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La révolte métaphysique passera par la structure

Chapitre 3 : L’irréductible lien à Dieu

3/ La révolte métaphysique passera par la structure

Même s’il veut renier Dieu, MacDiarmid tremble encore devant la grandeur d’une

Totalité déifiée qu’il cherche à atteindre à tout prix. Son désir de Totalité poétique émane des

mêmes impulsions mythologisantes que certains de ses contemporains, Yeats, Eliot ou Muir,

dont les œuvres ne parvinrent pas à se défaire de la symbolique chrétienne ou se retournèrent

vers des mythes qui comblaient le vide laissé par Dieu. Ce comportement fut justement

conceptualisé par Albert Camus dans « L’homme révolté » :

Le révolté métaphysique […] se dresse sur un monde brisé pour en réclamer l’unité. […] Protestant

contre la condition dans ce qu’elle a d’inachevé, par la mort, et de dispersé, par le mal, la revendication

motivée d’une unité heureuse, contre la souffrance de vivre et de mourir. […] Le révolté métaphysique

n’est donc pas sûrement athée, comme on pourrait le croire, mais il est forcément blasphémateur.

Simplement, il blasphème d’abord au nom de l’ordre, dénonçant en Dieu le père de la mort et le

suprême scandale. […] Le trône de Dieu renversé, le rebelle reconnaîtra que cette justice, cet ordre,

cette unité qu’il cherchait en vain dans sa condition, il lui revient maintenant de les créer de ses propres

mains et, par-là, de justifier la déchéance divine. […] Il inaugure l’entreprise essentielle de la révolte

qui est de substituer au royaume de la grâce celui de la justice. Du même coup, il commence l’attaque

contre le christianisme

55

.

Malgré l’éloignement spatio-temporel entre les deux hommes, l’œuvre de MacDiarmid

répond parfaitement à la définition de Camus : la poésie se fonde sur ce mouvement

d’opposition à Dieu et de prise en charge de l’unité du monde, de la Totalité. La révolte

métaphysique élémentaire consisterait donc à briser le lien à Dieu, reprendre à son compte les

fils de l’univers et s’emparer du pouvoir suprême : établir et créer des liens. Camus indique

cependant que cette révolte « commence l’attaque contre le christianisme ». L’emploi du

verbe « commencer » est décisif : revendiquer une poétique basée sur l’idée de Totalité

unifiée, pendant légèrement sécularisé de Dieu, ne représente qu’un premier pas vers la

sécularisation. En outre, la définition de Camus peut être divisée en deux moments : la partie

initiale de son analyse évoque une révolte fondée dans un premier temps sur le dire, une

révolte qui s’exprime dans les expressions « réclamer », « revendication », « blasphème » et

« dénonçant », tandis que la seconde partie de sa définition se structure autour du faire, grâce

aux termes « créer », « entreprise » et « substituer ». Ce deuxième moment tourné vers la

création est celui qui « commence » réellement l’attaque ; il correspond à une révolte

agissante. Ainsi, la définition de Camus nous permet de comprendre que des déclarations ne

suffisent pas. Les hommes peuvent revendiquer une poésie athée, blasphémer contre Dieu

autant qu’ils le souhaitent, il semble presque impossible d’accepter la perte de Dieu de cette

55

Albert Camus, « L’homme révolté » in Essais, Paris : Éditions de la Pléiade, 1965, p. 407-709, p. 435-436,

465-6.

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façon. Seul un acte de substitution ou de création peut permettre de faire le deuil du divin et

de renoncer à cette forme judéo-chrétienne de transcendance.

Il reste à présent à déterminer ce à quoi peut correspondre cet acte au niveau poétique.

Les actions du révolté métaphysique sont évidemment à chercher dans la poésie elle-même, et

pas dans les conceptions métaphysiques ou anti-métaphysiques fournies par MacDiarmid.

Que propose donc la poésie ? Avant de se tourner vers les poèmes, les écrits en prose de

MacDiarmid offrent un début de méthode pour découvrir comment le langage poétique

pourrait abriter la révolte métaphysique en marche, démanteler le carcan conceptuel chrétien

et briser le lien à Dieu.

