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La communication des organisations citoyennes

La diffusion dans l’espace public des discours, des opinions et des représentations ne se limite pas à la communication des hommes politiques et à l’activité des médias. À cet égard, il est important de souligner la communication des organisations citoyennes lors de la campagne de 2004479. Si l’objectif initial de ces organisations était d’exiger les conditions équitables pour tous les candidats et d’empêcher les falsifications de l’élection, elles ont soutenu V. Iouchtchenko dès qu’il a remporté le premier tour de l’élection.

La campagne citoyenne Pora (C’est l’heure)

Depuis 1991, plusieurs organisations non gouvernementales, souvent soutenues par des fondations nord-américaines ou européennes, œuvrent dans le pays pour développer et défendre la société civile à travers des analyses politiques et sociales, des séminaires ou des observations des élections parlementaires et présidentielles480.

Au début de 2004, une coalition des organisations citoyennes a lancé le programme « Vague de liberté » pour assurer la tenue libre et honnête de l’élection présidentielle481. Au mois de mars 2004, la campagne civile Pora a débuté dans le cadre de cette initiative. Il s‘agissait d’un

479 Le terme « organisation citoyenne » est une traduction de l’expression ukrainienne « hromads´ka organizacija » qui désigne un rassemblement des citoyens pour la défense de leurs intérêts communs. L’adjectif « hromads´ka » fait référence au substantif « hromada » qui désigne dans l’histoire ukrainienne des rassemblements des paysans, et dans les années 1860-1890 des rassemblements de l’intelligentsia nationale et libérale (cf. note de bas de page n° 218).

480 Les principaux financeurs des organisations non gouvernementales ukrainiennes sont des fondations européennes et américaines comme la Coopération Euro-Atlantique, l’Institut des Mass Médias, la fondation Initiatives démocratiques, la fondation allemande Marshall et la fondation américaine Freedom House.

481 Il s’agit des organisations nationales : la coalition Liberté de choix, le Comité d’anticorruption, le Centre pour le développement de la communication et les organisations régionales, Le Fond pour la démocratie locale de Kharkiv, le Centre de soutien des initiatives privées de Lviv, l’organisation non gouvernementale de la jeunesse Vsesvit de Simferopol etc.

effort joint des organisations de jeunesse482 dont les objectifs et les méthodes d’action ont été définis en fonction de l’expérience des mouvements citoyens en Ukraine483 et dans d’autres pays de l’Europe centrale et orientale, notamment en Serbie et en Géorgie484. Pora visait devenir à la fois une source alternative d’information pour les citoyens sur le déroulement de la campagne électorale à travers un réseau des volontaires, un agent de politisation des électeurs politiquement neutres ou insuffisamment informés et un organisateur de la mobilisation des citoyens en cas des fraudes éventuelles485. La campagne était dirigée par un conseil de la direction486 chargé des décisions stratégiques et par un centre de coordination installé à Kiev et chargé de la gestion des activités quotidiennes487.

La première étape de la campagne était réalisée sous le slogan « Pora vstavaty » (C’est le moment de se lever ») et consistait dans la mobilisation des volontaires pour rassembler les informations provenant des sources différentes (candidats, institutions électorales, centres de recherche etc.). Les informations sur le processus électoral, les programmes des candidats et les droits des électeurs ont été communiquées aux électeurs à travers des réseaux de volontaires. Les actions « Golosui abo prograech » (Vote ou tu perdras) et « Vsi na zahyst vyboriv » (Tout le monde à la défense de l’élection) ont été organisées entre deux tours pour inciter les électeurs à voter.

Soutenant le candidat de l’opposition, Pora dénonçait et ridiculisait le pouvoir corrompu, le président L. Koutchma et le candidat Premier ministre V. Ianoukovitch. Entre autres, la biographie sulfureuse de ce dernier qui aurait été condamné deux fois dans sa jeunesse pour les vols et la violence, et les fautes d’orthographes qu’il aurait commis en remplissant le bulletin du dépôt de la candidature, ont fait l’objet de la satire politique. Au moment de la

482 Environ 150 organisations non gouvernementales et mouvements de jeunesse ont participé dans la campagne civique Pora. Parmi les principales organisations de jeunesse: la Jeunesse Chrétienne Démocrate d’Ukraine, Zarevo, Moloda Prosvita, l’Union de Jeunesse Ukrainienne et l’Association des Etudiants en Droit.

