Chapitre 5 : L’extension de la dualité
2/ A Drunk Man et le chardon : prélude à la multiplicité
Après le dilemme de « La Fourmilière », MacDiarmid retourne au binarisme dans
Penny Wheep et c’est seulement à partir de son premier poème long, A Drunk Man Looks at
the Thistle, que le poète commence à faire trembler les assises de la binarité. Lors d’un
entretien de 1968, Duncan Glen demande à MacDiarmid : « Cartesian dualism had all gone
from you by your later work, or would you disagree with that? » MacDiarmid répond par
l’affirmative : « I think it’s true. »33
Pour les deux hommes, les poèmes des années 1930
auraient définitivement délaissé le dualisme de Descartes entre le corps et l’esprit. Une autre
hypothèse peut toutefois être avancée : c’est surtout la dualité du rythme poétique, la binarité,
qui a été abandonnée après les recueils de poèmes lyriques et pendant l’écriture de A Drunk
Man, poème charnière dans l’œuvre de l’auteur. Dans une lettre datée de décembre 1926 à son
ancien professeur à Broughton, George Ogilvie, MacDiarmid esquisse les traits de son futur
poème long Cencrastus et explique la centralité de A Drunk Man dans sa conversion
poétique :
Psychologically, it [Cencrastus] represents the resolution of the sadism and masochism, the synthesis of
the various sets of antithesis I was posing in the Drunk Man. It will not depend on the contrasts of
realism and metaphysics, bestiality and beauty, humour and madness – but move on a plane of pure
beauty and music
34.
Pour MacDiarmid, A Drunk Man lui aurait permis de « poser des ensembles d’antithèses »
qu’il évoque ensuite dans des formules binaires. Ces antithèses façonnent l’intégralité du
corps du texte et on pourra ajouter l’opposition entre le corps et la matérialité du réel d’un
côté, et l’immatérialité de l’esprit et de la sagesse de l’autre, concepts incarnés respectivement
par les figures de Jean, la femme de l’homme ivre, et de Sophia, « the silken lady ».
Apparaissent encore des associations antithétiques à l’intérieur de phrases fixes : « Like
staundin’ water in a pocket o’ / Impervious clay I pray I’ll never be, / Cut aff and self
33
Hugh MacDiarmid, « The MacDiarmids – A Conversation: Hugh MacDiarmid and Duncan Glen with Valda
Grieve and Arthur Thompson » (1968) in The Raucle Tongue - Hitherto Uncollected Prose Vol. 3, op. cit.,
p. 554-569, p. 557.
166
sufficient, but let reenge / Heichts of the lift and benmaist deeps o’ sea. » (CP, p. 88) Le
dernier vers comprime ensemble les hauteurs du ciel et les profondeurs de la mer qui
s’agglutinent autour de la conjonction « and ». Les contraires font bien encore ressentir leur
présence, le rythme binaire également, comme le démontre la formule presque redondante
« cut aff and self sufficient », dont le rythme duel repose sur « and » et la consonance en [ f ].
Le poème a d’ailleurs aussi recours à ces fameuses paires binomiales abordées précédemment.
Le premier vers de la dédicace à F. G. Scott contient la formule « ratt-rime and ragments »
(CP, p. 82) et la deuxième strophe déploie un rythme similaire : « The elbuck fankles in the
coorse o’ time, / The sheckle’s nae so souple, and the thrapple / Grows deef and dour: nae
longer up and doun / Gleg as a squirrel speils the Adam’s apple. » (CP, p. 83) Dans ce
quatrain où l’accumulation de sonorités dures tente d’imiter l’engourdissement de l’homme
ivre et de sa nation, le sens est structuré autour du rythme binaire des syntagmes « deef and
dour » et « up and doun ».