Pound ou Eliot, deuil ou refus du deuil

Dans le deuxième pan de son autobiographie, The Company I’ve Kept, publié en 1966,

des années après la rédaction de Mature Art et In Memoriam, MacDiarmid analyse la relation

entre la poésie et la religion dans un chapitre crucial sur Ezra Pound :

The complaints against Pound’s Cantos I generally hear are (1) against their alleged formlessness and

heterogeneity of content; (2) their materialism […]. It is a fact that in actual aesthetic products,

materialist and sceptical writers have considerably surpassed religious ones. […] I will not go through

the long history of English Literature, but in modern times Shelley, Fitzgerald, and Swinburne were

sceptical enough, and where are there three religious poets to match them in aesthetic power? […] The

fact is that there has been, and remains, an unbroken enmity between religion and art. […] In England

the theatres were closed for many years, fiddlers were put in the stocks, and poets had a narrow escape.

[…]. To this day no priest may enter a theatre. There is practically no form of art – neither music nor

poetry nor dancing nor the drama nor the novel – which has not been persecuted for ages by every

religion. If we had not the recent deplorable cases of T. S. Eliot, Edwin Muir, and W. H. Auden, it is

interesting to find how devitalising and injurious religion can be to a poet. […] The tradition of English

poetry is essentially non-Christian. […] All the great European poets have derived much of their best

poetry from these non-Christian – and largely anti-Christian – sources [occult doctrines such as those of

the Cabala and the theosophists] […]. It is one of the great virtues of Ezra Pound in the Cantos that he

has nothing to do with any of this pre-scientific material. That is one of the reasons why his work seems

so strange to most poetry readers

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.

La rhétorique de MacDiarmid est peu claire et se déploie sur de longues pages

d’argumentation ; une lecture minutieuse s’avère alors nécessaire pour comprendre son

raisonnement. En écartant la confusion que le poète fait entre religion et Église, entre

sentiment religieux et religion organisée, son analyse associe premièrement la question de

l’esthétique poétique et celle de la croyance religieuse. Pour l’auteur, et contre l’opinion des

théologiens, la beauté artistique ne pourrait être produite exclusivement que par des

non-chrétiens et ne serait pas associée au monothéisme. Et cette esthétique serait défendue le

mieux par les Cantos de Pound que MacDiarmid défend avec force contre ses détracteurs.

Bien sûr, en venant au secours de Pound, c’est aussi son œuvre, In Memoriam et les morceaux

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publiés de Mature Art, qu’il soutient : l’hétérogénéité des poèmes de Pound et des siens

viendrait directement de leur matérialisme athée et de l’abandon du christianisme.

MacDiarmid omet sans doute volontairement ici les croyances polythéistes de Pound car ce

qui lui importe davantage dans l’œuvre du poète américain, c’est l’instauration d’un système

de pensée original grâce à la nouveauté produite par sa structure et l’éclatement de la forme.

Le matérialisme athée semble pouvoir se réaliser dans une forme longue et hétérogène, et la

figure divine pouvoir être mise de côté grâce à la déstructuration du langage poétique.

MacDiarmid poursuit ensuite sa réflexion et critique la préface rédigée par Edwin

Morgan pour une anthologie de longs poèmes57 :

Mr. Morgan says: ‘Yet when an older unity and an older kind of organisation are given up, perhaps a

new unity can be created? By concentration and juxtaposition of disparate material, by hint and

suggestion, by range of reference, by musical strategies of thematic development – perhaps by such

means it would be possible to compress an epic intention into a few hundred lines?’ But a poetry to

encompass the whole problem of modern life? Hardly. Mr. Morgan is evidently attempting a

compromise; he does not want really long poems – of, say 30,000 to 60,000 lines – but only a few

hundred lines like The Waste Land

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.

Dans ce moment d’analyse peut-être unique dans ses écrits, MacDiarmid égratigne le principe

d’unité, de Totalité indivisible. Selon sa définition, un vrai poème long, de par son nombre

imposant de vers, ne peut plus et ne doit plus répondre à l’impératif de perfection unitaire.

