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dichotomie ou continuum ?

1.1. Analyse des pratiques : quelques études qualitatives de la pauvreté

Une analyse comparée des études sur la pauvreté menées au cours des années 1990, et qui revendiquent une démarche qualitative, met en évidence leur hétérogénéité. Il n’est pourtant pas question ici de recenser de façon exhaustive toutes les études, mais uniquement celles d’entre elles qui sont les plus communément discutées. On distinguera, selon leur objet, deux types de recherches produisant des données qualitatives ou utilisant des techniques qualitatives.

Les premières s’attèlent à l’identification des personnes pauvres et aux caractéristiques

de la pauvreté par une remise en cause du concept de bien-être strictement économique tel

qu’il est retenu dans l’approche monétaire de la pauvreté. Les secondes considèrent que la pauvreté n’est pas seulement un état à un moment donné mais le résultat d’un processus. Elles ont pour objectif de mettre en lumière puis de comprendre le processus de la pauvreté. Parmi celles-ci, nous nous intéresserons aux analyses des moyens d’existence. Elles s’intéressent à ce que l’on pourrait appeler le processus de la pauvreté. Leur propos est d’analyser l’ensemble complexe des ressources matérielles et immatérielles, économiques et sociales dont disposent les personnes, puis, de comprendre comment il permet ou non d’assurer la survie ou d’échapper à la pauvreté. Outre des objets de recherche divergents, les analyses dites qualitatives sont hétérogènes en raison de la diversité de leurs méthodes, de l’ensemble d’informations qu’elles traitent et des outils qu’elles utilisent. Cette deuxième distinction est consécutive à la première, les objets de recherche conditionnant en grande partie les techniques de recherche.

a- L’affirmation d’une rupture méthodologique vis-à-vis de l’analyse monétaire

L’analyse monétaire de la pauvreté, initiée par les travaux de Booth et Rowntree au XIXème siècle, s’appuie sur le concept de minimum vital36. Ce dernier renvoie à la définition du seuil de pauvreté ou de la ligne de pauvreté : comprise initialement comme le seuil calorique journalier permettant la survie, elle est progressivement élargie pour prendre en

compte l’accès à des dépenses non alimentaires essentielles. Une personne est considérée comme pauvre lorsqu’elle ne peut atteindre ce minimum vital. S’enracinant dans la critique des approches monétaires menée par Sen (voir notamment Sen [1983, 1997], Nussbaum et Sen [1993]), les analyses qualitatives de la pauvreté prennent ouvertement le contre-pied de la conception monétaire, insistant sur les multiples dimensions de la pauvreté et sur une analyse en termes de moyens plutôt qu’en termes de résultats. D’autres types d’approches de la pauvreté s’inscrivent dans cette dynamique, telles que l’analyse en termes de besoins essentiels (Streeten et al. [1981]) et l’analyse en termes de capacités. Le développement des approches qualitatives dans l’analyse de la pauvreté répond ainsi à un besoin croissant d’information lié à « l’extension progressive du champ thématique des analyses de la

pauvreté » (Razafindrakoto et Roubaud [2005]). La spécificité des analyses qualitatives

repose sur deux aspects essentiels : ne pas présupposer d’une définition ferme de la pauvreté et mobiliser des outils et techniques de type qualitatif de façon à dépasser la mesure des phénomènes.

Soulignant le fait que la perception du réel dépend du système social dans lequel nous sommes engagés, Jodha [1988] puis Chambers [1995] et de nombreux auteurs à leur suite refusent une définition a priori de la pauvreté. En effet, certains éléments déterminants dans la compréhension des significations, manifestations et causes de la pauvreté peuvent ne pas être intégrés dans les enquêtes standards de la pauvreté reposant sur une définition préconçue dans le cadre de référence des chercheurs37. Ces éléments ne seront pas pris en compte, tout simplement car les chercheurs n’y auront pas songé lorsqu’ils élaborent leur enquête (Narayan

et al. [2001]). C’est en ce sens que les tenants de l’approche qualitative de la pauvreté

fustigent le paternalisme ou l’ethnocentrisme inhérents à l’approche monétaire : le concept de pauvreté retenu est totalement détaché du contexte dans lequel il est mis en œuvre. Une telle critique est également adressée à la définition de la liste des capacités humaines centrales (« central human capabilities ») proposée par Nussbaum38 (Hulme et McKay [2005]). Dans chaque pays, il existe un rapport social à la pauvreté (Paugam [1996]). Analyser la pauvreté à travers l’étude des expériences vécues et du champ de compréhension propre à un contexte culturel et socio-économique permet d’identifier ce rapport social en soulignant les spécificités locales ou régionales.