Les emprunts intertextuels du poème rendent également compte de cet amour de
l’allitération ou de l’assonance binaire puisque MacDiarmid reprend par exemple une
expression toute faite de Dunbar (« harth and haw », CP, p. 153)35. En revanche, il transforme
le poème d’Alexander Blok « The Lady Unknown » : la traduction anglaise consultée par
MacDiarmid proposait le vers « And every evening, strange, immutable » ; dans A Drunk
Man, il se transforme en « But ilka evenin’ fey and fremt » (CP, p. 89). L’association non
allitérative entre les adjectifs anglais « strange, immutable » est balayée au profit de la paire
binomiale « fey and fremt ». De la même façon, l’original « I guard dark secrets’ tortuosities »
devient « I ha’e dark secret’s turns and twists » (CP, p. 89)36. Le mot unique « tortuosities »
est remplacé par une seconde paire binomiale, « turns and twists ». Le rythme binaire prend
aussi la forme d’anaphores telle « Millions ‘o wimmen bring forth in pain / Millions o’ bairns
that are no worth ha’en » (CP, p. 103) ou de refrains comme « We’re ootward boond frae
Scotland » qui revient deux fois (CP, p. 100). Le langage poétique de A Drunk Man continue
donc à se soumettre à la plénitude de l’acoustique allitérative et, grâce à l’effet miroir, à
rendre possible un sentiment de clôture. Le regard et l’oreille du lecteur sont contraints de
naviguer inlassablement entre deux pôles.
35
Kenneth Buthlay indique en note que la formule « harth and haw » provient du vers « Thy hanchis hirklis with
hukebanis harth and haw » dans The Flyting of Dunbar and Kennedie (Hugh MacDiarmid, A Drunk Man Looks
at the Thistle, op. cit., p. 212).
36
Babette Deutsch & Avrahm Yarmolinsky (eds. & trad.), Modern Russian Poetry: An Anthology, op. cit.,
p. 130.
167
Ce mouvement de balancier incessant se trouve reflété dans la figure de l’énonciateur
qui s’imagine osciller entre deux extrémités :
I’ll ha’e nae hauf-way hoose, but aye be whaur
Extremes meet – it’s the ony way I ken
To dodge the curst conceit o’ bein’ richt
That damns the vast majority o’ men’. (CP, p. 87)
Dans les vers les plus célèbres de MacDiarmid, dont nous avons déjà analysé la dimension
éthique37, l’énonciateur se positionne au milieu des contraires qui deviennent des pôles qu’il
peut réunir. Cette théorie des extrêmes est inspirée des Frères Karamazov de Dostoïevski où
Mitia Karamazov définit la beauté à son frère Aliocha dans des termes qui rappellent les
conceptions de Nicolas de Cues : « La beauté est une chose terrible et effrayante ! Terrible
parce qu’indéfinissable, et l’on ne peut la définir parce que Dieu n’a proposé que des énigmes.
Là les extrêmes se touchent ; là cohabitent toutes les contradictions. »38 Mais, à l’inverse des
personnages du romancier russe, le sujet de A Drunk Man ne laisse pas à Dieu ou à la beauté
le monopole des contradictions : lui aussi peut devenir le point de jonction entre les extrêmes.
Le chapitre précédent évoquait l’ingestion de la figure de Dieu par le sujet poétique
dans A Drunk Man, premier pas vers une sécularisation de la voix et une collectivisation de la
parole. Un autre processus d’internalisation prend place dans cet extrait puisque l’énonciateur
semble, non pas ingérer les contraires, mais se retrouver au point de réunion de ces derniers.
Cette déclaration permet à l’union des contraires d’être humanisée car l’idée d’une
transcendance associée au concept de beauté divine est mise de côté par l’immanence du sujet
humain. L’homme ivre s’attribue la même position que la conjonction de coordination « and »
et devient à son tour le point de jonction et de symétrie entre les opposés. Cependant, même
en sécularisant les contraires, en les coupant de la transcendance représentée par Dieu, le
monde et l’énonciateur restent encore et toujours divisibles par deux. L’instance énonciative
ne fait que répéter un système duel bien établi, le manichéisme chrétien, et s’applique à
utiliser le rythme binaire de la Totalité, ce qu’elle va, au sein du même poème, ensuite
violemment rejeter.
Différentes déclarations de l’énonciateur s’unissent pour contester la représentation
dualiste de l’existence : « I ken what I am like in Life and Daith, / But Life and Daith far nae
man are enough… » (CP, p. 95) Présenté dans la formule habituelle « Life and Daith », le
dualisme est symboliquement dénigré par les points de suspension qui laissent à la phrase
l’occasion de s’ouvrir vers le dehors et brisent le carcan d’une binarité fermée. La dualité
37
Chapitre 4, p. 144.