L’idée du poème défendue par l’autre grand poète exilé américain T. S. Eliot dans The Waste

Land ne répond pas à la définition qu’il offre de cette nouvelle poésie. Bien que l’énonciateur

de In Memoriam relie Pound et Eliot, et célèbre leurs collages linguistiques dans la métaphore

culinaire « the Pound-Eliot olla podrida of tongues » (CP, p. 761), la différence que

MacDiarmid fait entre les deux auteurs est d’une importance majeure. Avec ses quelques 435

vers, The Waste Land n’est dépeint que comme un compromis vis-à-vis du poème long et un

acquiescement au principe de l’unité. Dans l’extrait précédent, MacDiarmid associait Eliot et

la religion, ce qui laisse sous-entendre que la forme de The Waste Land atteste peut-être d’une

structure poétique restée engluée en deçà de la conception du monde judéo-chrétienne. Eliot

ne pouvait de toute façon pas entreprendre la rédaction d’un poème aux proportions

gigantesques parce qu’il n’avait pas encore coupé les ponts avec Dieu et le sentiment

religieux. À l’inverse, l’œuvre de Pound représente le modèle à suivre puisqu’elle semble

avoir terminé le processus de deuil de ces idées. La forme courte de The Waste Land

représente le refus du deuil de la Totalité et de Dieu tandis que la forme longue des Cantos

incarne le deuil terminé de ces représentations de la transcendance.

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Nous n’avons pas retrouvé à quelle anthologie de Morgan MacDiarmid fait référence.

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L’analyse de MacDiarmid fournit donc une ébauche de méthode que devrait utiliser le

révolté métaphysique pour briser les liens avec Dieu et la Totalité : écrire un poème de 60 000

vers et déstructurer les formes poétiques établies. Il paraît dire à ses lecteurs que le chemin de

la sécularisation et de la révolte métaphysique commence avec la structure poétique et la

création d’un rythme et d’une esthétique novatrice. Pour couper enfin les liens avec Dieu et la

Totalité, la structure doit grossir et se fragmenter. Bien qu’elle soit toujours ancrée dans la

célébration des mythes païens et qu’elle demeure plus agnostique qu’athée59, la poésie de

Pound a montré à MacDiarmid que la déthéologisation, la sécularisation et la libération des

esprits passeraient par l’accroissement puis l’éclatement de la structure.

Puisque le poète relie l’émancipation du divin à la structure poétique, il démontre que

la question du lien à Dieu ne constitue pas uniquement un thème qui traverse l’œuvre de part

en part. La relation au divin se distingue de la relation aux masses ou aux morts car elle ne

demeure pas à l’état de représentation. Elle aussi illustre la difficulté du poète à faire lien avec

l’altérité, elle aussi montre que la disjonction représente un des thèmes principaux de l’œuvre,

mais elle indique également que la disjonction n’est pas uniquement de nature thématique : la

rupture du lien se trouve inextricablement mêlée à la forme même du poème. Après avoir

analysé la déchirure du tissu social, l’envie de se relier à l’altérité et, au contraire, le désir de

séparation, nous abandonnerons l’approche thématique pour nous intéresser à la structure du

texte poétique dans la prochaine partie de notre étude. Si, comme le pense MacDiarmid, la

forme poétique peut venir à bout des traces persistantes des dogmes judéo-chrétiens, un

examen approfondi de la structure des poèmes paraît indispensable pour voir si une pensée

sécularisée peut réellement émerger.

