Chapitre 1 : Délitement du lien social et communautaire
2/ L’angoisse de la communication
À l’époque de MacDiarmid, beaucoup d’artistes se sont demandé de quelle manière ils
pouvaient transmettre leur message. Dans son article décisif de 1921, « The Metaphysical
Poets », T. S. Eliot montrait le chemin à suivre pour les poètes de son époque : « poets in our
civilization, as it exists at present, must be difficult. Our civilization comprehends great
variety and great complexity, […] the poet must become more and more comprehensive, more
allusive, more indirect, in order to force, to dislocate if necessary language into meaning. »21
Rappelons toutefois que l’Écossais Edwin Muir l’avait précédé dans sa réflexion sur les
modernes, en annonçant dès 1920 : « Art is at the present day far too easy for comprehension,
far too obvious. Our immediate task should be to make it difficult, and the concern of a
dedicated few. Thus only shall we win back reference for it. »22 Les deux auteurs utilisent le
même terme, « difficult », pour décrire le dessein de la poésie moderne, mais Eliot veut
sauver le langage et lui redonner du sens afin qu’il puisse exprimer la société tandis que Muir
veut sauver l’artiste et l’art au sein de la société. Les deux hommes expriment néanmoins le
même besoin de redonner de la valeur au langage poétique, soit une valeur intrinsèque pour
20
Robert Crawford, Devolving English Literature, Edinburgh : Edinburgh University Press, 2
eédition, 2000.
21
T. S. Eliot, « The Metaphysical Poets » (1921) in Selected Essays, London :Faber & Faber, 1951, p. 281-291,
p. 289.
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Eliot, soit une valeur sociale pour Muir. Et pour ce faire, la poésie se doit d’être difficile au
risque d’isoler les artistes et de ne pas communiquer du tout avec les autres strates de la
société.
Le choix moderniste de la difficulté, et donc souvent de l’obscurité, intensification
théorique du concept de l’écart comme valeur artistique, fut aussi fait par MacDiarmid qui
proposa régulièrement une poésie très abstruse. Un passage de « In the Caledonian Forest »,
poème issu du recueil Stony Limits, paru en 1934, dépeint l’Écosse personnifiée :
She did not change her epirhizous posture
But looked at me steadily with Hammochrysos eyes
While I wondered what dulia might be her due
And from what her curious enanthesis might arise,
And then I knew against that frampold background
This freaked and forlorn creature was indeed
With her great shadowed gastrocnemius and desipient face
The symbol of the flawed genius of our exheredated breed. (CP, p. 392)
Sans dictionnaire, il s’avère tout simplement impossible de saisir la teneur de cette
description. Dans chaque vers, au moins un terme empêche la compréhension, ce qui rend
irréalisable une communication immédiate avec la plupart des lecteurs. Il est certain que les
Écossais des années 1930 étaient parfaitement capables de lire et de comprendre l’anglais,
mais une majorité d’entre eux ne pouvait certainement pas déchiffrer ce genre de poèmes. La
plupart n’était sans doute pas non plus en mesure d’appréhender sans difficulté le scots
synthétique de MacDiarmid. Le scots des poèmes des années Vingt ne ressemblait pas au
scots parlé par les Écossais puisqu’il était constitué de mots issus à la fois de différents
dialectes écossais et de différentes époques. Ce type d’écriture, l’anglais et le scots
synthétiques, constitue un problème insoluble pour un auteur qui avait le désir de
communiquer avec son peuple, et ce problème est posé dans « Second Hymn to Lenin ».
MacDiarmid utilise un scots plus facilement déchiffrable, plus proche de l’anglais
dans le poème, ce qui n’empêche pourtant pas l’énonciateur de s’interroger : « Are my
poems spoken in the factories and fields, / In the streets o’ the toon?/ Gin they’re no’, then
I’m failin’ to dae / What I ocht to ha’e dune. » (CP, p. 323) Cette citation est très souvent
reprise par les critiques et montre les interrogations angoissées du poète en quête d’un
auditoire populaire. Elle correspond également à une phase créative plus sociale et moins
obscure de MacDiarmid qui, dans les années 1930, publia des poèmes plus politiques et moins
complexes, les Hymnes à Lénine entre autres. Ce passage est souvent critiqué par les
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de la publication du poème dans The Criterion au printemps 1932, F. G. Scott fulmine dans
une lettre assassine envoyée au poète :
What in hell’s name does Eliot want to do with this in The Criterion for instance? Is he adding you to
his collection of freak writers, letting the young lions roar while he stands pontifically aside and faintly
smiles [?] […] I really don’t believe you’ve gone right down to the roots of communism business at all
for it ultimately leads to a denial of your own gifts and is certainly ‘art as communication’ (I remember
the sneer!) with a vengeance. ‘Are my poems spoken in the factories and fields, / In the streets o’ the
toon?’ – You ask? Why of course not! I can’t at the moment think of anything of yours that will become
as familiar as lots of poor, uneducated Rabbie Burns who knew from the beginning by the light of
Heaven (just as I have always known!) what you are only glimpsing at in your new phase. […]
Affectionately
23.