168
paraît inoffensive, elle n’est simplement « pas assez » dans ce passage mais, dans le suivant,
elle commence à représenter une menace réelle car elle empêche les hommes d’être
eux-mêmes : « Though a’ the gamut cheenges me / O’ dwarf and giant, foul and fair, / But winna
let me be mysel’ » (CP, p. 126). Ici, l’énonciateur semble ne plus vouloir répondre à l’appel
de l’allitération duelle en [ f ] et du confort d’un rythme binaire imposé par l’emploi de la
conjonction « and ». Comme le pressentait la voix de « La Fourmilière », la binarité limite les
potentialités humaines. Cette gangue rythmique est devenue trop inconfortable pour
l’énonciateur qui, s’adressant au chardon, renie ensuite la positivité de la dualité dans le
symbole : « The dooble play that bigs and braks / In endless victory and defeat / Is in your
spikes and roses shown / And a’my soul is hagger’d wi’t… » (CP, p. 136) À nouveau, les
points de suspension imitent la libération du langage poétique qui échappe à la binarité
écrasante des trois premiers vers lourds d’oppositions duelles. Ils matérialisent aussi la
souffrance causée à l’énonciateur par l’opposition entre les roses et les épines du chardon qui
métaphorise à la fois une dualité humaine encombrante et une schizophrénie caractéristique
de l’Écosse. La rose peut symboliser l’influence anglaise alors que les épines renvoient
peut-être à l’Écosse avant l’Union, à une Écosse encore vierge de toute acculturation étrangère.
L’extrait suivant associe le caractère universel de la dualité à une dimension
nationale :
Masoch and Sade
Turned into ane
Havoc ha’e made
O’ my brain.
Weel, gin it’s Sade
Let it be said
They’ve made me mad
– That’ll dae instead.
But it’s no’ instead
In Scots but insteed.
– The life they’ve led in my puir heid. (CP, p. 99)
Au début du passage, l’énonciateur se présente comme un être humain tiraillé entre deux
pulsions, le sadisme et le masochisme. La dualité traditionnelle entre ces deux comportements
introduit ensuite une autre dualité. Au sein de ce commentaire presque métalinguistique,
l’opposition entre Masoch et Sade annonce la fracture linguistique au cœur de la voix de
l’homme ivre et d’une Écosse déchirée entre l’anglais et le scots. Le fait que l’énonciateur ne
parvienne pas à faire un choix entre les deux termes synonymes « instead » et « insteed »
indique qu’il est incapable de choisir entre la langue anglaise et le scots. Ce phénomène sera
169
d’ailleurs maudit aussi par l’énonciateur de Cencrastus : « Curse on my dooble life and
dooble tongue » (CP, p. 236).
Que la dualité soit universelle ou bien qu’elle renvoie à la question écossaise, elle est
toujours associée à des termes qui connotent la négativité ou la douleur dans les extraits
précédents. L’énonciateur la présente comme une limite à l’expansion de l’esprit, comme une
source de souffrance, et même de folie dans le dernier extrait. MacDiarmid l’avait compris, A
Drunk Man pose bien les antithèses, le dualisme et la dualité du rythme mais pour mieux les
déposer, les rejeter. Comme elle l’a fait avec Dieu, la voix poétique internalise brièvement la
coïncidentia oppositorum dans le but de laisser ensuite libre cours à son courroux. Ces deux
phases s’apparentent aux stades du deuil que décrit Freud : l’internalisation ou l’identification,
puis la colère. Au cœur d’une poésie qui frôle la saturation de paires binomiales, de contraires
reliés par « and » et de parallélismes binaires, les remarques irritées de l’énonciateur donnent
un coup d’arrêt à l’expansion de la dualité dans le langage poétique. Elles s’insurgent
également contre une représentation du monde fondée sur l’idéal d’une Totalité fermée et sur
les oppositions judéo-chrétiennes.