37 L’expression « enquêtes standard » fait référence aux enquêtes utilisées pour l’analyse monétaire de la pauvreté du type des enquêtes Living Standard Measurement Studies (LSMS) ou Enquêtes Prioritaires auprès des Ménages (EPM).

En conséquence, un regain d’intérêt apparaît pour des techniques de recherche jusque là mobilisées par des disciplines telles que l’anthropologie ou la sociologie. Les enquêtes qualitatives deviennent incontournables pour définir la pauvreté en identifiant les dimensions pertinentes du point de vue des représentations et significations sociales. L’objet d’une analyse qualitative ou compréhensive de la pauvreté est alors de retracer les réalités vécues de la pauvreté, telles qu’elles sont localement exprimées. Par ailleurs, toutes les dimensions de la pauvreté ne peuvent pas être mesurées. Repartant de l’approche des capacités de Sen, un certain nombre de fonctionnements ne peuvent donner lieu à une quantification, comme par exemple, le fait d’être digne à ses propres yeux ou encore le fait d’être socialement reconnu. De même, s’intéressant au processus de la pauvreté dans le cadre d’une analyse des moyens dont disposent les individus, de nombreuses activités des ménages qui influent directement sur leur bien-être sont difficilement prises en compte dans le cadre des enquêtes standards et sont malaisément mesurables en termes monétaires. Il est donc nécessaire de recourir à des données de type qualitatif. Dans ce but, une méthodologie propre est développée. L’ensemble des informations de base est alors constitué par des données essentiellement subjectives, obtenues dans un processus de communication, d’échange entre enquêteur et enquêté.

Afin d’explorer plus précisément ce que représentent les techniques et données qualitatives, nous nous intéresserons dans un premier temps aux analyses qualitatives traitant du concept de pauvreté en lui-même, et, dans un deuxième temps, aux analyses qualitatives portant sur le processus de la pauvreté.

b- L’identification des dimensions de la pauvreté

L’objet des études dont nous traiterons ici est de comprendre « les aspects

multidimensionnels et conditionnés par la culture que présente la pauvreté» (Narayan et al.

[2001 : 16]). Une méthodologie d’identification des dimensions de la pauvreté et des individus les plus démunis a été développée à l’échelle mondiale par la Banque Mondiale dans le cadre de l’enquête « Voices of the poor» 39. Par ailleurs, au sein des études s’appuyant sur le cadre théorique des capacités, des chercheurs optent pour une enquête de type qualitatif afin de retenir les dimensions de la pauvreté identifiées comme essentielles par les acteurs

39 L’étude Voices of the poor est composée de deux volumes : Voices of the poor : Can anyone hear us (Narayan

et al. [2000a]) et Voices of the poor : Crying out of change (Narayan et al. [2000b]). Le premier synthétise 81

locaux. Préalablement, il sera fait référence aux précurseurs de ces méthodes d’identification des dimensions de la pauvreté que sont Jodha [1988] et Chambers [1995]40.

Jodha a défini, en collaboration avec certains des habitants de deux villages du Rajasthan, organisés en groupes de réflexion, leurs propres catégories et critères traduisant le bien-être. Trente-huit critères ont ainsi été établis. Ils relèvent notamment de l’indépendance de leur ménage vis-à-vis des autres ménages, de leur employeur, de leur capacité à résister aux aléas conjoncturels, du sentiment d’être respectés. Seul un de ces critères peut être rapproché de la conception monétaire du bien-être. Cette étude pionnière a montré le décalage entre le concept de bien-être monétaire et les conceptions locales du bien-être, en soulignant ce que l’on appelle le paradoxe de Jodha. En comparant ces critères avec les données monétaires de 1964-66 et 1982-84, on observe que les 36 ménages qui ont vu leur revenu réel par tête baisser de plus de 5%, ont connu une amélioration de leur situation pour 37 des 38 critères définis. Leur situation, bien que plus critique en termes de bien-être économique, s’est améliorée selon les critères que les villageois ont eux-mêmes définis. Ce résultat met en évidence l’intérêt de dépasser une approche unidimensionnelle de la pauvreté, l’analyse monétaire ne saisissant pas toutes les dimensions du bien-être.

