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Tourisme et identités

IV. La mise en tourisme des identités comme dynamique de branchement et d'ancrage

2. La mise en tourisme des identités, une performance

Les identités mises en tourisme ont un lien avec l’espace, car l’identification passe avant tout par le corps, la matérialité. Pourtant, la mise en tourisme des identités est le plus souvent présentée comme une mise en discours, orale et écrite. Sont alors analysées les paroles adressées par les acteurs touristiques aux touristes durant leur visite, et la documentation touristique (guides, publicités, etc.) qu’ils produisent. Ce n’est que récemment que la mise en scène et la mise en récit des identités via le tourisme a été abordée également à travers les pratiques des acteurs touristiques, leur langage corporel.

Les identités, une mise en scène théâtrale

Si quelques auteurs ont étudié la façon dont les touristes performent leur identité à travers l’activité touristique, rares sont ceux qui ont étudié les identités performées par les acteurs touristiques. Plus largement, la mobilisation de la notion de

« performance », issue des études genre, est récente. Dans la littérature anglophone, ces notions sont utilisées depuis le début des années 2000, par des géographes (Edensor 2001, Minca et Oakes 2006) et par des anthropologues et des sociologues (Baerenholdt, Haldrup, Larsen et Urry 2004, Coleman et Crang 2002).

Amandine Chapuis (2010) propose une relecture critique des recherches couplant tourisme et performance, sur laquelle je m’appuie en partie ici.

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Le tourisme a d’abord été compris comme une « performance » dans un sens métaphorique, comme une mise en scène théâtrale : les acteurs touristiques endossent des rôles, socialement définis, qu’ils adaptent en fonction de la scène, du lieu touristique, et du public de touristes. Cette approche s’appuie sur l’idée classique – inspirée du travail d’Ervin Goffman (1959) et diffusée par Dean MacCannell (1973, 1976) - selon laquelle les lieux et les sociétés touristiques sont mis en scène par des acteurs touristiques qui jouent un rôle afin de présenter une certaine image de leur identité. Selon MacCannell, l’authenticité, la « vie réelle des autres », recherchée par les touristes, est toujours mise en scène. Il parle non d’une opposition nette mais d’un continuum entre les « front regions », les scènes touristiques, et les « back regions », les coulisses des lieux touristiques, qui se déclinent selon la façon dont l’« authenticité » est présentée et mise en scène par les acteurs touristiques et selon la façon dont les touristes se représentent ce qui est authentique. Dans certains cas, les mises en scène touristiques donnent aux touristes l’impression d’avoir pénétré le « back ». L’authenticité serait donc mise en scène à des degrés perçus comme différents. Un tel positionnement a alimenté les recherches qui pensent le tourisme comme un simulacre, une mise en scène inauthentique, ne permettant pas la rencontre et ayant des impacts négatifs pour les cultures locales, dévoyées car sur-jouées pour plaire aux touristes. D’autres sens accordés à la notion de « performance » permettent de dépasser cette approche qui conduit à considérer le tourisme comme une mise en scène dévalorisée et dévalorisante de l’identité.

Les identités mises en scène et en récit à travers le tourisme

D’autres recherches sur le tourisme utilisent la notion de « performance » dans le sens que lui attribue Judith Butler (2005 [1990]), c'est-à-dire pour désigner « la pratique en situation d’un individu, en ce qu’elle incarne des normes socio-culturelles qui la régissent mais aussi en ce qu’elle participe elle-même à la reproduction et/ou à la subversion de ces normes » (Chapuis 2010, p. 46). Pour Butler, les identités (dont celle de genre) sont le produit non seulement des discours prescriptifs mais aussi et surtout des pratiques quotidiennes des individus, à travers lesquelles les normes sociales sont reproduites et les discours prescriptifs intégrés. Elle s’oppose à Goffman en ce qu’elle rejette l’idée d’une identité duelle (l’une « authentique » et l’autre jouée de manière consciente pour les touristes) en montrant que les acteurs, à travers les pratiques, ont profondément intégré le rôle qu’ils jouent.

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Certains auteurs ont utilisé le terme de « performance » dans ce sens, pour désigner les pratiques des touristes et insister sur le fait qu’elles reproduisent des normes de comportement touristique. Pour Orvar Löfgren (1999), le touriste doit acquérir des compétences et reproduire des pratiques codifiées pour devenir touriste. Ainsi, les postures des corps des touristes à la plage sont révélatrices de normes sociales. Tim Edensor (2001) va plus loin : selon lui, même des expériences telles celles du tourisme « alternatif », ayant pour but de s’affranchir des normes touristiques, établissent de nouvelles normes.

Butler (1988) soutient également qu’à travers leurs pratiques, les individus peuvent faire évoluer les catégories identitaires définies socialement, les subvertir, que les corps ne font pas qu’exprimer des normes mais peuvent aussi les réutiliser, les réinterpréter, et créer de nouvelles identités, revendiquées. Elle défend l’idée selon laquelle ces identités sont produites non seulement à travers le langage mais aussi dans la pratique corporelle, dans la matérialité, et que les pratiques ont autant un caractère performatif que les discours27. Cette piste - encore peu explorée dans les études en tourisme - laisse une certaine marge de manœuvre aux individus. Elle invite à considérer les protagonistes de l’activité touristique comme capables de ne pas simplement reproduire des images préexistantes, attendues par les touristes, mais de jouer sur ces images, de les remodeler. Chapuis (2010, p. 53) suggère de mobiliser la notion de « performance » pour « appréhender le temps touristique comme un moment à part entière de construction de l’identité individuelle ». Si je ne peux qu’aller dans le sens de sa suggestion, je propose de focaliser mon attention non sur l'identité individuelle mais sur les identités collectives, non sur l’identité performée par les touristes – sur laquelle la majorité des recherches sur le tourisme et les identités réalisées dans la lignée de Butler se sont penchées – mais sur celle performée par les acteurs touristiques, dans l’interaction avec les touristes. Je propose d’analyser la façon dont ces acteurs remodèlent les imaginaires touristiques, fabriquent de nouvelles identités collectives à travers leurs projets, en performant certains éléments de ces identités.

La « performance » pour penser la mise en tourisme des identités

La notion de performance permet d’appréhender différemment les identités, en les comprenant comme des mises en scène et en récit à travers un langage à la fois

27 Une telle conception de l’identité, construite dans les pratiques et la matérialité, a permis, selon Catherine Nash (2000), de contribuer au renouvellement des approches de l’identité en géographie culturelle, trop exclusivement centrées sur les représentations.

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oral, écrit et corporel, de les aborder non seulement du point de vue de ce que les acteurs en disent et en écrivent, mais aussi du point de vue de ce qu’ils en font. Elle redonne leur place au corps, à la matérialité et à la spatialité dans la construction des identités. Les approches en termes de « performance » permettent d’analyser le rôle joué par les expressions corporelles des acteurs touristiques dans la reconstruction des identités collectives et dans leurs efforts pour « ancrer » ces identités : le langage corporel est révélateur des liens entretenus par les acteurs touristiques avec l’espace matériel et des liens des identités qu’ils mettent en scène avec celui-ci.