Défamiliarisation qualitative
Une analyse plus approfondie de A Drunk Man montre ensuite que la révolte
métaphysique prend également la forme d’une complexification du rythme poétique. Le
poème affiche toujours la binarité et la dualité caractéristiques de la poésie de MacDiarmid
mais en complique cependant les règles. Des thématiques nouvelles apparaissent, comme
celle du poète contre le peuple ou l’Angleterre contre l’Écosse. S’ajoutent par exemple aussi
la religion et la science qui se trouvent juxtaposées : « Religion, Science, or ocht else » (CP,
p. 169). L’association des contraires se renouvelle quelque peu dans ces nouvelles oppositions
mais évolue davantage quand elle est attaquée de l’intérieur dans le poème : « A man’s a
clean contrary sicht / Turned this way in-ootside, / And, fegs, I feel like Dr Jekyll / Tak’n guid
tent o’ mr Hyde… » (CP, p. 90) Au milieu de cette représentation classique du dédoublement
de personnalité, l’adverbe hybride « in-ootside » associe l’intérieur et l’extérieur autour d’un
miroir matérialisé par le tiret. Écartelé entre les deux facettes du personnage de Stevenson,
l’homme est simultanément l’endroit et l’envers d’un vêtement. La rime vient néanmoins
bouleverser la dissociation binaire et modifier l’évidente signification de ce quatrain. En
faisant rimer le nom « Hyde » et l’adverbe « ootside », MacDiarmid engendre une confusion
puisque ce qui est caché dans le roman de Stevenson, la personnalité diabolique de Hyde, se
retrouve propulsé au dehors. Bien qu’elle maintienne l’opposition commune entre le mal et le
170
bien, l’inversion transforme la perception habituelle de ces polarités et sape les fondements de
la morale classique. Hyde profite de la lumière du jour tandis que Jekyll doit se contenter de
l’intérieur honteux de l’âme des hommes.
Non content de renverser le schéma d’une morale dualiste, MacDiarmid efface aussi
en quelques strophes l’opposition entre les sexes. La dualité du chardon se métamorphose
lorsque le symbole se transforme en plante androgyne ou hermaphrodite. L’énonciateur lui
attribue d’abord un utérus (CP, p. 109) pour ensuite le parer d’épines et de roses (CP, p. 136)
et peut-être par-là de l’agressivité phallique et de la douceur du sexe féminin39. C’est aussi au
tour de l’énonciateur lui-même de se mettre en scène en pleine couvade ou en plein
accouchement raté : « I’m fu’ o’ a stickit God. / THAT’s what the maitter wi’ me. / Jean has
stuck sic a fork in the wal’ / That I row in agonie. » (CP, p. 134) La métaphore empruntée à
Soloviev, « I’m full of a stickit God », exprime la douleur induite par l’expérience du
nihilisme incomplet ; l’homme ne peut accoucher et se séparer d’un Dieu qui reste enfermé au
plus profond de son être. L’expression suivante « stick a fork in the wall » le libère cependant
de la nécrose du dualisme chrétien. Elle assimile le labeur de la création poétique à celui de
l’accouchement et désigne le transfert de la douleur féminine de l’enfantement à l’homme. En
conséquence, elle permet de contrer et de faire disparaître l’opposition archétypale entre
l’homme et la femme, entre Adam et Ève. Le poète possède à présent une matrice qui lui
permet de créer au même titre que la femme40. Transférées au poète, les fonctions de
reproduction éliminent la frontière entre le masculin et le féminin qui se trouvent réunis dans
la figure de l’homme ivre comme dans celle du chardon.
En parallèle à cette déstabilisation des oppositions genrées, le poème renverse
également le schéma des polarités chromatiques. L’énonciateur présente ses pensées par le
biais d’une métaphore végétale fortement empreinte d’une pensée duelle et d’un rythme
binaire : « A black leaf owre a white leaf twirls, / A grey leaf flauchters in atween, / Sae ply
my thochts aboot the stem » (CP, p. 125). Les pensées de celui qui incarne le lieu de fusion
des extrêmes trouvent place dans une feuille grise, en équilibre instable entre des feuilles
noires et blanches. Alors que l’opposition archétypale entre le noir et le blanc ainsi que la
39
« MacDiarmid lends the man-thistle body-in-the-act-of-becoming an inspired hermaphroditic touch when he
names the thistle-florets ‘roses’ and thereby unsettles the antinomies between male and female, the grotesque
and the beautiful, and Scotland and England. » (Laura O’Connor, « Neighbourly Hostility and Literary Creoles:
The Example of Hugh MacDiarmid » in Postmodern culture, vol. 15, 2, Janvier 2005, p. 13,
http://pmc.iath.virginia.edu/text-only/issue.105/15.2oconnor.txt)
40
Dans « Museum Piece », un sujet hermaphrodite déclare d’ailleurs : « the woman in me kens / Poetry bears
mair than the womb » (CP, p. 301), et dans le poème « To a Friend and Fellow-Poet », la figure du poète est
assimilée à celle du ver de Guinée qui sacrifie ses organes pour engendrer sa progéniture (CP, p. 1057).
