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L’image est une étape dans l’éveil de la connaissance de soi

Dans le document DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles (Page 84-89)

Image et connaissance de soi chez Maître Eckhart

9. L’image est une étape dans l’éveil de la connaissance de soi

Après avoir considéré ces différents aspects de la notion d ’image, à savoir:

les difficultés philologiques sous-jacentes au vocabulaire eckhartien de l’image (imago et bilde - en rappelant que l’usage d’une, voire de nombreuses langues est un facteur constitutif de la connaissance de soi) ; après avoir vu l’importance de la notion de Bildung comme paideia, c’est-à-dire comme « formation » de ce qu’il y a de « semblable au divin » et de meilleur en l’homme, et constaté que chez Eckhart, cette Bildung comprend nécessairement une phase d’Entbildung ; après avoir énoncé trois niveaux cognitifs ou sémantiques de l’image; après avoir parlé de la dialectique de l’image (ressemblance/dissemblance) et noté que l’image révèle l ’art du maître, de manière plus ou moins ressemblante ; après avoir conclu que YEntbildung est une sorte de « méthode aphairétique » (voir Pierre Hadot) ; parlé d’ontologie de l’image, en constatant que c’est justement « le néant de l’image » qui fonde l’être de l’image ; commenté « Les sept degrés de la vie contemplative », meilleur résumé d’un

« exercice spirituel » de type eckhartien ; et finalement, après avoir exposé pourquoi la vie contemplative n ’est pas forcément opposée à la vie active, en vertu d’un certain

« double regard de l’âme » ; on conviendra que la problématique de l’image n’est pas dépourvue de paradoxes, mais aussi, que telle est bien sa richesse. D’un point de vue dialectique, ces aspects contradictoires de l’image sont du reste dans un équilibre certain. Par extension, la connaissance de soi est aussi une affaire d’équilibre.

Chez Maître Eckhart, comme dans la plupart des religions, l ’image est d’abord ime étape dans l’éveil de la connaissance de soi, pour ne pas dire de la vie spirituelle.

Dans sa quête d ’une image au-delà de l’image, Eckhart nous fait aussi comprendre qu’il n ’est pas nécessaire de détruire un état d ’éveil pour parvenir à un autre. Telle

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serait l’erreur de l ’iconoclasme. Par un dépouillement intérieur, qu’il assimile à une

« percée » vers la Déité, Eckhart cherche à joindre la réalité la plus transcendante, sans pour autant remettre en cause l ’immanence de la créature.

Mais au M oyen Age, comme de nos jours, l ’image — en particulier l ’image artistique - est aussi une étape dans l’éveil de la sensibilité. Comme énoncé au début de cet article : une sorte d ’amitié entre le médium et le modèle qu’il épouse pour le reproduire et se rendre semblable à lui. Cet éveil de la sensibilité — et même d ’une certaine sensualité — n ’est pas nécessairement opposé à la vie spirituelle, puisque

« toute créature est pleine de Dieu et est un livre » 40. Cependant, il y a toujours l’aspiration vers un au-delà de l ’image. Jusque dans l ’art abstrait, où l ’image aspire à

« devenir » elle-même son propre « au-delà », en abolissant toute référence au modèle - alors que Maître Eckhart semble au contraire vouloir abolir l ’image pour « devenir » le modèle divin.

Mais par-delà ces tentatives extrêmes, qui se ressemblent dans leur effort de surmonter la dualité image-modèle (c’est-à-dire, pour Eckhart : la dualité créature-créateur), il n ’en demeure pas moins que l ’image renvoie par définition à autre chose qu’elle-même, que ce soit une réalité plus transcendante ou plus immanente.

Comme par exemple chez ce bachelier anonyme, sans doute contemporain de Maître Eckhart (et précurseur de la renaissance d ’un imaginaire plus charnel ?), qui préfère la vérité du modèle sensible à l ’artifice illusoire ou « virtuel » d ’une image peinte - en l’occurrence la bouche vermeille de son amie (« Prends ô Fleur cette fleur (...) sa rougeur convient à ta bouche ! »), et de conclure :

Fleur dans l’image n’est pas fleur, juste une figure ; Qui peint une fleur n’a l’odeur que de la peinture 41.

Mais c ’est surtout dans la vie spirituelle qu’il convient de ne pas mépriser les images extérieures des choses de ce monde. Même si, selon une manière de dire qui remonte à Platon, elles sont entachées de dissemblance et d ’imperfection. La magie des images réside justem ent en cela qu’elles sont en mesure de rendre l ’intellect et les émotions sensibles à un au-delà invisible des images sensibles. Grâce à « la divine étincelle », qui réside dans le regard de celui qui contemple, elles laissent entrevoir quelque chose d ’une mystérieuse affinité élective que la matérialité de la chose visible ne saurait à elle seule révéler. Pour Eckhart comme pour Angelus Silesius, la signification de la Vierge Apocalyptique (apocalypse au sens de dévoilement, révélation et non pas fin du monde !) ne se trouve nulle part, hormis dans l ’âme de celui qui la contemple :

Quel est le sens de ta profonde méditation ? La Femme Solaire Avec la lune sous ses pieds/eh bien ce doit être ton âme 42.

