Dieu

« engendre le Fils, (...) et (...) crée la créature » 28. Il en va ici selon irne structure identique lorsqu’Eckhart identifie l ’imité du composé de matière et.de forme à Y acte lui-même qui les assemble. Pris en eux-mêmes, la forme et la matière sont bien distincts, mais dans et p a r cet acte, matière et forme, sensible et sens, corps et âme sont « un au sens propre » ; dans et par la génération de la forme essentielle, le « ce que c’est » et le « ce par quoi c ’est », qui « sont deux et non un en tout créé » 29, trouvent une unité qui dépasse ce q u ’ils sont en eux-mêmes. Eckhart y insiste : « Que s’il advient que mon œil, qui est un et simple en lui-même, et se trouve ouvert et porte son regard sur le bois, chacun demeure ce qu’il est, et cependant, dans la réalité de la vision, ils deviennent un au point que l ’on peut dire en vérité : œil-bois, et le bois est mon œil. Que si le bois était sans matière et s’il était pleinement spirituel comme l’est le regard de mon œil, l ’on pourrait dire en vérité que dans l ’acte de la vision le bois et mon œil constitueraient un seul être » 30. Ainsi donc, malgré leur dualité constitutive, matière et forme se trouvent sur le mode de l ’unité par l’engendrement dans la matière de la forme essentielle. Cette unité duelle dans l’acte signifie que les deux principes constituants du composé, en tant qu ’il sont en contact, sont un.

La béatitude, par exemple, consiste en « une seule et même chose, qui est action en Dieu et passion dans l’âme » 31. Ceci n ’est pas sans rappeler 1’« unum in duobus » qui caractérise l’univocité. Tout en effet laisse penser que le « ce que c ’est » et le

« ce par quoi c ’est » s ’associent selon ce schème ; c ’est-à-dire qu’en tant qu’ils sont en acte, ils sont identiques selon l’essence, mais n ’en demeurent pas moins autres selon la « personne », conformément au programme de concordance des divinia et des naturalia :

En toutes nos puissances sensibles ou rationnelles il faut qu’avant toute chose soit engendrée une espèce, rejeton de l’objet, de sorte que la vue en acte s’avère être autre sans être autre choseque le visible en acte et qu’ils soient un, comme le dit Aristote : le visible qui engendre et son rejeton dans la vision, le père et le fils, l’image elle-même et ce dont elle est l’image, sont coétemels en tant que tels, c’est-à-dire en tant qu’ils sont en acte 32.

Il nous reste dès lors à envisager, dans un troisième temps, les conséquences de ce programme in moralibus.

VEntbildung, thème capital de la prédication en langue allemande, apparaît ici sous un jour particulier à la lumière de la thématique de la m atière et de la forme 33.

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Elle est à entendre comme le mouvement unique et simple de la double purification du corps et de l ’âme, de la matière et de la forme du composé qu’est l ’homme, laquelle purification, progressive, sert la génération de la forme essentielle. Cette génération, puisqu’elle ne peut se voir imbriquée dans le déroulement temporel 34, a lieu dans l ’instant de l ’éternité. La retombée directe pour l ’homme est que la génération de sa forme essentielle « sous un acte complet » signe l ’accomplissement de son âme au delà (et en deçà) du devenir : dans l ’être. Comprenons : l ’être au sens premier, l ’être véritable de l’homme accompli, de celui qui pâtit pleinement la génération du Fils hors du temps. A nouveau, dans un souci d ’unité de la pensée, Maître Eckhart superpose en toute cohérence une panoplie hétéroclite de schèmes, en l’occurrence la physique « aristotélicienne », le schème de la parenté dans sa version johannique axée autour de la génération, ainsi q u ’une éthique chrétienne du retour à Dieu.

En outre, la génération du Verbe en l’âme accomplit l’unité « en acte complet » de la matière et de la forme, « en sorte que l’être de l ’âme aussi bien que celui du corps sont parfaits en un Christ : un Dieu, un Fils » 35. Ame et corps doivent par l’initiative humaine être expurgés de ce qui les rend impropres ; ensuite, le Père accomplit leur perfection en engendrant son Fils. Il y a donc une totale passivité de l’homme dans ce saut.

L’homme parviendra à cet état par ime humble et patiente assimilation au Christ :

« ne reconnaître d ’autre Père que Dieu seul » 36, c ’est se positionner en fils, pour faire advenir la promesse suprême, la sortie de la condition humaine, car « qui dit Père ne dit pas ressemblance, mais naissance » 37. Il faut être « transformés en Lui » 38.

L’expression est à prendre au sens fort, car le détachement prépare en l’âme la vacance d ’un lieu où, littéralement, Dieu accomplit l ’engendrement de la « forme»

christique, au sens où la forme est 1’« être par quoi ». M oyennant la grâce, l ’homme,

« en qui le Père engendre son Fils (...) de la m anière m ême dont il l’engendre dans l’éternité » 39, acquiert l ’accomplissement de son être-par-le-Fils :

Il y a deux modes d’être. L’un est le pur être substantiel selon la déité, l’autre, est l’être personnel. Tous deux cependant ne sont qu’une substance (...). Etant, selon mon humanité, de la même nature que le Christ, je suis uni à son être personnel de telle sorte que je suis par grâce dans l’être personnel un avec lui, et même, cet être personnel lui-même. Comme Dieu le Christ demeure éternellement dans le Fond du Père, et que je suis en lui comme un seul fond et le même Christ, porteur de mon humanité, celle-ci est aussi bien à moi qu’à lui dans l’unique substance de l’Etre étemel, en sorte que l’être de l’âme aussi bien que celui du corps sont parfaits en un Christ : un Dieu, un Fils 40.

L’ascétique quête du chrétien cherchant la justification à travers la ressemblance au Christ se consomme, par la grâce, dans la co-appartenance de l ’être personnel avec le Fils. Et puisque le Christ, comme deuxième Personne de la Trinité, en vertu de la relation d ’univocité qui gouverne celle-ci, « demeure éternellement dans le Fond du Père », c ’est-à-dire partage à égalité 1’« unique substance de l’être étemel », l ’humanité q u ’il a assumée lui appartient autant qu’au chrétien justifié dans l’Un. En somme, c ’est uniquement l ’identification - m odérée par la notion d ’appartenance en propre et en prêt - de la nature de l ’homme à celle du Christ qui permet de passer à l ’idée d ’une identification, elle aussi gracieuse, du fond de l’âme à l’Un-Etre, et

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cela n ’est pensable qu’en posant un monothéisme trinitaire au demeurant tout à fait orthodoxe.

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