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Approfondir les recherches critiques sur les tourismes dits « alternatifs »

Quelques recherches ont été réalisées récemment sur le tourisme présenté comme

« alternatifs » par certains acteurs, en montagne, dans un champ d’études sur le tourisme lui aussi récent12. Elles examinent les nouvelles offres proposées par les

10Je mets le terme entre guillemets car je considère qu’il est simplificateur. Il est utilisé par les médias et les chercheurs par commodité, pour désigner les lieux des événements et les sociétés dans lesquelles ils se déroulent à travers l’un de leurs points communs, l’arabité. L’expression a aussi pour vocation de médiatiser le mouvement, afin de le faire connaître. Mais l’utilisation de cette expression réduit l’identité marocaine à sa composante arabe et occulte la dimension identitaire des revendications, donnant une image homogène et réductrice du mouvement de contestation au Maroc. Je préfère le terme de « printemps marocain », plus neutre et insistant sur les spécificités des évènements dans le cadre national.

11 Au Maroc, le mouvement de contestation est apparu au grand jour à partir de la journée d’action du 20 février 2011. C’est pourquoi le mouvement est souvent désigné, dans les médias comme par les chercheurs, comme le « mouvement du 20 février ». Ce mouvement est composite. Selon Tourabi et Zaki (2011, p. 99), il est conduit par de jeunes blogueurs, soutenus par le tissu associatif, par quelques syndicats et partis politiques habituellement très critiques envers le régime et par des individus sans étiquette apparente, qui revendiquent des réformes au nom de la justice sociale, de la liberté et de la dignité. Le mouvement s’est constitué en comités qui se réunissaient régulièrement au printemps 2011. Leurs actions sont devenues plus ponctuelles après l’adoption par référendum de la nouvelle Constitution en juillet 2011.

12 La thématique du tourisme a tardé à gagner sa légitimité dans le monde académique marocain.

Néanmoins, à partir des années 1980 et surtout des années 1990, de nombreuses thèses ont été réalisées en géographie sur le tourisme international (Boumeggouti 1995, Hillali 1985, Khlifi 1996) et national (Berriane 1989). De nombreux ouvrages (parmi lesquels : Bélanger, Sarrasin et Stafford 1996, Belkamel 1980, Hillali 2007), actes de colloques (Aït Hamza et Popp 2005, Berriane et Popp 1999, Berriane 2009, Boujrouf 2003, Boujrouf et Tebaa 2011, Chattou 2005, Lucia et Ramou 2010, Ouaouicha 1999) et numéros de revues (Téoros, 2005) ont été édités. Des travaux spécialisés sur le tourisme de montagne ont été réalisés à partir de la fin des années 1990 : quelques thèses (Monkachi 1996, Moudoud 1999) et actes de colloques (Saïgh Bousta 2006) ainsi qu’un grand nombre d’articles scientifiques peuvent être cités.

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autorités, telles celles des Pays d’Accueil Touristique (Berriane 2003, Boujrouf 2004), celles proposées par les tours opérateurs (Peyron 2006, 2009, 2010 (2), 2011) et celles proposées par des acteurs associatifs ou privés (Bellaoui 2005, Boujrouf 2003 (2), Hillali 2006). Elles évaluent ces offres au regard de leurs retombées locales, au plan économique, environnemental, et, secondairement, culturel. Elles adoptent une perspective critique : leurs retombées économiques seraient trop faibles, leurs impacts environnementaux trop importants, leurs impacts sur les identités négatifs (entraînant une altération des identités dites traditionnelles). Elles abordent le tourisme en termes d’« impacts » et comparent les impacts des projets touristiques dits « alternatifs » par rapport aux offres plus anciennes. Elles défendent l’idée selon laquelle ces projets sont trop récents et trop peu nombreux pour avoir un réel impact sur les pratiques touristiques et pour avoir des impacts économiques, environnementaux et culturels positifs.

Je m’inscris dans la même perspective critique vis-à-vis du caractère « alternatif » de ces projets, et je ne prends pas à mon compte, comme les auteurs des travaux précédemment cités, le terme d’« alternatif », terme utilisé par les acteurs pour promouvoir leurs projets et leur vision du développement touristique, qui relève de l’engagement voire de l’idéologie. Sur d’autres points, je prends mes distances vis-à-vis de ces travaux : ils n’accordent qu’à la marge une attention pour les identités, ils ne sont pas attentifs à la capacité des sociétés d’accueil à utiliser le tourisme dans des stratégies propres, sans en subir les effets négatifs, et ils ne permettent pas de voir les transformations micro engendrées par ces projets.