171
répétition binaire « a blak leaf / a grey leaf » enracinent encore ces tétramètres iambiques dans
une représentation du monde duelle, la couleur grise fait basculer l’humain et la verdure du
chardon dans un dégradé de couleurs plus complexe. Ce dégradé chromatique disparaît
ensuite quelques pages plus loin pour laisser place à une émancipation plus franche des
schémas binaires. Si la lumière semble être préférée dans « In the Hedge Back »41, elle est
délaissée par la voix de A Drunk Man qui demande au chardon de se transcender et de
s’affranchir de Dieu grâce à l’obscurité :
O rootless thistle […]
You maun send roots doon to the deeps unkent,
Fer deeper than it’s possible for ocht to gang,
Savin’ the human soul,
Deeper than God himsel’ has knowledge o’,
Whaur lichtnin’s canna probe that cleave the warld,
Whaur only in the entire dark there’s founts o’ strength (CP, p. 147).
L’iambe « doon to » et l’expression hyperbolique « far deeper » renforcent l’image d’une
profondeur jamais atteinte, même par Dieu, alors que la nécessité absolue de
l’affranchissement du divin fait surface dans le pied trochaïque « savin’ » qui se détache de la
strophe. La quête de la lumière divine doit être abandonnée et l’homme doit trouver la sienne
dans l’obscurité des bas-fonds. La hiérarchie de valeurs entre le noir et la lumière s’effondre
en même temps que l’opposition chrétienne classique entre ces deux concepts. Seule
l’obscurité survit au voyage du chardon vers un monde déthéologisé.
Toujours composés à partir d’une pensée duelle, ces exemples de déstabilisation
morale, chromatique ou sexuée des oppositions archétypales attestent de la visée
défamiliarisante de la dualité du chardon dans A Drunk Man. Intervenant dans son propre
renouvellement, cette dualité qui a été déformée de l’intérieur, de manière qualitative,
contrecarre les automatismes syntaxiques et les habitudes mentales que l’on peut trouver dans
les poèmes lyriques. Toujours sous-entendue, la norme dualisante qui s’était imposée dans les
premiers recueils demeure mais se conjugue avec un processus de défamiliarisation, pour
employer le terme de Victor Chklovski. Symbolisée par le chardon, cette tension systématique
entre la dualité et son annulation continue à se déployer dans le poème, sous une forme
quantitative cette fois. Le sujet poétique de A Drunk Man ne semble désormais plus pouvoir
se contenter d’un rythme binaire non plus pour dire le monde. Il commence à préférer un
rythme différent : le rythme ternaire.
41
« It was a wild black nicht / But i’ the hert o’t we / Drave back the darkness wi’ a bleeze o’ licht » (Sangshaw,
172
Défamiliarisation quantitative : rythme ternaire et polysyndète
Dire qu’un rythme ternaire prend corps pour la première fois dans ce poème en
particulier serait faux puisque les recueils précédents contiennent des poèmes tristrophiques.
Le poème « La Fourmilière » est divisé en trois strophes, par exemple. De la même manière
que les poèmes bistrophiques se multiplient, ils augmentent en nombre au fur et à mesure des
années : Annals en compte un, Sangshaw six et Penny Wheep dix. Cet accroissement
correspond sans doute à la recherche continuelle d’un rythme poétique qui trouve son
aboutissement dans A Drunk Man où la binarité prédominante vacille face à l’introduction de
structures ternaires dès les premières lignes : « Can ratt-rime and ragments o’ quenry / And
recoll o’ Ghilla requite / Your faburdoun, figuration, and gemmell, / And prick-sangs’
delight ? » (CP, p. 82) La première paire déjà citée auparavant, « ratt-rime and ragments », se
fait voler la vedette par le vers central du quatrain, « faburdoun, figuration, and gemmell ».
Les trois noms s’emparent de la force de l’allitération en [ f ] pour donner forme à un rythme
ternaire que l’on retrouvera justement dans la description du chardon : « The barren tree, dry
Dans le document
La problématique du lien dans l'oeuvre poétique de Hugh MacDiarmid
(Page 167-186)