Dans la première partie, nous avons naturellement pris en compte la forme et montré

qu’elle était toujours indissociable du fond dans les poèmes, mais l’analyse micro-textuelle

rend principalement possible une exploration de nature thématique. Or, si l’on se contente

seulement d’un examen thématique, nous ne pourrons que constater à nouveau que la poésie

de MacDiarmid, exemple littéraire du nihilisme incomplet nietzschéen, reste fortement attirée

par la figure de Dieu et par le christianisme qu’elle veut délaisser. Face à cette impasse

critique, l’analyse approximative fournie par MacDiarmid en 1966 dans The Company I’ve

Kept permet d’entrevoir une solution, une méthode pour assister à la rupture du lien entre le

poème et le divin. Selon MacDiarmid, une forme poétique longue et hétérogène serait à même

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Voir les réflexions de Pound sur la religion dans sa prose : Ezra Pound, Selected Prose 1909-1965, London :

Faber & Faber, 1973, en particulier les articles « Religio or, The Child’s Guide to Knowledge », p. 47-48, et

« Axiomata », p. 49-52.

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de refléter une pensée matérialiste, ce qui suggère que le critique doit étudier en profondeur

les poèmes longs et essayer de comprendre en quoi leur forme globale et leur fonctionnement

témoignent de la séparation avec le divin. Afin de découvrir les modalités de la révolte

métaphysique, la seconde partie de notre travail sera donc consacrée aux poèmes longs et se

basera sur une analyse macro-textuelle qui est seule capable de rendre compte du système mis

en place par le poète pour rompre les liens avec Dieu.

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Les métamorphoses de l’énonciation, du

rythme et de la forme poétique

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Au regret de voir les liens se distendre entre les êtres humains répond l’envie de briser

les liens au divin. Ce désir apparaît grâce aux thèmes abordés dans les poèmes mais, selon

MacDiarmid, la forme du poème long permet de transformer ce désir en réalité. La seconde

partie de notre travail aura pour objet de définir la façon dont la forme longue peut devenir,

pour le révolté métaphysique, une méthode lui permettant d’assouvir ce désir de rupture. Cette

partie sera destinée à voir comment un poème long peut représenter une force de disjonction.

Il faut toutefois reconnaître d’abord que le poète n’a pas toujours opté pour des formes

longues. Les premiers recueils sont principalement constitués de poèmes courts qui ne

ressemblent pas du tout à In Memoriam ou aux morceaux de Mature Art. Cela signifie-il que

les premiers poèmes ont tendance à exprimer une pensée encore fortement empreinte de la

divinité ? Avant de voir comment les poèmes longs de MacDiarmid peuvent incarner une

pensée matérialiste, une étude préalable de la transformation de l’œuvre s’impose donc.

Formulons l’hypothèse que, puisque le poème long est supposé être l’incarnation du

matérialisme, le passage du poème court au poème long pourrait rendre visible un processus

de sécularisation progressive. Les quatrième et cinquième chapitres seront ainsi fondés sur

une approche diachronique et rendront compte des changements de l’écriture du poète au fil

des années tandis que le sixième chapitre évoquera l’aboutissement de la transformation

poétique, le long poème.

Afin de comprendre l’allongement des poèmes puis le fonctionnement des poèmes

longs, nous nous proposons d’analyser la poésie de MacDiarmid à travers des composants

primordiaux du langage : le rythme, la syntaxe et la grammaire. Ainsi qu’il le sera démontré

dans le cinquième chapitre, l’accroissement poétique advient d’abord grâce à une

modification du rythme phrastique, du rythme intrastrophique et du rythme strophique. Après

avoir déterminé le rythme propre aux poèmes longs, nous continuerons ensuite à montrer leur

spécificité en nous appuyant sur la catégorisation grammaticale dans le sixième chapitre.

Néanmoins, même si le rythme ou la grammaire permettent de donner à voir l’évolution de

l’œuvre, les poèmes se transforment aussi à travers l’évolution de la prise en charge de la

parole. Dans de nombreux extraits cités précédemment, l’énonciateur pouvait être assimilé à

la figure du poète mais ce n’est pas toujours le cas, surtout dans les premiers poèmes. Dans le

quatrième chapitre, nous allons donc d’abord tenter de déterminer qui parle dans la poésie et

nous demander comment les métamorphoses du sujet poétique peuvent contribuer à

l’émancipation du divin et de l’unité parfaite.

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Chapitre 4 : De Dieu à l’homme, de la Totalité à la