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dichotomie ou continuum ?

1.1. Complémentarité opérationnelle

Depuis quelques années, les échanges entre les chercheurs étudiant la pauvreté dans les deux traditions, quantitative et qualitative, se sont multipliés. Ils ont donné lieu à deux séminaires de recherche internationaux52 au cours desquels a été entérinée la reconnaissance de la complémentarité entre les deux approches (Kanbur [2001]). Par ailleurs, les modalités de combinaison ont été explorées, notamment par la présentation d’études mobilisant conjointement démarches qualitative et quantitative.

Plusieurs articles présentent une typologie des modes de combinaison entre approches qualitative et quantitative pour l’analyse de la pauvreté. Le premier d’entre eux, auquel il est largement fait référence dans la littérature, coécrit par Carvalho et White [1997], distingue les types de combinaison selon leur but. En premier lieu, les deux auteurs regroupent les études qui, selon eux, favorisent une meilleure identification et une meilleure mesure de la pauvreté : le recours à des techniques combinées permet la production de données plus pertinentes et plus riches. En second lieu, ils identifient un groupe d’études qui donnent une meilleure assise à l’action politique en synthétisant les résultats issus des deux démarches. En troisième lieu, ils rassemblent les études qui combinent les différentes méthodes dans un processus analytique pour une meilleure compréhension des mécanismes régissant le phénomène. Marsland et al. [2004] distinguent les études qui combinent les outils des deux approches (au sein du pôle technique), les études qui mettent en séquence les deux approches et les études qui mixent les deux approches. Ravallion [2002], quant à lui, s’en tient aux deux derniers types identifiés par Marsland et al. ; il parle de mixage séquentiel (« sequential mixing ») et de mixage simultané (« simultaneous mixing »).

Nous effectuerons une synthèse de ces présentations tout en gardant à l’esprit les quatre pôles du processus de recherche et les domaines d’intelligibilité respectifs des démarches qualitatives et quantitatives. Outre l’utilisation d’outils de recherche qualitatifs et quantitatifs au sein du seul pôle technique, qui a déjà été mise en évidence précédemment53, on peut

52 Le premier de ces séminaires a eu lieu en 2001 (les actes du séminaire dont disponible sur le site : http://www.arts.cornell.edu/poverty/kanbur/QQZ.pdf). Il a donné lieu à un bilan des forces et faiblesses des deux approches par un examen critique des tenants des analyses qualitatives et des analyses quantitatives. Le deuxième séminaire, tenu en 2004, a essentiellement eu pour objet la présentation d’études combinant les deux approches pour l’analyse de la pauvreté (les actes du colloque sont disponibles sur le site www.utoronto.ca/mcis/q2).

53 Voir la section I.1.2.a , intitulée « Pratiques de recherche : variables qualitatives, données qualitatives, analyse qualitative ».

retenir trois modalités de combinaison des démarches qualitatives et quantitatives pour l’analyse de la pauvreté : la construction d’une information synthétique, l’intégration de la « voix des pauvres » dans un questionnaire fermé classique, la mise en séquence cohérente des deux démarches.

a- Effectuer une synthèse des résultats pour guider l’action publique

Partant du fait qu’on ne capte pas les mêmes informations en conduisant une analyse qualitative et une analyse quantitative, il s’agit d’enrichir les habituelles recommandations de politique de lutte contre la pauvreté en construisant une information synthétique à partir des résultats des études pourtant menées indépendamment. Traditionnellement, les choix des politiques de lutte contre la pauvreté se sont appuyés sur les analyses quantitatives : elles permettent d’identifier au sein de la population les personnes les plus démunies et procurent donc une information apte à mener des politiques ciblées sur ces dernières (prestations sociales, allocations entre autres). Elles permettent également d’identifier les caractéristiques associées positivement ou négativement à la pauvreté et donc de mener des politiques sectorielles (alphabétisation, politique de santé, etc.). Parallèlement, l’analyse qualitative, véhiculant la « voix des pauvres », explicite les réalités vécues de la pauvreté, précise les dimensions perçues de la pauvreté, ce que les habitants eux-mêmes identifient comme des manques à leurs conditions de vie. Cela conduit à élargir considérablement le champ d’action habituel des politiques de lutte contre la pauvreté.

