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La mystique du désert selon Maître Eckhart

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 164-167)

Strasbourg et la mystique rhénane au XIVe siècle

6. La mystique du désert selon Maître Eckhart

Le séjour de M aître Eckhart à Strasbourg entre 1313 et 1323 représente un véritable « chemin de Damas » pour le frère dominicain. Loin des questions disputées de l’Université de Paris, le Lesem eister devient un pasteur et un Lebemeister 22.

Soucieux de son auditoire, il abandonne le latin, prêche en langue vernaculaire, en moyen haut allemand, et emprunte à l’expression mystique ses plus pertinentes images poétiques. Parmi ces images, le désert tient une place centrale 23.

Dans les Sermons et les Traités de l’œuvre allemande, le désert désigne une réalité existentielle. C ’est ime exigence de vie pour l ’âme qui consent à se perdre elle-même pour se laisser envahir par le mystère de Dieu. Dans les Entretiens spirituels, adressés aux novices d ’Erfurt entre 1294 et 1298, M aître Eckhart émet de vives réserves à l ’égard de l ’érémitisme qui pousse le chrétien « à se retirer complètement du monde et à vivre dans la solitude, pour y trouver la paix ». Car, « qui possède Dieu en vérité le possède en tous lieux et dans la rue et avec tout le monde, aussi bien qu’à l’église ou dans la solitude ou dans une cellule. Pourvu q u ’il le possède droitement, pourvu qu’il le possède toujours, nul ne peut l ’en distraire » 24. L’exigence du désert n ’est donc pas à chercher au-delà des murs de la cité, mais en demeurant « à l ’écart » au cœur de la vie en société. Car il est « plus dur d ’être isolé dans la foule que dans le désert ( Wûste) » 25. Loin des pratiques ascétiques de l ’érémitisme médiéval, la rupture tient donc d ’une exigence essentiellement spirituelle. Dans le Sermon 104, le désert n’est plus seulement un lieu mais une manière d ’être qui révèle l ’authenticité de l’appel de Dieu. « Parce que tu t ’es dépouillé de toutes tes propriétés et réduit à un désert - comme il est écrit : « La voix appelle dans le désert », laisse cette voix étemelle appeler en toi comme il lui plaît, et sois à toi-même et à toutes choses un désert » M.

Comme pour Antoine le Grand, c ’est donc l’être qui est la terra incognita à conquérir.

A Erfurt, M aître Eckhart s ’adresse non seulement à de jeunes religieux plus ou moins rompus aux exercices de la vie ascétique, m ais aussi et déjà au « simple laïc » en recherche d ’une authentique vie spirituelle. Dès avant son arrivée à Strasbourg en

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1313, la prédication de M aître Eckhart est donc en parfaite consonance avec l ’idéal du mouvement béguinal 27.

Comme beaucoup d ’autres expressions de l’œuvre allemande, le désert n ’est pas une image directement empruntée au langage poétique de la Brautmystik. Car c’est d’abord une métaphore du néoplatonisme dionysien. Les poèmes de Hadewijch d’Anvers, les ouvrages de Béatrice de Nazareth, les lettres de Mechtilde de Madebourg et Le miroir des simples âmes anéanties de Marguerite Porète sont tous, sous des modes différents, marqués par la réalité du désert. Cette réalité relève davantage du langage de la Brautmystik que de celui de la Wesenmystik ou de la Gottesmystik. Il y a néanmoins dans l ’œuvre de Hadwijch d ’Anvers une évolution sensible en faveur de la Wesenmystik. En effet, dans un premier temps, le désert sauvage des Strophische gedichten représente l’exil où vivent les amants de Dieu lorsqu’ils sont séparés de l’objet de leur amour. « Ce désert est cruel et nul ne lui ressemble, que l’amour fait en son domaine lorsque notre désir languit vers lui et que nous l’éprouvons sans le connaître jamais » 28. Par la suite, dans les Mengeldichten, teintés de néoplatonisme dionysien, le désert n ’est plus un lieu mais un état. Il exprime la nécessaire simplicité de l’être dans son union à Dieu. « Ce n ’est point tout de s’exiler, de mendier son pain et le reste, les pauvres d ’esprit doivent être sans idées dans la vaste simplicité qui n’a ni fin, ni commencement, ni forme, ni mode, ni raison, ni sens, ni opinion, ni pensée, ni intention, ni science : qui est orbe sans limites. C ’est cette simplicité déserte et sauvage q u ’habitent dans l’unité les pauvres d ’esprit : ils n ’y trouvent rien, sinon le silence libre qui répond toujours à l’Eternité » 29. C ’est cette expression de l’apophatisme dionysien qui, dans la mystique féminine, prélude à la mystique rhénane.

Si Maître Eckhart a une quelconque connaissance du Miroir des simples âmes anéanties, il n ’est pas certain q u ’il ait fréquenté l’œuvre d ’Hadewijch d ’Anvers 30.