Les lacunes des recherches qui abordent le couple tourisme-identités dans les Atlas en termes d’impacts se retrouvent dans les recherches réalisées ailleurs qu’au Maroc sur les offres touristiques qui s’affichent « durables » (Dodds 2012, Froger 2012) et revendiquent une attention particulière pour les spécificités environnementales et culturelles locales, comme c’est le cas pour l’écotourisme (Lozato-Giotart 2006), l’ethnotourisme (Michel 2000), le tourisme autochtone (Blangy et Laurent 2007), le tourisme solidaire (Cravatte 2006, Sacareau 2007) ou le tourisme éthique (Amalou, Barioulet et Vellas 2001, Chabloz 2006 et 2007, Schéou 2009). Sont alors évalués : l’aspect effectivement « solidaire » et « éthique » des projets, leur respect de l’environnement, l’échange qu’il permet entre les touristes et les sociétés d’accueil. Peu abordent la question des identités : peu analysent comment les sociétés d’accueil s’emparent du tourisme pour redéfinir ce qui les rassemble. Les identités sont abordées uniquement du point de vue des touristes.

Certaines études observent comment les identités personnelles des touristes sont

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transformées par leur voyage. Le fait que le tourisme soit prioritairement envisagé comme un facteur d’altération des identités empêche de prendre au sérieux et d’explorer les stratégies identitaires mises en œuvre par les acteurs touristiques et les recompositions identitaires initiées par leurs projets.

Penser le couple tourisme-identités en termes de ressource

Le couple tourisme-identités a été abordé également sous un autre angle, en termes de « ressource ». Des chercheurs, essentiellement des anthropologues (notamment Cousin 2012, Doquet 1999, Picard 1992), se sont penchés tantôt sur la mobilisation par les acteurs touristiques des identités comme une ressource destinée à renouveler une offre touristique, tantôt sur la mobilisation par les acteurs touristiques du tourisme comme une ressource permettant de redéfinir voire de renforcer des identités collectives. Ces travaux ont le mérite d’accorder plus d’attention aux identités, à la façon dont elles sont mobilisées et travaillées par les acteurs touristiques, et d’analyser les effets de ces projets à travers une lecture plus fine, moins manichéenne. Néanmoins, rares sont les travaux qui analysent ensemble les stratégies mises en œuvre par les acteurs touristiques, qui visent à la fois à faire des identités une ressource touristique, et du tourisme une ressource identitaire. Cette piste de recherche demande à être explorée.

Seuls quelques travaux, récents, ont été réalisés, en anthropologie et en géographie, sur le tourisme et les identités dans les Atlas marocains dans une perspective nouvelle, en termes de « ressource ». Certains auteurs, qui s’inscrivent dans le champ de l’économie territoriale, analysent comment les acteurs mobilisent les identités pour construire des ressources patrimoniales et en faire un levier de développement territorial (Jennan et Landel 2006 et 2007, Senil 2011).

D’autres (Berriane et Nakhil 2011, Goeury 2011) analysent comment des acteurs touristiques des marges mobilisent des ressources liées à la mondialisation (les mobilités touristiques internationales, les ONG internationales et les émigrés marocains, ainsi que certaines représentations occidentales valorisant les marges), et se penchent sur les effets de ce processus en termes socioéconomiques. Mais là encore, les identités ne sont pas fondamentalement au cœur de leur analyse, focalisée sur les répercussions socioéconomiques du tourisme – parce qu’elles suscitent le plus d’attentes. Ces auteurs soulignent la faiblesse des retombées économiques et sociales des projets touristiques mobilisant des identités, sans pour autant analyser ce qui fait que les acteurs continuent à s’intéresser au tourisme. A mon sens, les motivations des acteurs, les enjeux profonds de leurs

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projets et les effets les plus importants de ceux-ci se comprennent en termes d’identités. C’est cela que je vais approfondir et défendre dans ma thèse. Quelques autres travaux analysent comment le tourisme peut être une ressource pour l’affirmation d’identités collectives telles les identités féminines (Borghi et El Amraoui 2006, Tizza 2012) et autochtones (Cauvin Verner 2007 et 2008). Dans ces travaux, les identités sont au cœur de la réflexion. Les effets politiques des stratégies visant à faire du tourisme une ressource identitaire demanderaient néanmoins à être approfondis, ce que je vais m’efforcer de faire dans ce travail.