A ce propos, Minvielle et al. [2005] construisent leur étude de la pauvreté au Sénégal à partir des « avis d’experts » d’une part, et des réalités vécues de la pauvreté d’autre part. Ils soulignent d’ailleurs en conclusion de l’ouvrage qu’« au-delà de ces approches globales [pauvreté monétaire et mesures de la pauvreté humaine], de ces "avis d’experts", il s’avère

particulièrement instructif de considérer les conditions de vie réelles des pauvres et les dynamiques locales de pauvreté. Difficultés de logement et de transport, insalubrité et dangerosité de l’environnement, insuffisance criante des infrastructures de santé et d’éducation dessinent les contours de cette spirale infernale de la pauvreté dans laquelle, malgré les améliorations toutes théoriques des indicateurs macro-économiques dont se félicitent chaudement les technocrates nationaux et internationaux, s’engloutissent de plus en plus d’exclus au Sénégal ainsi que nous avons pu l’analyser dans les régions de Dakar et Kaolack» (Minvielle et al. [2005 : 264]).

Les Programmes Stratégiques de Réduction de la Pauvreté s’inscrivent également dans cette logique : depuis le début de la décennie, les recommandations de politique de croissance et de réduction de la pauvreté s’appuient sur les résultats d’études quantitatives mais aussi qualitatives.

Au-delà de la mise en parallèle des études qualitative et quantitative, on assiste à une recherche d’intégration des deux approches, essentiellement par la prise en compte de la « voix des pauvres » ou des perceptions subjectives de la pauvreté au sein des questionnaires ménages habituels.

b- Intégrer les deux types d’approches au sein d’une même étude

Pour Ravallion [2001], les études quantitatives peuvent être considérablement enrichies par l’extension à des aspects subjectifs de l’éventail des questions posées dans les enquêtes ménages. Il précise que cela permet de répondre, au moins partiellement, à deux problèmes majeurs que l’on retrouve dans les enquêtes conventionnelles, aussi bonnes soient-elles : le problème d’identification et le problème de référencement. Le premier recouvre les questionnements relatifs au poids que l’on doit accorder aux aspects du bien-être individuels qui ne sont pas révélés par le marché et ne peuvent donc être captés de façon monétaire. Il fournit un certain nombre d’exemples tels que l’impact de la taille et de la composition du ménage auquel l’individu appartient, l’impact des biens publics, de l’exclusion sociale ou encore celui de l’insécurité. Le deuxième problème renvoie à l’ancrage de la ligne de pauvreté : quel est le niveau de bien-être socialement partagé en deçà duquel un individu est considéré comme pauvre ?

En révélant les préférences et les perceptions des individus, des questions subjectives peuvent éclairer les analystes sur ces deux points. Plusieurs auteurs ont ainsi exploré les perceptions des individus tout en conservant la structure représentative des enquêtes-ménages. L’étude de Razafindrakoto et Roubaud [2001] offre une illustration de cette méthode. Les questions qualitatives, sous forme de sondage d’opinion, sont standardisées dans des modules greffés à un questionnaire quantitatif classique. Les individus sont amenés à se prononcer sur leur perception de la pauvreté (définition, causes, etc.), leurs difficultés et besoins, les bonnes politiques pour satisfaire leurs besoins et répondre à leurs attentes. En outre, des modules qualitatifs spécifiques viennent compléter ces trois volets en s’intéressant à l’environnement culturel, social et politique. Ainsi, pour chaque individu, sont recueillies des données objectives et quantitatives (niveau de revenu ou de consommation, conditions de logement) et

des données qualitatives. Ces dernières sont en outre quantifiables puisqu’on peut établir la proportion d’individus partageant la même opinion. Par ailleurs, les opinions des individus peuvent être analysées en fonctions de leurs caractéristiques ce qui donne la possibilité de comparer, par exemple, le point de vue des plus démunis à celui du reste de la population. Les études qualitatives du bien-être subjectif, présentées précédemment, s’inscrivent également dans la volonté d’explorer les perceptions des individus conjointement à une enquête conventionnelle.

