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Fabrication et évolution des imaginaires touristiques des Atlas marocains

I. Tourisme colonial et imaginaires touristiques

1. Les débuts du tourisme dans les Atlas

Une mise en tourisme tardive

Le tourisme n’a été développé en montagne qu’au milieu des années 1930.

Naissance de l’activité touristique dans les années 1910-1920

Pourtant, l’activité touristique avait démarré dès les années 1910 dans les grandes villes83, avec l’organisation des premiers circuits par deux compagnies de transport maritime, la Compagnie Paquet et la Compagnie Transatlantique. Mais ce n’est que dans les années 1920 que le secteur commence à se développer véritablement, avec l’ouverture de quelques lignes entre Toulouse ou Marseille et Casablanca par la Société Latécoère, créée en 191884, et, surtout, lorsque les compagnies de transport maritime commencent à proposer des billets combinés (traversée par bateau, déplacements sur place en car, logement dans des hôtels de la compagnie)85.

La naissance de cette activité est encadrée et encouragée par les autorités coloniales. Dans les années 1920, des syndicats d'initiative et de tourisme sont créés. Ils sont chargés de promouvoir le tourisme dans chaque région, en mettant en place des structures d'accueil et d'orientation des touristes, et en élaborant des brochures et des affiches. Ils sont regroupés dans la Fédération des syndicats d'initiative en 1923. En 1925 est institué un Comité Central du Tourisme, qui réunit

83 Pour un panorama du tourisme au Maroc à la période coloniale, je m’appuie principalement sur l’ouvrage dirigé par les historiens Colette Zytnicki et Hassan Kazdaghi (2009), et, en particulier, sur les articles de Driss Boumeggouti, Tayeb Boutbouqalt, Mimoun Hillali et Claire Llanes. En ce qui concerne le rôle joué par les compagnies de transport dans la mise en tourisme du Maroc, je mobilise le travail que j’avais réalisé en Master (Oiry, 2007) et certains ouvrages spécialisés, sur les compagnies de transport (Peignot 1988, Ghozzi 1997).

84 Elle sera rachetée par Air France lors de sa création en 1933.

85 Le premier circuit de ce type est organisé en 1926 par la Compagnie Transatlantique et Auto circuits Nord africains. Il part d’Alger pour arriver à Marrakech, en passant par Taza, Fès, Meknès, Mazagan (l’actuelle ville d’El Jadida) et Azemmour.

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les représentants du gouvernement et des autorités régionales, et les présidents des syndicats d'initiative. Il établit un plan d'action annuel en collaboration avec les syndicats et coordonne les efforts en matière de « propagande touristique », selon les termes de l’époque.

Les touristes sont alors avant tout des touristes étrangers aisés, surtout des Français. Des croisiéristes et hommes d'affaires pratiquent un tourisme de séjour dans les villes côtières et à Marrakech, de préférence en hiver. Les autres, résidents français et touristes étrangers, pratiquent un tourisme culturel itinérant, avec les compagnies de transport, principalement dans les villes impériales et côtières.

Renforcement et diversification de l’offre touristique dans les années 1930

Dans les années 1930, l’offre touristique s’étoffe et se diversifie. Les villes impériales et côtières restent largement les plus fréquentées. Mais de nouveaux lieux sont équipés, telles les plages proches des grandes villes (Oualidia, Azemmour, Moulay Bousselham, Saïdia, Tanger), et des stations climatiques dans l’Atlas. De plus, les compagnies de transport proposent des circuits en car jusque dans les zones de confins. Ainsi, en Algérie, trois compagnies permettent de traverser le Sahara en autocar, en séjournant dans les hôtels et campings construits par ces compagnies. Au Maroc, elles proposent quelques circuits en montagne et jusqu’aux oasis du Sud-Est. En parallèle, des entreprises du secteur automobile telles que Michelin et Dunlop proposent une assistance technique aux touristes voyageant individuellement dans les confins, et éditent des guides. Elles contribuent à développer le tourisme automobile individuel dans des zones plus éloignées des grandes villes, comme avaient pu le faire des associations automobiles telles que le Touring Club ou l’Automobile Club dès les débuts du Protectorat, à proximité des villes.

De nouvelles pratiques touristiques se développent ainsi dans les années 1930 : un tourisme d'estivage ou de villégiature pour des résidents français et quelques Marocains privilégiés, dans les stations de montagne et côtières, et un tourisme automobile, individuel ou en groupe, dans des zones toujours plus éloignées des grandes villes.

Ralentissement de l’activité touristique dans les années 1940-1950

Le tourisme est fortement ralenti par la seconde guerre mondiale. En 1937 avait été créé l'Office Chérifien du Tourisme. Il ne reprend ses activités qu’après 1945, et sous une nouvelle dénomination : l’Office Marocain du Tourisme. Après la guerre, l’offre touristique reste grossièrement la même. L’accessibilité est encore

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améliorée : le Maroc est desservi par les compagnies aériennes de façon désormais régulière et à des fins touristiques. La compagnie Air Atlas, l’ancêtre de la Royal Air Maroc, est créée en 1946. Mais le début de la guerre pour l’indépendance fait que l’offre touristique s’enrichit peu.

La mise en tourisme des Atlas à partir des années 1930 Un développement tardif du tourisme en montagne

Les conditions pour le développement du tourisme en montagne n’ont été réunies que tardivement86. En voici les raisons.

