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adaptée à la logique illustrative de l’outil d’observation statistique

2. La pauvreté dans les discours : aspects matériels, aspects immatériels

2.1. La pauvreté comme non satisfaction des besoins vitaux

Le discours relatif à la pauvreté comme non satisfaction des besoins organiques est présent dans la totalité des entretiens. Par contre, les différents éléments auxquels il est fait référence n’apparaissent pas tous de façon systématique et exactement similaire d’un entretien à l’autre. Dans cette dimension, être pauvre se traduit par le fait de ne pas pouvoir se nourrir correctement, être mal logé, mal vêtu et ne pas avoir de terre à cultiver. Ce sont les besoins de base qui sont ici répertoriés. Pourtant, l’analyse des entretiens laisse transparaître, dans un deuxième temps, souligne les évolutions possibles des représentations de la pauvreté en lien avec la relativité de l’univers des besoins.

a- La pauvreté en référence à l’univers des besoins de base

Un certain nombre de dimensions de la pauvreté définie comme non satisfaction des besoins vitaux ressort des entretiens (figure II.4). Le fait de ne pas avoir suffisamment à manger et le fait de ne pas avoir de terre à cultiver sont les deux points le plus souvent mis en avant et à égalité (16 réponses) pour exprimer ce qu’est la pauvreté. Ils sont cités par les deux tiers des personnes interviewées. Viennent ensuite le fait de ne pas pouvoir se vêtir convenablement, le fait d’être malade ou handicapé, le fait de ne pas avoir suffisamment d’argent pour satisfaire aux besoins quotidiens, et, enfin, le fait de ne pas être propriétaire de

104 Des extraits des entretiens sont proposés comme support à l’analyse. Ne pouvant reproduire l’intégralité de tous les entretiens, seuls quelques entretiens sont présentés en annexes. Il s’agit de ceux qui semblent les plus importants parce qu’ils ont permis de faire les articulations proposées dans l’analyse ou parce qu’ils sont particulièrement bien illustratifs d’un des points de l’argumentation. Le matériau reproduit correspond à la transcription des notes prises au cours des entretiens sur la base de la traduction proposée par l’enquêteur malgache. Il est donc essentiel de garder à l’esprit les biais que cela implique et qui ont été rappelés dans la

Figure II.4 Thèmes associés à la notion de pauvreté dans les entretiens, fréquence

0 5 10 15 20 25 30

Ne pas pouvoir manger convenablement

Etre mal logé / sans abri

Etre mal habillé/ Ne pas pouvoir se changer Ne pas avoir de terres Maladie / vieillesse/ handicap Pas assez d'argent pour satisfaire aux besoins Devoir travailler plus dur que les

autres Valeur non économique de la terre Relations de parenté/ Ne pas avoir d'enfants ou de parents Notions d'entraide et de dépendance Jugement moral N on sats factio n d es beso ins esse ntiels C au ses, fa cteu rs ag gr av an ts Stres, urg en ce, p énib ilité Nom br e t ot al d' en tretie ns S phère matérie lle S ph èr e im matérie lle

sa maison, voire d’être sans abri. Dans l’univers des besoins, on retrouve donc les résultats de l’enquête participative de la Banque mondiale (World Bank [1996]) menée en 1996 dans quatre régions de Madagascar (Antananarivo, la région de Tuléar, une zone productrice de riz sur les Hautes Terres – Soavinandriana – et sur la côte Est, Sambave et Brickaville).

Au sein de cette liste des thématiques associées à la pauvreté, on retrouve l’urgence de certaines situations et le stress généré par le souci quotidien de nourrir sa famille105. A ce titre, on peut faire référence au discours de Basol, homme de 34 ans, dont le ménage appartient au premier quartile, il est marié et titulaire du Certificat d’Études Primaires Élémentaires (CEPE). Il ne peut pas économiser car il est malade. Il aimerait avoir plus de terres. Et puis il

manque d’argent. L’argent c’est essentiel, on en a toujours besoin mais on n’en trouve jamais assez. Romain (37 ans, titulaire du CEPE, marié, 2 enfants, quatrième quartile) renforce cette

idée. Il précise qu’il est chef de famille et donc responsable de celle-ci. Tous les jours, il doit

se poser la question de ce qu’ils vont manger demain. Cette idée est précisée par Bertin, 83

ans, deuxième quartile, sans diplôme, veuf. Selon lui, on est pauvre si on n’a pas à manger, si

on ne peut pas s’habiller convenablement. Être pauvre c’est aussi ne pas avoir de terre et travailler plus dur que les autres. Et puis, chaque jour, on doit se demander ce que l’on va manger.