Le compositeur, ami et mentor du poète, rejette ce qu’il appelle cette nouvelle phase et cite
« Second Hymn to Lenin » pour se moquer des velléités de communication avec le peuple de
MacDiarmid. Il assigne même le label « art de communication » au poème, une étiquette à la
connotation profondément défavorable sous sa plume. Cependant, il semble ne pas avoir lu
avec attention la suite du poème : « Haud on, Haud on; what poet’s dune that ? / Is
Shakespeare read, / Or Dante or Milton or Goethe or Burns?’ / – You heard what I said. »
(CP, p. 323) Un dialogue prend place entre une première voix, évoquée plus haut (« Are my
poems spoken in the factories and fields? »), et celle-ci, peut-être une seconde facette du
poète. La deuxième voix paraît répondre à la première et lui demander pourquoi un poète
voudrait être lu par les ouvriers et les laboureurs. Elle rappelle aussi que les grands auteurs ne
sont jamais lus par eux. La forme dialogique crée une tension impossible à tempérer : la
première voix pose une question ouverte alors que la seconde pose une question rhétorique,
comme si le poème se rangeait à cet instant à l’avis du second. De la suite du poème émerge
pourtant une troisième voix qui semble prendre une décision : « Nae simple rhymes for silly
folk / But the haill art, as Lenin gied / Nae Marx-without tears to workin’ men / But the fu’
course insteed. » (CP, p. 325) Pour suivre la ligne de Lénine, MacDiarmid rejette la
simplification comme méthode de contact entre le poète et les masses. Contact il doit y avoir,
mais sans simplifier le message. L’anaphore de « Nae » et l’accentuation entêtante des
syllabes finales de chaque vers assènent cette théorie à la manière d’un slogan politique.
Les différentes voix du poème ordonnent une dialectique complexe étant donné
qu’elles oscillent entre le désir de communication avec le peuple d’un côté, puis le refus
catégorique de rencontre avec lui d’un autre, pour enfin trouver une conclusion dans la vision
utopiste d’un poème difficile qui ferait malgré tout contact avec lui. Cette résolution du
problème de communication relève de l’idéologie communiste et force l’interrogation à
s’achever dans un slogan. MacDiarmid, le communiste, résout toutefois la question seulement
23
Lettre de Francis George Scott du 15 mai 1932 (John Manson (ed.), Dear Grieve: Letters to Hugh
MacDiarmid, op. cit., p. 44).
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en apparence car MacDiarmid, le poète, la laisse en suspens dans le dialogisme de
propositions contradictoires. Ce mode de la suspension révèle que la poésie de MacDiarmid,
bien loin de s’arrimer à l’idéologie du communisme ou à l’idéologie d’Eliot et d’un
modernisme des élites, ne parvient pas à trouver de solution au dilemme de l’écrivain. Elle
exprime constamment deux désirs impossibles à concilier : le rejet de la simplification et le
besoin de contact avec les masses. À cause de cette incertitude, certains passages de l’œuvre
sont teintés d’un sentiment profond d’angoisse, un sentiment qui dépasse même la simple
question du lien au peuple.
La communication impossible
La poésie de MacDiarmid renferme également une inquiétude plus profonde en
remettant parfois en cause la capacité à communiquer du poète lui-même. Malgré l’apparente
cacophonie, les glougloutements du dindon de « The Bubblyjock » (Penny Wheep, 1926) sont
éloquents à ce sujet :
It’s hauf like a bird and hauf like a bogle
And just stands in the sun there and bouks.
It’s a wunder its heid disna burst
The way it’s aye raxin’ its chouks.
Syne it twists its neck like a serpent
But canna get oot a richt note
For the bubblyjock swallowed the bagpipes
And the blether stuck in its throat. (CP, p. 71)
Dans la première strophe, les joues du dindon se métamorphosent en un sac de cornemuse qui
enfle. La rime « bouk/chouk » (bouk : gonfler, chouk : joue) suggère que les joues se gonflent
à mesure que le sac de l’instrument se remplit d’air et prépare l’arrivée du son. Mais tel un
soufflé raté, la pression retombe mollement dans la seconde strophe, dans un bathos efficace.
Le cou du dindon, qui représente le chalumeau de la cornemuse (chanter), ne s’est pas
accordé. La rime « note/throat » montre que la note reste coincée dans la gorge du dindon et
l’allitération ridicule en [ b ] reflète le son grotesque qui émane alors de l’oiseau. La
juxtaposition des termes « bubblyjock », « bagpipes » et « blether » accentue quant à elle
davantage la cacophonie. L’emploi du mot « blether » remet aussi en cause la qualité du son
sortant de l’instrument car, en scots, le terme désigne à la fois le sac de la cornemuse et
l’énonciation de sottises. Pour les amoureux de la cornemuse, cette association lexicale pourra
heurter ; pour les autres, elle ne fera que confirmer leur vision de l’instrument. Dans les deux
cas, l’effet provoqué sur le lecteur reste double : d’un côté, l’image du dindon qui avale une
cornemuse est très drôle, en particulier pour les enfants à qui s’adresse le poème à l’origine,
puisqu’il est extrait de la séquence « Songs for Christine », écrite pour la fille de MacDiarmid.