Les études qualitatives ultérieures s’inscrivent dans cette lignée. L’ensemble des informations nécessaires à l’identification des dimensions de la pauvreté et des ménages pauvres est produit grâce à des techniques et outils qualitatifs : des entretiens ouverts ou semi-structurés, le travail en groupes (« focus groups »), les récits de vie et les études de cas. Au sein des « focus groups » s’organisent des réflexions communes sur le thème de la pauvreté, les groupes étant constitués de façon homogène (groupes de femmes par exemple) ou non. Les récits de vie et les études de cas sont également centraux pour comprendre, notamment, l’enchaînement des causes et effets de la pauvreté. L’ensemble des ces techniques peut être regroupé au sein d’une démarche participative.

Un point notable doit alors être souligné. Un des objectifs centraux des méthodes participatives est d’engager un transfert de pouvoir de l’agence extérieure, commanditaire ou réalisatrice de l’étude, vers les populations locales, en reconnaissant l’acuité et la pertinence du savoir local. Cet objectif a des conséquences profondes sur les méthodes de production de l’information et marque une rupture radicale vis-à-vis des enquêtes standards. En théorie,

40 Dans ce chapitre, il ne sera fait référence qu’aux techniques d’enquêtes. Les résultats de ces études et les méthodologies précises retenues seront présentés dans le chapitre 2 consacré à la présentation des mesures de la pauvreté et des représentations locales de la pauvreté.

l’ensemble du processus d’information est organisé de façon à ce que les populations locales gardent la maîtrise de l’information et du projet de développement. Cela passe par la recherche d’une interaction entre le groupe des chercheurs et le groupe sur lequel porte l’étude : le processus d’information est donc le résultat d’un processus de communication, d’une mise en commun des savoirs et des connaissances. La réelle spécificité des enquêtes participatives est donc de s’apparenter à des méthodes de recherche-action : les institutions de développement, nationales et internationales, cherchent ainsi à impliquer les populations dans la planification et la réalisation des projets. En ce qui concerne la recherche participative (Participatory Rural Appraisal – PRA – devenue Participatory Learning and Action – PLA – et leur version française, la Méthode d’Analyse Rapide et de Planification Participative – MARP), la conception du travail de terrain et les méthodes de production des connaissances font partie intégrante d’une stratégie de développement local dont l’enjeu est de permettre aux populations de maîtriser le projet de développement dès la définition de ses ambitions (Lavigne-Delville et al. [1999]). La recherche participative s’oppose explicitement à la recherche extractive dans laquelle on se contente de recueillir des informations sur les populations locales : le processus de participation a, en effet, le but ultime de renforcer les capacités («empowerment») des populations locales (Chambers [1992] Pretty et al. [1993]). Cependant, toutes les études participatives n’affichent pas cet objectif avec la même force. On distingue ainsi les formes faibles des enquêtes participatives des formes fortes (caractérisant celles qui affichent expressément l’objectif de renforcement des capacités). Pretty [1999] identifie ainsi sept types de participation, allant de la participation passive à la participation interactive.

Dans le cadre des approches participatives menées par la Banque Mondiale (Évaluations Participatives de la Pauvreté – EPP), il s’agit d’examiner comment se définit la pauvreté pour une population donnée, à un moment donné, puis, sur la base de critères propres à ce groupe, de définir les ménages ou les individus pauvres par un système de classement41. Dans un premier temps, les dimensions vécues du mal-être et du bien-être sont identifiées par les différentes techniques précédemment citées (entretiens ouverts ou semi-dirigés, groupes de réflexion). Après avoir défini de façon interactive le bien-être, une liste de dimensions est établie. Sur cette base sont définies des catégories d’individus selon le niveau de bien-être dans les différentes dimensions. La méthode de classement par ordre de prospérité («

being ranking ») permet d’ordonner les ménages au sein de la communauté des plus pauvres

au moins pauvres, en pondérant les dimensions retenues du bien-être à travers un processus interactif. Le nombre d’individus par catégorie est ensuite déterminé grâce à la méthode du « scoring ». C’est une phase de comptage qui permet, par la suite, d’établir les proportions d’individus dans les différentes catégories. Après le décompte, on procède à l’analyse de tendance («trend analysis»). Il s’agit de demander aux individus si des changements en termes de bien-être se sont produits au sein de la communauté au cours des dix dernières années. Ces changements peuvent concerner le nombre de catégories, le nombre d’individus dans chaque catégorie, le type de catégorie.