L’accès à la terre est également identifié comme un des traits majeurs du bien-être. Il est, en effet, une condition essentielle de satisfaction des besoins alimentaires, en milieu rural. La production agricole des exploitations familiales, bien qu’elle soit de moins en moins étrangère aux logiques du marché106, reste caractérisée par la recherche de l’autosubsistance. Le rôle de la production agricole familiale, et, en amont, l’accès à la terre sont donc cruciaux.

L’entretien de Voahirana identifie l’importance de la terre. Voahirana a 52 ans, son ménage appartient au quatrième quartile en termes de revenu par tête, elle est mariée et n’a pas de diplôme. Elle nous dit que les personnes pauvres sont celles qui n’ont pas du tout de

terres ou trop peu pour vivre toute l’année. Elle raconte qu’à côté de chez elle, habitent des femmes qui ont des enfants sans être mariées, sans terres pour vivre. Leur seule source de revenu c’est le salariat agricole. Parfois leur famille ne mange rien de la journée. Les propos

de Florine (femme de 49 ans, habitant Manjakandriana, mariée, titulaire du CEPE,

105 Voir, dans la figure II.4, le thème « ne pas avoir suffisamment d’argent pour satisfaire aux besoins quotidiens ».

appartenant au troisième quartile) font échos à ceux de Voahirana. Un ménage est pauvre s’il

ne satisfait pas ses besoins (alimentation, vêtements). Les ouvriers agricoles sont pauvres parce qu’ils n’ont pas de terre à cultiver. De même, le discours de Jospéhine (femme de 39,

Manjakandriana, divorcée, titulaire du CEPE, quatrième quartile) illustre particulièrement bien cet aspect. Pour elle, la pauvreté vient du manque de terre. Quand on n’a pas

suffisamment de terres pour nourrir sa famille, il faut demander du travail partout dans le village. Il faut que quelqu’un ait du travail à donner. Elle introduit ainsi la notion de

dépendance sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Par ailleurs, la non possession de terre impose, outre le salariat agricole, la prise de terres en métayage. Les métayers sont dans une situation plus difficile puisqu’une partie de la récolte revient au propriétaire, et, également, dans une situation plus précaire. Le métayage étant officiellement interdit à Madagascar, aucun contrat écrit n’est établi, le propriétaire se réservant, à tout moment, le droit de ne pas renouveler l’accord oral. De plus, la terre appartenant, traditionnellement, à celui qui la met en valeur, le propriétaire impose une rotation importante des métayers. Les deux stratégies mises en place pour pallier l’absence de propriété foncière, le recours au salariat agricole ou au métayage, sont généralement synonymes de situations extrêmes en termes de bien-être économique. La dépendance (à l’employeur ou au propriétaire) implique une vulnérabilité accrue. La seule ressource repose sur un travail redoublé, dans une situation de grande incertitude quant à l’avenir. Jerison de l’observatoire d’Antsirabe, homme de 32 ans, marié, sans diplôme, agriculteur exploitant et ouvrier agricole, appartient au premier quartile de bien-être économique. Selon lui, être pauvre c’est ne pas avoir de quoi manger, ne

pas avoir assez d’argent pour subvenir aux besoins quotidiens, ne pas avoir de terres à cultiver ; quand on a une terre on peut toujours se débrouiller. La pauvreté n’est pas une fatalité. En travaillant, on peut s’en sortir. Il faut être en forme physiquement. En cas de maladie, il n’est plus possible de travailler.

Ces entretiens font ressortir, parmi les représentations de la pauvreté, la notion de labeur et la pénibilité du travail. Ainsi, comme l’introduit Jerison à la fin de l’extrait, la bonne santé physique est une condition indispensable pour pouvoir s’en sortir. Albert, Jeannette et Philibert abondent en ce sens.

Albert (40 ans) et Jeannette (39 ans) sont mariés. Ils n’ont pas fait l’objet d’enquête par le ROR bien qu’ils vivent dans un des villages de l’observatoire de Manjakadriana. Ils sont agriculteurs exploitants et tiennent une épicerie. Selon eux, celui qui est pauvre doit travailler

Manjakandriana, homme de 48 ans, marié, troisième quartile, titulaire du BEPC), les pauvres

sont ceux qui sont sans-abri, qui n’ont pas suffisamment à manger, qui n’ont pas une seule parcelle à cultiver, ceux qui sont malades et qui ne peuvent plus travailler. La maladie est

crainte et souvent associée à la pauvreté. Cela n’a rien d’étonnant dans une société rurale où, le travail physique est l’actif essentiel pour mettre en valeur la terre, produire et se nourrir. Bien que la structure de l’échantillon statistique se prête assez mal à un exercice d’analyse des régularités des discours en fonction des caractéristiques socio-économiques (faible nombre de cas), un fait notable doit être souligné. La répartition des thèmes selon le quartile d’appartenance montre que la référence à la maladie est sensiblement plus fréquente parmi les ménages les plus pauvres en termes de bien-être économique (revenu par tête). La maladie est un facteur aggravant et déstabilisant d’autant plus insurmontable que le bien-être économique est faible. Cet effet est particulièrement marqué dans une société où la protection sociale est inexistante. Elle représente donc également un facteur de vulnérabilité et souligne que la pauvreté se traduit par un cumul de handicaps.