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D’un autre côté, le comique grotesque de la description de l’animal est contrebalancé par
l’angoisse de la non communication, de la note ratée et du silence. Ce silence ne menace pas
uniquement le dialogue entre le poète et les masses, mais également la conversation entre la
poésie et tout lecteur potentiel. En outre, parce que la cornemuse est l’instrument national
écossais, le dindon renvoie aussi bien au poète écossais dont la parole s’est égarée qu’à la
parole de l’Écosse dans son ensemble.
L’angoisse de la non communication représente également un enjeu national pour un
pays qui ne semble pas pouvoir communiquer avec le monde. La figure du perroquet de
Cencrastus (section « Parrot Cry ») emblématise la voix éraillée, vidée de sens des Écossais
qui suivent la marche de l’Empire britannique et répètent mécaniquement les paroles des
colonisateurs anglais qu’ils ont faites leurs. L’énonciateur s’indigne et demande que la voix
de l’Écosse soit à nouveau entendue : « It’s possible that Scotland yet / May hear its ain voice
speak / If only we can silence / This endless-yatterin’ beak » (CP, p. 194). Comme dans « The
Bubblyjock », la rime souligne le danger de cacophonie monstrueuse : les rêves d’expression
nationale se brisent lorsque l’hypallage « endless-yatterin’ beak » entre en écho avec le mot
« speak ». Les voies de communication de la nation sont brouillées par le discours parasite
d’un perroquet qu’il est temps de réduire au silence. L’influence culturelle de l’Empire
britannique n’a pas effacé la voix de l’Écosse mais l’a déplacée derrière le rideau d’un
brouhaha assourdissant ; la communication ne se fait plus et la différence culturelle ou
linguistique écossaise est écrasée. À travers l’exemple écossais, MacDiarmid formule la peur
que la parole particulière de chaque culture devienne indistincte et que toute communication
soit noyée dans une cacophonie de voix indésirables qu’il définit à plusieurs reprises dans A
Drunk Man par les expressions « sloppy rubbish » (CP, p. 84), « foul hubbub » (CP, p. 108)
ou « clytach » (CP, p. 115).
L’énonciateur de In Memoriam indique que l’humanité tout entière est menacée
d’éclatement par la diversité des langues : « I look with confidence to a future when, no man
content / To be cut off from another by a mere difference in language or habit of thought, /
[…] / Peoples of a hundred traditions will be freely in contact with one another. » (CP, p. 788)
Dans cet extrait, en partie plagié de Mencius on the Mind. Experiments in Multiple Definition
de I. A. Richards, publié en 193224, les hommes ne peuvent plus communiquer entre eux
24
« something of the kind seems, indeed, a necessity to anyone looking into a future, in which people of a
hundred traditions will be freely in contact with one another. » (I. A Richards, Mencius on the Mind:
Experiments in Multiple Definition, Whitefish (Montana) : Kessinger Publishing, 2005 [1932], p. 125)
MacDiarmid cite Richards un peu plus haut dans le poème mais, ici, aucune indication d’emprunt ne permet de
le repérer. C’est donc un plagiat, soit de l’ouvrage de Richards, soit d’un article à son sujet.
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parce que la diversité des langues a créé une barrière infranchissable. Le chaos babélique du
monde moderne est à l’image du dindon dont la voix s’éteint dans la cacophonie de son
instrument. Originellement destinées à créer du lien entre les hommes, les langues détruisent
toute possibilité de contact verbal. Le poète avait peur de ne pas communiquer avec le peuple,
mais c’est, en fin de compte, l’humanité entière, désaccordée, qui risque de recevoir comme
unique compagnon le silence.
Jusqu’à présent, les extraits analysés ont principalement exposé la disjonction entre le
poète et les autres ainsi que les inquiétudes associées à cet état de fait. Ce passage prouve que
les poèmes reflètent une angoisse encore plus complexe qu’il n’y paraît. L’instance
d’énonciation de In Memoriam s’intéresse ici à tous les hommes, sans distinction. La figure
du poète ne se trouve plus au cœur de ses préoccupations. La société n’est pas uniquement
écartelée entre le poète et les masses ou entre le poète et les élites ; elle est déchirée par le trop
grand nombre de langues. La diversité linguistique ne représente toutefois pas l’unique défi
imposé à l’humanité et, même pour une nation plurilingue comme l’Écosse, la source du
délitement social est à trouver ailleurs. Pour saisir la complexité de la déchirure dans le tissu
social, il faut à nouveau s’intéresser dans un premier temps à la question purement écossaise.
3/ La tragédie de la déchirure
Dans le document
La problématique du lien dans l'oeuvre poétique de Hugh MacDiarmid
(Page 47-52)