Cet aphorisme d ’Angelus Silesius pourrait réconcilier, en guise de conclusion, le monde sensible avec le domaine spirituel et mystique, pour en faire une seule et même théorie de l ’image, alliant connaissance de soi et appréciation du monde sensible.

Ces deux perspectives, souvent dites contradictoires et divergentes, se retrouvent en effet dans la joie de la contemplation. Les yeux ouverts en-dedans, ou tournés vers le monde extérieur, se réjouissent de ce q u ’on peut appeler, selon divers degrés et selon les circonstances : séduction, charisme, merveille ou beauté ineffable. Reste

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alors la question : qu’est-ce que la beauté ? - M aître Eckhart utilise cet adjectif à propos des femmes, notamment à propos de l’épouse du Cantique, mais encore : rien n ’est plus beau, selon lui, que le ciel et belle est aussi la nature qui verdoie et fleurit.

Cependant, la plus ineffable beauté réside dans la connaissance silencieuse du temple de l ’âme 43.

Notes

1 L ’étymologie de Bild n ’a pas encore été définitivement éclaircie, tout comme l’autre thèse, selon laquelle il y aurait une parenté entre philos et le sanscrit priyà (aimé, chéri).

Voir notamment M. L a n d f e s t e r , Das griechische Nomen « philos » und seine Ableitungen, Hildesheim, Georg Olms, 1966, p. 34-38.

2 Voir E. Ben v en iste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. I. Economie, parenté, société, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 337-340.

3 En vieil islandais, bil possède une fonction temporelle : le moment, c’est aussi l’instant d’une image, le temps d’un clin d’œil, d’où également l’idée d’intermittence, voire de défaillance. Bil-rôst - ou bifrôst - serait la via tremula, c’est-à-dire l’arc-en-ciel. Dans

IMAGE ET CONNAISSANCE DE SOI 8 5 W. Jaeger, Die Theologie derfriihen griechischen Denker, S tuttgart, K ohlham m er, 1953 (trad. : A la naissance de la théologie. P aris, C erf, 1966). oblivionem vitae temporalis transeuntem in perfectam formam, quae facta est ad imaginem et similitudinem Dei ».

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31 Id., n. 4.

32 Id., n. 9.

33 Id.,n. 15.

34 Voir F. Pfeiffer(éd.), Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts. Vol. 2 : Meister Eckhart, Leipzig, 1857 (Aalen, Scientia, 1991), p. 618-619. «Les sept degrés de la vie contemplative », dans Ma ît r e Eck ha r t, La divine consolation, trad. W . Wackernagel, Paris, Payot et Rivages, 2004, p. 107-111.

35 Sermon 86, DW III, p. 482-483 (trad. W.W.). Voir An c. 3, p. 172-173.

36 Id., D W ill, p. 485 (trad. W.W.). Voir An c. 3, p. 172-174.

37 Sermon 10, DWI, p. 165 (trad. W.W.). Voir An c. 1, p. 109.

38 Rede der Underscheidunge, DWV, p. 290, 5-291, 2. Eckhart utilise tantôt « du » et tantôt « der mensche ». Ici, nous avons toujours traduit par « tu », pour souligner le caractère personnel de l’expérience énoncée dans ce passage.

39 II y aurait peut-être ici ime analogie avec « Mimir », la source de la sagesse où le « Père de toutes choses » (Âlfathir) aurait déposé son œil (les avis divergent quant à savoir lequel). Voir notamment la strophe 28 du poème eddique de la Voluspa, et le chapitre 14 du Gylfagiming.

40 Sermon 9, DWI, p. 156 (trad. An c. 1, p. 104).

41 Flos in pictura non est flos, immo figura ; Qui pingit florem, non pingit floris odorem. Voir Carmina Burana, n° 186, B . Bischoff, W. Meyer, A. Hilkaet O. Schumann(éd.), Heidelberg, Carl Winter, 1970.

42 An g elu s Silesiu s, op. cit., II, 9, p. 73.

43 Voir Predigt 1, DW I, p. 12, 9-12 : « Swenne dirre tempel alsus ledic wirt von alien hindernissen, daz ist eigenschaft und unbekantheit, sô blicket er alsô schône und liuhtet also luter und klâr iiber allez, daz got geschaffen hât, und durch allez, daz got geschaffen hât, daz im nieman widerschinen mac dan der ungeschaffene got aleine ».

M étaphysique et m ystique du Verbe

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