Pourtant, au sein de ces études, l’aspect qualitatif de la démarche est réduit à la portion congrue. Booth [2001] s’interroge sur les dangers inhérents à un mixage pur et simple des approches qui risque de travestir leurs soubassements méthodologiques respectifs et de limiter la portée de l’analyse. C’est pourquoi, la modalité de combinaison la plus développée relève d’une mise en séquence des deux démarches au sein du processus de recherche.

c- La mise en séquence des approches qualitative et quantitative

La complémentarité des domaines d’intelligibilité auxquels renvoient les deux approches est mobilisée pour guider et enrichir le processus de recherche. La démarche est alors séquentielle, les études qualitative et quantitative se succédant en un cycle (figure I.3) de façon à renforcer les concepts, les hypothèses et les résultats de la recherche.

Du point de vue de l’analyse, l’étude qualitative menée en préalable à une analyse quantitative inscrit les représentations sociales du phénomène dans le cadre conceptuel de la recherche. Elle participe, en conséquence, à la définition de variables pertinentes et d’hypothèses à tester, de stratifications adéquates ; elle guide donc l’élaboration du questionnaire. L’étude quantitative permet de confirmer ou d’infirmer certains des résultats, dans la mesure où ils sont traduisibles en hypothèses statistiquement réfutables. Ces derniers seront donc potentiellement extrapolables, l’étude quantitative étant menée sur des échantillons plus larges, parfois représentatifs. En aval de l’analyse quantitative, le qualitatif procure des possibilités d’interprétation plus riches en rendant les résultats signifiants. En effet, l’analyse qualitative établit des relations de causalité là ou l’étude quantitative perçoit des corrélations ; elle peut participer à l’explication de résultats inattendus. Elle permet également de tester la pertinence des résultats et de préciser ou réorienter les hypothèses de recherche.

Figure I.3 Combinaison d’études qualitatives et quantitatives au cours d’un cycle de recherche

Source : D’après Robb [1999 : 10]

Du point de vue des méthodes de recherche, il est intéressant de s’arrêter sur les questions relatives à la triangulation et à l’échantillonnage qui constituent l’interface entre études qualitative et quantitative. La triangulation des résultats des deux démarches participe à la scientificité de ce processus de recherche : elle peut mettre en évidence des tendances communes ou des divergences. Cependant, il faut manier la triangulation avec prudence puisque les deux démarches ne se situent pas dans le même champ d’intelligibilité. De plus, du point de vue des méthodes, et comme nous l’avons déjà noté, les résultats de l’analyse qualitative ne sont pas immédiatement transformables en variables statistiques. Par ailleurs, les résultats de l’analyse quantitative sont un guide efficace pour la détermination de l’échantillon d’observation de l’analyse qualitative. Dans certains cas, la constitution raisonnée de l’échantillon s’appuie sur une typologie formée par l’analyse quantitative ou sur les caractéristiques révélées par celles-ci. Cela permet de construire des échantillons équilibrés, tous les types étant représentés dans des proportions voisines, ou des échantillons ciblés, pour mettre l’accent sur un groupe particulier de la population, sur un mécanisme particulier.

En décryptant le séquençage et en s’interrogeant sur l’interface entre études qualitative et quantitative, nous voyons apparaître que, derrière le débat technique tel qu’il est proposé

Les résultats de l’enquête quantitative testent la robustesse des résultats de l’enquête qualitative, influencent l’agenda de recherche

et la sélection des sites de la prochaine enquête qualitative.

Enquête qualitative

L’enquête participative explique les résultats de l’étude quantitative, teste la robustesse des

résultats, génère de nouvelles hypothèses. ENQUETE QUANTITATIVE

Les résultats de l’étude qualitative fondent les hypothèses à tester au moyen d’enquêtes

ménages et influencent l’élaboration de l’enquête quantitative.

par les auteurs anglo-saxons, se dessine, en filigrane, l’enjeu réel d’une démarche scientifique ayant la volonté de combiner une approche qualitative et une approche quantitative : on ne peut penser et produire une articulation cohérente des techniques sans construire un système d’investigation en relation étroite avec l’objet de la recherche.