483 Il s’agit des expériences de la contestation des années 1980 soutenant l’indépendance du pays et du mouvement « L’Ukraine sans Koutchma » de l’année 2000 exigeant le départ du président L. Koutchma, soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat du journaliste G. Gongadze.

484 Les leaders des organisations serbe « Otpor » (Résistance) et géorgienne, « Kmara » (Assez) ont participé dans les séminaires de formation des militants ukrainiens durant printemps-été 2004.

485 DEMES, Pavol, FORBRIG, Joerg (2006), “Pora « It’s time » for Democracy in Ukraine” in ASLUND, Anders, MCFAUL, Michael (2006), Revolution in Orange: The Origin’s of Ukraine’s Democratic Breakthrough, Washington D.C.: Carnegie Endowment for International Peace, p.85-101.

486 Le conseil de la direction de la campagne comprenait des personnalités politiques et des représentants de la société civile : Markiyan Ivaschishin, organisateur des mobilisations collectives des années 1990 ; Taras Stetskiv, parlementaire et leader du mouvement « L’Ukraine sans Koutchma » ; Yuriy Pavlenko, parlementaire et chef du Parti de Jeunesse d’Ukraine ; Oleksandr Yarema, le chef de la Jeunsse chrétienne et démocrate d’Ukraine et Yevhen Zolotariov, leader du comité Pour la Vérité de Kharkiv.

487 Le centre de coordination a été présidé par Vladislav Kaskiv, leader du comité Pour la Vérité de Kharkiv. Depuis août 2004 Pora comprenait deux groupes, dits Pora jaune et Pora noir. Cette dernière campagne était plus spontanée, mois organisée et pratiquait la dénonciation virulente du régime.

contestation des résultats de l’élection, Pora a organisé et coordonné des manifestations de la rue488.

Les supports de communication de la campagne Pora ont été très divers : affiches, tracts, posters, stickers, lettres personnalisées, bandes audio et vidéo, sites l’Internet489 etc. Les actions de la rue ont également occupé une place importante dans les stratégies de communication de Pora : distributions des matériels imprimés dans des endroits publics, démonstrations et spectacles de la rue. Cela a assuré à la campagne une large visibilité dans tout le pays et a provoqué des répressions contre ses militants490. Basée sur l’usage des médias alternatifs (l’Internet, téléphones portables) et de l’espace public (affichages, manifestations, spectacles), la campagne de communication Pora dont la jeunesse constituait un noyau central, est parvenue à créer un espace alternatif de communication et toucher un très grand nombre de citoyens.

L’Internet et la communication des organisations citoyennes

Dans la situation de censure et de pression sur les médias favorables à l’opposition et malgré le faible taux d’accès au web491, l’Internet a joué un rôle important dans la communication des organisations citoyennes en 2004. Il a permis la diffusion et publicisation des informations et de la satire politique, organisation des échanges politiques et, au moment des manifestations, coordination des actions de la rue. L’usage d’Internet rappelle alors les pratiques des samizdats492. Les internautes accédaient à des informations alternatives par les médias non censurés, rencontraient les points de vue divers, participaient dans les discussions mais aussi imprimaient les articles les plus intéressants et les distribuaient dans leur entourage. Certaines publications étaient reprises par la presse régionale et trouvaient ainsi les lecteurs qui n’avaient pas d’accès à l’Internet493.

Dans la communication des organisations citoyennes en 2004 le site Maïdan.org.ua (http://maïdan.org.ua/) a joué une place importante. Créé en décembre 2000 par des organisateurs de l’action « Ukraine sans Koutchma »494, Maïdan.org.ua se présente comme « le pouls de la résistance citoyenne en Ukraine ». Le site animé par un groupe des

488 Dès le début des manifestations Pora instaure les tentes sur la place de l’Indépendance à Kiev, distribue des tracts, organise un concert du rock marathon Pora svobody (C’est le moment pour la liberté) pour populariser le mouvement et diffuser les mots d’ordre de campagne.

489 Pora s’appuyait sur deux sites Internet : www.pora.org.ua et www. kuchmizm.info.

490 En septembre-octobre 2004 près de 150 membres de Pora ont été arrêtés, certains étudiants ont été exclus des universités pour la participation dans la campagne.

491 Seulement 8 % des Ukrainiens ont un accès permanent à Internet en 2004. DYCZOK (2009), p.25. 492 PRYTULA (2006), p. 103-124.