Ainsi, le fait d’être pauvre se traduit par la non satisfaction des besoins essentiels (nourriture, logement, habillement). À travers les notes d’entretiens ici rapportées, l’origine de la pauvreté provient d’un accès insuffisant à la terre, la maladie étant un facteur déstabilisant majeur. Nous retiendrons aussi l’idée de pénibilité du travail associée à la notion de pauvreté. Bien que le nombre limité d’entretiens ne permette pas de tirer des conclusions générales, ces aspects semblent partagés par tous, quel que soit le genre, la localisation géographique, le niveau de bien-être économique, l’âge ou le niveau d’instruction107. Pourtant, certaines variantes dans les discours permettent de souligner l’idée selon laquelle la définition des besoins essentiels évolue dans le temps, suggérant la notion de relativité de l’univers des besoins.

b- De la relativité de l’univers des besoins

Gervais (homme de 46 ans, marié, hors ROR, observatoire d’Antsirabe) ne se sent pas

pauvre mais quand même pas riche car il a besoin de matériel qu’il ne peut pas se payer.

Romain (37 ans, observatoire d’Antsirabe, titulaire du CEPE, marié, 2 enfants, quatrième

quartile) souligne quant à lui que sa famille ne mange que du riz et du manioc, pas de

vitamines, pas de lait. C’est mauvais pour les enfants.

Il faut lire dans ces discours des marques de la relativité de l’univers des besoins, et donc de relativité de la pauvreté définie comme non satisfaction des besoins. Pourtant, chacun de ces extraits renvoie à deux idées différentes. Dans le discours de Gervais, on retrouve la relativité de l’univers des besoins telle qu’elle a été identifiée par les études sur la pauvreté subjective108 et, antérieurement, dans des travaux sociologiques et anthropologiques. Dans le cas de Romain, il semblerait plutôt qu’il ait intégré à sa représentation personnelle de la pauvreté109 les discours des programmes de sensibilisation à la nutrition des enfants, dans une démarche d’appropriation du discours des ONG.

Même en ce qui concerne les aspects les plus pragmatiques du discours, on observe l’influence des représentations véhiculées par les actions de lutte contre la pauvreté. Sans chercher à « gloser » plus que de raison autour de ces exemples, notons, cependant, qu’ils ont un caractère illustratif du constat selon lequel les politiques de développement influencent les structures des sociétés dans lesquelles elles sont mises en œuvre. Les interventions massives, en vue de lutter contre la pauvreté, participent de l’évolution des représentations locales. La distance entre ces dernières tend donc à se raccourcir mais ce processus prend du temps. Il semble, en outre, peu probable que cette distance s’abolisse tout à fait.

Au-delà de la notion de besoins de base, les entretiens suggèrent des pistes qu’il est nécessaire de resituer dans le contexte sociétal des Hautes Terres pour les rendre intelligibles. De plus, ce travail permet d’entrer véritablement dans les représentations sociales de la pauvreté.

108 Le phénomène a initialement été identifié par Tocqueville [1999, première édition 1835] sans qu’il n’en donne l’explication. Cette idée est notamment au cœur de l’ouvrage de Sahlins [1976] « Age de pierre, âge

d’abondance ».

Pour Gardes et Loisy [1997], les mesures subjectives incorporant la notion de désir et de frustration, l’insatisfaction psychologique croit avec la satisfaction des besoins matériels. Ces auteurs étudient comment le revenu minimum déclaré varie avec les caractéristiques du ménage. En se référant à la caractéristique du revenu réel, ils mettent en évidence que les seuils minimum de revenu déclarés par les plus pauvres comme les plus riches sont moins sensibles aux variations du revenu réel que ceux des populations de la zone médiane. Aux deux extrémités de l’échelle des revenus réels, la pauvreté définie par un indicateur subjectif serait assez proche de la pauvreté définie en termes de lignes de pauvreté absolue, alors que pour les ménages ayant un revenu intermédiaire, l’indicateur subjectif donne une estimation de la pauvreté supérieure à celle obtenue sur la base de l’indicateur objectif.

109 Le projet de Surveillance et Éducation des Écoles et des Communautés en matière d'Alimentation et de Nutrition Élargie (SEECALINE ; financement bilatéral, gouvernement malgache et Banque mondiale) a été particulièrement actif sur la zone d’Antsirabe. De nombreuses campagnes d’information et de sensibilisation autour de la nutrition des enfants en bas âge y ont été entreprises.