Par ailleurs, conscient des soupçons d ’hétérodoxie qui pèsent sur la mystique de la tradition béguinale, il préfère se référer aux auctoritates qui la nourrissent. La chaîne que représente l ’œuvre d ’Origène, Ambroise, Augustin, Grégoire, Bernard de Clairvaux, et Guillaume de Saint-Thierry est en soi une autorité 31. L’influence de cette chaîne est sensible dans l’utilisation que Maître Eckhart fait du texte biblique d’Osée 2, 14 dans son œuvre allemande 32. Le « et ducam eam in solitudinem et loquar ad cor eius » du livre d ’Osée est cité non seulement dans le Traité de la divine consolation mais aussi dans le Traité de l ’homme noble. Dans chacun des deux traités, solitudo est traduit par einoede. En insistant sur le mot ein, Maître Eckhart donne au désert le sens d ’unité 33. Le désert se confond donc avec l ’Un de Proclus et du Pseudo-Denys l ’Aréopagite. Dans le Traité de la divine consolation, cette référence néoplatonicienne enracine le propos d ’Eckhart dans la Wesenmystik. « Je les conduirai dans le désert (einoede) et là je parlerai à leur cœur », dit le Père. Cœur à cœur, un dans l’Un, voilà ce que Dieu aime. Tout ce qui est étranger à l’Un et loin de l ’Un, Dieu le hait. C ’est vers l’U n que Dieu appelle et attire. C ’est l ’Un que recherchent toutes les créatures, même les plus infimes, et c ’est l’Un que les plus élevées trouvent.

Emportées au-dessus de la nature et transformées, elles cherchent l ’un dans l ’Un, l’Un en lui-même. C ’est sans doute pour cela que le Fils dit : Dans la Déité, Fils dans le Père, là où je suis doit être celui qui me sert, me suit et vient à moi » 34. Dans le Traité

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de l ’homme noble, c ’est l ’Un, en l ’unité q u ’il détermine, qui fonde et manifeste la noblesse de l ’âme. « Qui donc est plus noble que celui qui est né, d ’une part du plus haut et du meilleur de la créature, et d ’autre part du fond le plus intime de la nature divine et de sa solitude ? « Notre Seigneur dit par la voix du prophète Osée : « Je veux conduire la noble âme dans le désert (einoede) et là je parlerai à son cœur ». L’Un avec l ’Un, l ’U n de l ’Un, l ’U n dans l’U n et, dans l ’Un, éternellement Un » 35. Dans le Granum Sinapis, le désert est exprimé par die Wûste. Il se rapporte tout comme einoede au caractère insondable de la divinité : « Ce désert (die Wûste) est le Bien par aucun pied foulé, le sens créé jam ais n ’y est allé. Cela est, mais personne ne sait quoi. C ’est ici et c ’est là, c ’est loin et c ’est près, c ’est profond et c ’est haut, c’est donc ainsi que ce n ’est ça ni ci ». Irréductible à un état, ou une manière d ’être, le désert demeure l ’expression d ’un « lieu » où l’âme doit se tenir. Le propos de Maître Eckhart est donc essentiellement « topologique ». En effet, dans les Traités et les Sermons allemands la première question ne porte pas sur ce que sont les êtres et les choses et comment elles sont, mais où elles sont. Selon M aître Eckhart, dans le Sermon 21,

« toutes les créatures sont en Dieu » 36. Il y a donc une coïncidence entre le « lieu » où se situent les êtres et les choses et leur « lieu » d ’origine. Ce « lieu » c ’est la Déité elle-même, ou l ’utopie de Dieu, quand le désert représente une des plus anciennes personnalisations métaphoriques de la divinité. Dans le Granum sinapis, le désert, ou cette utopie, représente un appel. C ’est non seulement l ’appel à abandonner tous ses biens, à l ’exemple d ’Antoine et d ’une foule d ’anachorètes, mais aussi et surtout à s’abandonner soi-même : « Deviens tel un enfant, rends-toi sourd et aveugle ! Tout ton être doit devenir néant ! Laisse le lieu, laisse le temps, et les images également ! Si tu vas par aucune voie sur le sentier étroit, tu parviendras ju sq u ’à l’empreinte du désert (der Wûste spôr) ». Si l ’image du désert évoque un chemin, le désert excède la pérégrination qui lui est traditionnellement attachée. En effet, la nature du désert est une représentation de l ’unité divine. C ’est d ’ailleurs cette nature qui détermine l’attitude du fidèle dans sa relation à Dieu. « Le désert de Dieu n ’a ni lieu ni temps, il a sa propre guise ». De même le désert du recueillement n ’a ni lieu ni temps privilégié, il a sa propre attitude. C ’est cette attitude qui, dans l ’unification, la simplification et la ressemblance avec Dieu, représente la plus authentique fuite du monde 37. Chez Maître Eckhart, le désert est donc une réalité théologique qui, forte d ’une « utopie », commande une exigence de vie.

C ’est le désert, ou plus exactement « l ’être nu » exprimé d ’un « mot unique, sans forme en soi (...) auquel rien ne s’ajoute ni ne se retranche » qui caractérise la prédication de M aître Eckhart 38. Enracinée dans une tradition biblique, et nourrie de néoplatonisme, l’œuvre allemande représente bien plus qu’une simple réponse théologique réservée à la solitude des béguines et des moniales de la vallée rhénane. En effet, elle est l’expression du désert constitutif d ’une authentique vie spirituelle offerte à tous. A Strasbourg, le désert, c ’est une utopie pour tous. Malgré la condamnation de dix-sept propositions en 1329 par la bulle In agro dominico, la réception de l ’œuvre de M aître Eckhart manifeste la pertinence de cette utopie ju sq u ’au milieu du XIVe siècle.

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Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 164-167)