493 Ibid., p. 103-124.

citoyens, accueille des contributions des citoyens-internautes : nouvelles de tout le pays, pétitions et forums de discussions. Le nom du site « maïdan » désigne en ukrainien une grande place dans le centre ville ou village, un lieu traditionnel de rassemblement et de discussion des habitants. De cette façon, ces créateurs ont exprimé leur objectif : encourager l’expression des opinions des citoyens, la discussion et le débat.

La symbolique politique et la communication citoyenne

Les couleurs représentent un élément important des symboles partisans. Elles permettent l’identification des partis politiques. À partir de leur présence dans les objets concrets (tracts, affiches) jusqu’à leur usage dans le lexique, les couleurs des partis politiques assurent un travail important de symbolisation lors des campagnes électorales. La couleur en politique fonctionne comme une stratégie de distinction, quand « le marquage symbolique entraîne un

démarquage »495 ; elle permet de différencier les identités politiques. Au-delà de cette capacité d’affirmer les spécificités des partis politiques, les couleurs comme d’autres symboles partisans constitue « un facteur de communion entre les tenants d’une même culture

politique »496. La force des couleurs, à l’instar d’autres symboles politiques, réside dans leurs caractères à la fois individuel et collectif. Intériorisées par les individus, les couleurs rassemblent en politique les groupes et les communautés. Le choix des couleurs par un parti ou par une équipe en train de préparer une campagne électorale s’ancre dans l’histoire des couleurs politiques. Il doit marquer une continuité ou une rupture et tenir compte des références culturelles qu’une couleur véhicule dans un espace de communication donné. Après la proclamation de l’indépendance, la symbolique politique, y compris des éléments chromatiques qui en font partie, connaît un renouvellement au niveau institutionnel497 et au niveau des partis politiques. Il s’agit de l’élaboration des symboliques partisanes dans un champ chromatique renouvelé d’où la couleur rouge est généralement proscrite. Les représentations chromatiques du Parti des régions s’inscrivent dans l’articulation du bleu et du blanc, celles de Notre Ukraine dans la gamme orangée.

Cependant, la couleur devient un vrai enjeu politique de la campagne présidentielle 2004 après son utilisation dans l’action citoyenne « Ruban », organisée à l’initiative personnelle des

495 COULOMB-GULLY, Marlène (2001), La démocratie mise en scène : Télévision et élections, Paris : CNRS Edition, p. 98.

496 BERSTEIN, Serge (2006), « Symbolique et politique : nature et fonction des symboles partisans » dans AGULHON, Maurice, BECKER, Annette, COHEN, Evelyne, La République en représentations, Paris : Publications de la Sorbonne, p. 43-47.

représentants de l’agence des relations publiques MTI Consulting498. Le but de cette action consistait à faire évoluer l’image du candidat de l’opposition véhiculée par la plupart des médias sous le contrôle ou la pression du pouvoir. Les messages lancés par les militants via l’Internet appelaient les Ukrainiens à porter les vêtements orange, à accrocher des rubans orange à la voiture, à la fenêtre, à l’arbre, à manger plus d’oranges, à boire Fanta, le boisson à base d’orange, ou à écouter la chanson Humeur orange d’une bande populaire russe Tchaif, pour exprimer, de cette façon, leur préférence électorale. De cette manière festive, les organisateurs de l’action espéraient mobiliser les partisans de V. Iouchtchenko. L’action a commencé le 25 octobre 2004, une semaine avant le premier tour du scrutin, et a eu un grand succès. Les appels via l’Internet ont d’abord permis de créer des équipes de 15 personnes qui ont accroché les premiers rubans dans le métro de Kiev. Les citoyens qui ont reçu les messages informant de l’action « Ruban » par l’Internet ont continué ces pratiques.

L’équipe électorale de V. Iouchtchenko a considéré d’abord cette action comme une provocation de la part du pouvoir, pour ensuite intégrer la couleur dans les stratégies de communication de la campagne. Ainsi, un défilé de mode orange a été organisé la veille du premier tour de l’élection par le service de presse de l’équipe électorale de V. Iouchtchenko à l’université nationale Mohyla-Kyiv Académie499. L’action « Ruban » a fait entrer dans les discours l’adjectif « orange » (« pomarantchevyi ») comme référent de l’opposition. Depuis, la couleur assurait dans l’espace public et les discours les fonctions de visibilité et de distinction de l’opposition et un marqueur de son identité politique. À l’issue de la « révolution orange », la couleur orange a été enregistrée comme une marque déposée, les objets dont l’usage est devenu emblématique au moment de la contestation ont été commercialisés.