Premier obstacle : la sécurité est insuffisante. De nombreuses expéditions de reconnaissance, réalisées par des militaires ou des scientifiques travaillant pour le compte des autorités françaises, sont organisées avant le Protectorat. Alors que les montagnes sont encore insoumises, l’exploration continue dans les années 1920.

Elle est le fait d’associations telles que la Société de géographie du Maroc, créé en 1916, et le Club Alpin Français (CAF), dont la section Maroc est créée en 1923. Elles organisent des excursions à caractère scientifique et touristique, l’ascension des sommets les plus hauts, notamment dans le massif du Toubkal, et s’engagent dans la promotion touristique de la montagne. Jusqu’au milieu des années 1930, il s’agit donc moins de tourisme que d’exploration, à caractère plus ou moins militaire.

Cette période dure jusqu’à ce que les montagnes soient tout à fait « pacifiées » : le Haut Atlas tombe en 1932 et l'Anti Atlas en 1934.

Deuxième obstacle : les routes qui permettent l’accès aux montagnes et au Sud sont inexistantes. Les trois voies transatlasiques (Marrakech-Ouarzazate par le col du Tizi n Tichka, Marrakech-Taroudant par le col du Tizi n test, Marrakech-Essaouira par le Tizi n Maachou et Imintanoute) et les routes qui desservent les vallées secondaires telles l’Ourika ne sont achevées que dans les années 1930. Et il faut attendre la « pacification » pour que des pistes soient aménagées. En conséquence, dans les années 1930, seule la Compagnie des Transports Marocains (CTM) propose des services réguliers en autocars en montagne. A partir de Marrakech, il est alors possible de rejoindre Amizmiz, Asni, Demnate et Telouet dans le Haut Atlas occidental, des oasis du Sud-Est comme Zagora, et Taroudant par le col du Tizi n’Test.

86Peu de recherches ont été réalisées sur le tourisme en montagne à la période coloniale. Je m’appuie principalement sur des travaux réalisés par des géographes (Boujrouf, Bruston, Duhamel, Knafou et Sacareau 1998, Moudoud 1999 et Ramou 2009).

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Troisième obstacle : les moyens d’hébergements manquent. A partir de la fin des années 1920 est implanté un réseau d’auberges et de refuges (tenus par des Français), dans le massif du Haut Atlas occidental. Ils sont construits par le syndicat d’initiative de Marrakech et par des associations telles que le CAF ou la Fédération Marocaine de Ski et d’Alpinisme, créée en 1942. Des infrastructures plus importantes sont ensuite bâties : à partir de 1936, 30 chalets privés, deux hôtels et deux téléskis sont construits à la station de ski de l’Oukaïmeden. En 1948, des championnats de ski y sont organisés. L’édition de guides touristiques sur les montagnes accompagne la construction de ces infrastructures. Le guide écrit par le géographe français Jean Dresch et l’alpiniste français Jacques de Lépiney, publié en 1938 et réédité en 1942 par l'Office Chérifien du Tourisme, constitue alors la bible des alpinistes dans le massif du Toubkal.

Pratiques et lieux touristiques

A ses débuts, le tourisme dans les montagnes est un tourisme de randonnée, pratiqué essentiellement par des résidents et touristes français. La pêche et la chasse, sont également pratiquées, et, à la marge, le ski et l’escalade. Le tourisme de villégiature, se développe également, dans les stations du Moyen Atlas (Ifrane) et dans des vallées du Haut Atlas occidental (Ourika). Les résidents français s’y rendent en été pour fuir la chaleur des plaines. Ces stations sont aussi fréquentées par quelques nationaux aisés et, à partir des années 1940, par de jeunes Français et de jeunes Marocains qui passent quelques jours dans des camps de vacances.

Malgré tout, le tourisme à l’époque coloniale ne concerne, en montagne, qu’un petit nombre de lieux – bourgades telles Asni, Aremd, Imlil, sur l'itinéraire de la voie normale du Toubkal, auberges et refuges isolés - sont concernés par l’activité touristique, en montagne. Ils se situent sur les versants Nord des massifs du Haut Atlas (Ourika, Oukaïmeden, Rhéraia dans le massif du Toubkal) et du Moyen-Atlas (Midelt, Immouzer, Ifrane, Azrou, El Ksiba).

Un contexte politique colonial

Les débuts du tourisme dans ces lieux sont marqués, à tous les égards, par le processus de colonisation. Les acteurs de la mise en tourisme des Atlas sont presque toujours français, plus ou moins liés aux autorités coloniales, qu’il s’agisse des explorateurs, des alpinistes, des scientifiques, des membres du Club Alpin français, des membres de syndicats d’initiative, des responsables des compagnies de transport ou des gardiens de refuge et des aubergistes. Leur présence est permise par le processus de colonisation et leur intervention encouragée par les autorités coloniales. En effet, le tourisme a vocation à accompagner et asseoir une

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conquête politique. Il constitue une façon d’asseoir la domination des colonisateurs sur les montagnards, nouvellement soumis. Ainsi, pour Driss Boumeggouti (2009, p.

384) : « l'enjeu de ces infrastructures de transport [destinées au tourisme] était de renforcer la propagande autour de l'œuvre coloniale, mettant en évidence le colonisation ». Il semble que cette dimension coloniale ait fortement imprégné les imaginaires touristiques de la montagne marocaine véhiculés à la période coloniale.