Penser les identités comme des constructions sociales négociées

Pour voir comment les identités peuvent être mobilisées par les sociétés d’accueil dans des projets touristiques qui relèvent de stratégies à la fois économiques, identitaires et politiques, et éclairer les changements sociaux, identitaires et politiques introduits par ces stratégies, il convient d’aborder les identités comme des constructions sociales. Les réflexions sur le couple tourisme-identité en termes d’impacts se basent sur l’idée selon laquelle l’« identité » serait un ensemble de traits structurels, se reproduisant et se transmettant de génération en génération, et sur l’idée selon laquelle à une communauté humaine correspondrait une culture, une identité et un territoire. Pour pouvoir dépasser cette conception fixiste de l’identité, qui risque d’essentialiser la différence, il semble indispensable de retenir une approche constructiviste des identités, c’est-à-dire une conception de l’« identité » comme une construction complexe, plurielle, évolutive, définie en interaction avec l’Autre, et pouvant avoir des limites spatiales fluctuantes.

Au sein des nombreux travaux qui se réclament d’une approche constructiviste des identités, ceux des « subaltern studies » me semblent particulièrement intéressants à mobiliser - j’y reviendrai de manière plus approfondie dans le premier chapitre - car ils permettent d’aborder le processus de fabrication des identités comme un processus de négociation entre les acteurs en présence, particulièrement dans des contextes marqués par la colonisation comme c’est le cas au Maroc.

Penser les marges comme des espaces d’innovation potentielle

Il convient également de considérer les marges comme des espaces dans lesquels les acteurs sont susceptibles de valoriser les spécificités de ces marges, pour en faire des leviers de lutte contre la marginalisation. La recherche peut alors s’inscrire dans le champ des études géographiques qui considèrent les marges comme des espaces d’expérimentation, potentiellement porteurs d’innovations (Antheaume et

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Giraut 2002, Giraut 2009 (2). Ces études se focalisent sur les possibilités offertes par la situation périphérique pour inventer de nouveaux modèles de développement territorial, en adaptant les projets aux problématiques propres aux marges et en valorisant des qualités attribuées au territoire. Elles invitent à penser les marges comme des espaces où s’inventent de nouvelles façons de lutter contre la marginalisation et de faire de celle-ci un atout, en valorisant leurs spécificités, leur qualité, leur « identité ».

Esquisse d’une problématique de recherche

Cette thèse a pour but d’analyser la façon dont le tourisme travaille les sociétés d’accueil de l’intérieur. Dans le cas des Atlas marocains, il s’agit de se demander : quelles recompositions identitaires et sociopolitiques motivent et, le cas échéant, sont initiées par les projets touristiques qui mobilisent des « identités » ? Dans quelle mesure participent-ils d’un processus de recomposition des identités collectives, quelle est l’influence de ces projets sur la façon qu’ont les sociétés d’accueil de se présenter à autrui, et sur la façon qu’elles ont de se représenter elles-mêmes, de se penser pour elles-mêmes ? Quelles sont les implications et enjeux sociopolitiques de ce processus, dans quelle mesure les jeux d’acteurs locaux sont recomposés à travers lui ?

Cette recherche interroge l’idée selon laquelle les stratégies des acteurs touristiques ne sont pas seulement économiques mais sont aussi identitaires et politiques : les identités seraient au cœur des discours des acteurs touristiques, de leurs intentions, et de leurs attentes, et leurs projets auraient plus d’effets en termes identitaires et sociopolitiques qu’en termes économiques.

Cette thèse propose également d’aborder le processus de mise en tourisme des identités comme une négociation entre les acteurs concernés par ce processus. Je l’ai écrit, les acteurs touristiques qui disent réaliser des projets « alternatifs » sont loin d’être les seuls à adopter un discours sur les « identités ». Ils doivent en permanence négocier les identités qu’ils mettent en avant avec les autres acteurs en présence, qui souhaitent valoriser d’autres images des montagnes marocaines, et d’une autre manière, à travers d’autres objets. Il convient alors d’interroger la façon dont la mise en tourisme des identités reflète les rapports de pouvoir qui traversent les sociétés d’accueil, tout en recomposant les jeux d’acteurs locaux.

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Comment sont redessinés les jeux d’acteurs locaux et les contours des identités collectives, à travers ces négociations ? Telle est la question à laquelle cette recherche s’efforce de répondre.