La communication électorale ne se limite pas à la réalisation des stratégies des acteurs politiques en campagne à travers les grands médias institutionnels. Les citoyens y participent également en exprimant dans l’espace public leurs opinions et leurs engagements. La communication des organisations citoyennes en 2004 convergeait avec les stratégies de communication de l’opposition. Elle a permis de mobiliser les citoyens à travers les réseaux des volontaires, les actions dans l’espace public et de nouveaux médias.

498 SOLODKO, Pavlo, « Les gens qui ont créé le style de la révolution », Ukraïnska pravda, 22/11/2005, en ligne.

499KVIT, Sergij (2005), « Pomarančeva revolucia jak komunikatyvna problema » (Révolution orange comme problème communicatif), Teleradiokurier, n°1, p. 65-68.

L’expression la « révolution orange » désigne les manifestations de masse qui se sont déroulées du 22 novembre au 8 décembre 2004, principalement à Kiev et dans de grandes villes ukrainiennes, pour dénoncer les falsifications du deuxième tour de la présidentielle qui a opposé V. Ianoukovitch et V. Iouchtchenko500. Dans la soirée du 21 novembre, S. Tigipko, le directeur de la campagne de V. Ianoukovitch annonçait la possibilité d’une victoire de son candidat avec 3% d’avance tandis que les sondages à la sortie des urnes donnaient des résultats contradictoires.

L’opposition se préparait pour les actions de contestation d’avance en installant des tribunes et des tentes sur la place de l’Indépendance de Kiev. Les manifestations de l’opposition ont commencé dans la capitale le 22 novembre. Ce jour-là Ianoukovitch a reçu les félicitations précipitées avec sa victoire de la part de V. Poutine. Le 23 novembre V. Iouchtchenko a prêté un serment symbolique de président d’Ukraine devant le Parlement. Les résultats officiels qui donnaient 49,46% pour Ianoukovitch et 46,61% pour Iouchtchenko ont été annoncés le 24 novembre. Ils ont été dénoncés par l’opposition qui a créé le Comité du salut national et a appelé à une grève nationale générale. Les municipalités de Kiev, Lviv et de quelques autres villes ont refusé à reconnaitre la victoire de V. Ianoukovitch. Les rues de Kiev se sont remplies de dizaines de milliers de manifestants, arrivant de toutes les régions de l’Ukraine. Suite à la plainte déposée par l’opposition auprès de la Cour suprême d’Ukraine, la publication des résultats officiels a été suspendue. L. Koutchma et V. Ianoukovitch ont dénoncé un coup d’État monté par l’opposition. Dans les villes de l’Est du pays, les partisans de V. Ianoukovitch ont organisé des meetings de soutien à leur candidat. Ils arrivaient aussi à Kiev pour défendre leur choix électoral. Les élus locaux se sont prononcé pour l’organisation du référendum régional sur l’autonomie des régions de l’Est et du Sud le 28 novembre à Severodonetsk.

Les négociations entre les parties en conflit ont été organisées avec la participation des médiateurs européens : le président lithuanien Valdas Adamkus, son homologue polonais Alexander Kwasniewski et Javier Solana, le Haut représentant de l’UE pour la politique internationale. La Russie a dénoncé l’ingérence européenne dans la crise ukrainienne.

Le 1er décembre, le Parlement a invalidé les résultats du deuxième tour en raison des fraudes constatées et s’est prononcé pour la dissolution de la Commission centrale électorale. Le 3 décembre, la Cour suprême a constaté que les irrégularités ont eu lieu lors du deuxième tour de la présidentielle, annulé ses résultats et a fixé un nouveau scrutin pour le 26 décembre 2004. Le 8 décembre, le Parlement a traduit le compromis entre le pouvoir et l’opposition en des changements législatifs permettant d’éviter des irrégularités pendant le vote. Il a aussi voté un amendement à la Constitution de 1996 qui a restreint les pouvoirs présidentiels. Le 26 décembre 2004, V. Iouchtchenko a remporté la victoire avec 51,99% des voix contre 44,20% pour V. Ianoukovitch lors d’un nouveau scrutin où 77,19 % des électeurs ont participé 501.

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