Toutes les études qualitatives de la pauvreté ne s’inscrivent pourtant pas dans le cadre d’un processus participatif. Certaines recourent uniquement à des entretiens ouverts ou semi-dirigés pour identifier les dimensions de la pauvreté. C’est le cas notamment de Clark [2003] et Clark et Qizilbash [2002]. Cette approche s’inscrit dans le cadre théorique des capacités. Les auteurs prennent le parti, à la suite de Alkire [2002a], de retenir les dimensions de la pauvreté, ou les fonctionnements42, identifiées comme prioritaires par les individus eux-mêmes. La prise en compte des aspects culturels dans l’identification des fonctionnements pertinents pour définir la pauvreté est en effet un des domaines en expansion au sein de l’approche par les capacités43.

Si les techniques qualitatives sont adaptées pour identifier les dimensions de la pauvreté, elles peuvent également enrichir la compréhension des mécanismes participant du processus de la pauvreté. C’est pourquoi elles sont largement mobilisées au sein de l’analyse des moyens d’existences.

c- L’analyse des moyens d’existence

Dans le cadre d’analyse des moyens d’existence (« livelihood analysis »), un intérêt central est accordé à l’analyse des processus de la pauvreté. Qu’est-ce qui tend à maintenir un individu dans une situation de pauvreté malgré les stratégies qu’il met en place pour s’assurer des conditions d’existence viables ? L’objectif affiché par les analyses des moyens d’existence est de comprendre, à partir de l’observation des modes de vie et des stratégies de survie, mais aussi de l’environnement économique et social dans lequel les individus sont

42 Comme nous l’avons précisé en introduction, les fonctionnements définissent l’ensemble de ce que les personnes peuvent prétendre faire et être (beings and doings).

engagés, les interactions déterminant la pauvreté ou la vulnérabilité. Il est nécessaire de comprendre l’ensemble du système qui permet à un individu de constituer ses moyens d’existence, système explicité par le cadre conceptuel de l’approche.

Le cadre conceptuel de l’analyse du processus de la pauvreté a initialement été présenté par Chambers et Conway [1992]. Les moyens d’existence englobent les capacités, les avoirs, c’est-à-dire les ressources matérielles et immatérielles, et les activités que les individus mettent en oeuvre afin d’assurer leur subsistance et faire face au risque. Les capacités renvoient à la définition proposée par Sen. Les ressources matérielles correspondent à l’ensemble des stocks et des dotations en capital dont disposent les individus (ressources environnementales, les stocks de nourriture, les liquidités et tous les biens qui constituent des réserves de valeur comme les bijoux). Les ressources immatérielles regroupent l’ensemble des droits et accès. Cette première présentation a été progressivement étoffée, les concepts ont été précisés pour former le cadre d’analyse des moyens d’existence tel qu’il est présenté dans la figure I.1.

Pour ce faire, ces analyses pointent la nécessité de produire des données qualitatives conjointement aux données quantitatives. Premièrement, leur acception « large » des ressources dont disposent les agents (qui sont économiques et sociales, matérielles et immatérielles) ne se prête pas systématiquement à la quantification. Deuxièmement, l’insistance sur les interrelations dynamiques entre les différents éléments du cadre conceptuel appelle la production d’entretiens de types qualitatifs, au cours desquels la personne peut raconter la façon dont elle organise ses moyens d’existence. Troisièmement, la place d’importance qui est octroyée au contexte économique et social peut favoriser le recours à des monographies. Pourtant, les documents de synthèse méthodologique, tel que le rapport du Department of International Development (DFID [2000]), ne donnent pas d’orientation ferme quant aux outils et techniques à employer, même si le recours à une démarche participative est mis en avant. L’ensemble des techniques de recherche susceptibles d’être mobilisés est extrêmement diversifié : toute la palette des outils quantitatifs et qualitatifs peut être utilisée. A travers la prise en compte des analyses en termes de niveau de vie soutenable, la perméabilité entre approches qualitatives et quantitatives apparaît. En ce qui concerne la définition du niveau de vie des individus, il est possible de se référer à une détermination participative des dimensions et des niveaux de bien-être, mais certaines études retiennent des indicateurs quantitatifs (mesure monétaire de la pauvreté).

Figure I.1 Le cadre d’analyse des moyens d’existence

Source : Source : DFID [2000 : 2]

De nombreuses études, à l’instar des analyses en termes de moyens d’existence, mobilisent à la fois des techniques qualitatives et des techniques quantitatives au sein d’un même processus de recherche, amenant à penser que la rupture entre les deux démarches est illusoire.