Démarche de recherche

Une perspective historique sera adoptée pour comprendre la circulation des images et des imaginaires touristiques élaborées sur la montagne marocaine depuis la période coloniale, pour observer comment les acteurs touristiques jouent actuellement sur ces images coloniales, les reprennent, se les approprient, et les retravaillent. Cette perspective me permettra également d’analyser l’irruption d’autres images de la montagne, en lien avec l’émergence d’un tourisme sportif dans les années 1980 puis d’un tourisme patrimonial dans les années 2000.

Ma démarche emprunte également beaucoup à l’anthropologie, dans la mesure où je m’efforce de comprendre le point de vue des sociétés locales sur le tourisme (sans angélisme sur la « société locale », traversée qu’elle est par des rapports de pouvoir, sociaux et politiques), de comprendre ce que sont et ce que signifient pour les sociétés atlasiques le patrimoine, l’identité, le tourisme, le développement.

Précisément, dans la mesure où je considère le « patrimoine », l’«identité », le

« tourisme » et le « développement » comme des catégories de la pratique plus que des catégories de la connaissance, je ne donne pas de définitions de ces termes, pourtant clés dans ma thèse, en introduction, comme il peut être habituel de le faire dans une thèse.

Enfin, une dimension géographique de ma démarche réside dans le fait d’interroger la dimension territoriale des identités invoquées dans la mise en tourisme, ainsi que les effets de la mise en tourisme des identités sur l’organisation des espaces touristiques et sur le sens de ces espaces pour les différents acteurs en présence. Pour autant, je conçois la totalité de ma démarche comme s’inscrivant dans le champ de la géographie culturelle et politique. Je comprends la « culture » (et les « identités ») non comme un segment de la société étudiée mais comme imprégnant celle-ci dans son ensemble, et la « culture » - et, donc, la société - comme fondamentalement traversée de rapports de pouvoir. L’espace, dans cette conception, constitue une manière fondamentale de faire groupe.

Déroulement de l’argumentaire

Cette recherche sera restituée au lecteur en quatre temps :

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Dans une première partie, je présenterai la manière avec laquelle le couple tourisme-identité a été abordé en sciences sociales (chapitre 1), afin de montrer la pertinence d’une approche en termes de « ressource » et non d’« impact » pour aborder ce couple dans le cas des montagnes marocaines (chapitre 2). Je montrerai également sur quelles conceptions et théories des identités reposent les deux approches, pour défendre une conception constructiviste des identités. A l’issue de ces deux premiers chapitres, j’exposerai les questions qui constitueront les fils conducteurs de ma recherche, et les hypothèses que j’ai mises à l’épreuve du terrain.

Dans une deuxième partie, je présenterai les espaces d’études (chapitre 3) et les méthodes de collecte et d’analyse des données (chapitre 4) que j’ai choisis, en m’appuyant sur une littérature critique, féministe et postcoloniale, sur le

« terrain » en géographie.

Dans les deux parties suivantes, j’exposerai les résultats de la recherche effectuée sur le terrain. La troisième partie me permettra de mettre en regard l’offre de tourisme « alternatif » avec les offres plus anciennes et dominantes dans les Atlas, pour faire ressortir les spécificités de ces offres émergentes. J’analyserai, dans le chapitre 5, la fabrication, à l’époque coloniale, d’imaginaires touristiques de la montagne marocaine, et l’évolution des identités mises en avant dans les offres touristiques, dans les années 1980-1990. Dans le chapitre 6, j’analyserai la mobilisation d’identités dans les offres revendiquées alternatives comme une dynamique d’ancrage – les porteurs des projets s’efforcent d’ancrer leurs projets et les identités qu’ils valorisent dans des territoires – alimentée par une dynamique de branchement – ils s’appuient sur des réseaux d’acteurs locaux, nationaux et internationaux, « se branchent » sur des référents identitaires mondialisés et se positionnent vis-à-vis des imaginaires touristiques de la montagne berbère qui circulent depuis la période coloniale.

La quatrième partie sera consacrée, enfin, à montrer que la mise en tourisme des identités constitue un processus de négociation, entre acteurs touristiques (chapitre 7), avec les autorités (chapitre 8) et avec les autres acteurs locaux (chapitre 9). Dans le chapitre 10, j’examinerai les recompositions sociopolitiques, socioéconomiques et socioculturelles qu’induisent ces négociations, dans les territoires atlasiques.

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Partie 1.