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Les articulations théoriques du concept

Le terme « identité » désigne l’ensemble des formes et des représentations qui donnent leur visibilité et leur signification aux individualités dans la communication et qui sont élaborées lors des processus de l’identification. Le concept d’identité donne lieu à plusieurs usages théoriques. Dans notre thèse nous employons deux termes : identité politique et identité nationale. Les deux sont les manifestations de l’identité collective qui séparent les individus en groupes selon le critère politique ou le critère national. Il ne s’agit pas de différences naturelles qui seraient inhérentes entre les individus mais à des catégories construites dans l’histoire de la pensée moderne occidentale.

L’identité collective exprime l’unité d’un groupe et sa différence par rapport aux autres. L’identité collective n’est pas extérieure au sujet. Elle est différemment vécue et perçue par chaque membre du groupe et résulte de la conscience du sujet de son appartenance à un groupe. L’identité collective se définit par opposition à l’autre, en général, et comme différent des autres groupes. Elle se manifeste à travers un système d’autoreprésentations du groupe qui se caractérise par un ensemble de traits positifs (l’idéal du groupe), et un système des représentations par le groupe d’autres groupes qui se distingue souvent par un ensemble de traits négatifs, générateur des attitudes ethnocentristes77. Enfin, les aspects de l’identité collective s’expriment dans les discours qui véhiculent un système d’idées relativement cohérent ou une idéologie. Les significations des identités collectives leur sont attribuées dans un contexte social et politique. Elles ne sont jamais fixes, elles sont toujours en train de s’élaborer, de se confronter les unes aux autres et de se négocier dans les discours et les pratiques de la communication. De fait, l’identité constitue un enjeu de luttes et de débats

77 MICHAUD, Georges (dir.) (1978), Identités collectives et relations interculturelles, Paris : Presses Universitaires de France, p. 112.

entre les différents discours, qui s’affrontent pour sa définition, « elle apparaît comme le

produit contingent et évolutif de leur confrontation»78. L’identité collective est ainsi une catégorie constamment constituée et reconstituée dans la mise en œuvre d’une confrontation antagoniste.

L’identité politique

Les identités politiques sont des identités d’acteurs, engagés dans des dynamiques institutionnelles et dans des stratégies d’exercice des pouvoirs dont ils sont porteurs ou dont ils cherchent à le devenir. Les identités politiques se définissent ainsi de deux façons : d’une part, par le processus de leur institution dans l’espace public; d’autre part, par les instances qui contribuent à la formation chez l’individu de telle ou telle identité politique.

La dimension politique de l’identité repose sur une confrontation avec l’identité d’autres acteurs, par antagonisme, à la fois réel et symbolique79. Cette confrontation constitue la dynamique qui fait exister l’espace politique dans l’histoire et la logique selon laquelle nous élaborons la structure de notre identité. En même temps, la confrontation avec l’autre permet au sujet de prendre conscience de sa propre identité et de la rationalité selon laquelle cette identité est reconnue par les autres dans l’espace public. Selon Malek Chebel, quatre instances se présentent comme « organisateurs » de l’identité politique : socialisation politique, prise de conscience, autorité et leadership et facteurs conjoncturels tels qu’une langue, une culture, une religion ou encore la conscience de classe (Figure 1, page suivante). La socialisation politique renvoie à toutes les influences émanant de la société et qui, d’une manière ou d’une autre, visent à « imprimer une tendance, un schéma, un moule »80. La socialisation politique dépend du régime politique.81. Elle se déroule selon des procédés différents dans une démocratie, dans un régime autoritaire ou une dictature. La démocratie constituant une condition de possibilité de l’expression et de la confrontation de la pluralité des identités politiques. C’est pourquoi l’identité politique est un « révélateur de la société », « une figure de

communication, décodable en temps et en lieux selon une logique propre aux dynamiques sociales »82. Le terme de prise de conscience désigne le processus de l’acquisition d’une éducation de l’esprit politique par des aptitudes intellectuelles et le sens pratique. Les médias

78 CHEVALLIER, Jacques (1994), « Présentation », in CHEVALLIER, Jacques, (dir.) Identité politique, Paris : Presses Universitaires de France, p. 7.

79 Karl Marx désigne ce processus par le terme de la lutte des classes à propos des identités sociales. L’espace public dans la Grèce antique, l’agora, représente le champ politique dans lequel les identités des acteurs politiques s’instituent dans la mise en œuvre des oppositions et des antagonismes.

80 Op.cité

81 CHEBEL (1986). 82 Ibid., p. 200.

sont un des moyens contribuant à une prise de conscience nécessaire pour la formation d’une identité politique. La formation de l’identité politique s’appuie sur les phénomènes d’autorité et de leadership. Le premier désigne une relation hiérarchique entre les deus individus dont la légitimité découle d’une croyance. Le second désigne une faculté d’être meneur des individus en action. La langue, la culture, la religion ou la conscience de classe sont des appartenances qui déterminent à leur tour la formation d’une identité politique.

Figure 1. Organisateurs de l’identité politique (d’après M. Chebel, 1986)

Le concept d’identité politique nécessite une précision concernant ses deux dimensions, celle de sujet et celle d’acteur. Le sujet se constitue par la médiation symbolique du rapport à l’autre au cours du « stade de miroir » décrit par J. Lacan. De fait, « le sujet n’est jamais

substance, ni même relation entre des termes préexistants »83. La question du sujet devrait alors être posée « à partir d’une multiplicité de formes d’intersubjectivité et de modes de

subjectivation »84, c'est-à-dire « les manières (acquises par notre société et notre époque

mais, aussi réactionnelles à celles-ci) précisément de réagir, d’interpréter et de réinterpréter sans cesse ce qui nous vient des autres »85. F. Laplantine distingue la constitution du sujet de l’inconscient, celle du sujet du langage et celle du sujet politique86. Le sujet politique se constitue dans des rapports doubles de domination et de pouvoir qui caractérisent l’espace politique. D’une part, le pouvoir s’oppose au sujet pour le soumettre, assujettir, dominer, contraindre, de l’autre, le pouvoir constitue le sujet87. Cependant, c’est à travers le langage

83 LAPLANTINE, François (2007), Le sujet : essai d’anthropologie politique, Paris : Téraèdre, p.21. 84 Ibid., p.17.

85 Ibid., p.21. 86 Ibid. 87 Ibid., p.38.

que les deux autres modalités du sujet, celle de sujet de l’inconscient et celle de sujet politique se manifestent également ce qui rend la question du rapport entre sujet, langage et politique particulièrement complexe.

À la différence du concept du sujet, le concept d’acteur se fonde sur des pratiques et sur un engagement dans l’espace public exprimé dans des stratégies, des projets et des actions qui lui assurent une place et un statut88. L’engagement constitue l’identité singulière revendiquée par le sujet au cours de ses pratiques sociales (actes, conduites, orientations) dans l’espace public89. Ainsi, l’identité singulière recouvre l’identité politique « en profondeur et en

étendue »90, car, d’abord, à la différence de l’identité singulière l’identité politique ne peut pas « se développer en dehors de toute « praxis » »91 ; ensuite, l’identité politique ne possède pas d’«étendue » spécifique à une identité singulière.

Pour résumer, l’identité politique désigne « la capacité individuelle, acquise lentement durant

les périodes initiales de socialisation et de participation, et visant l’efficacité de l’action dans le contexte d’une situation sociopolitique »92. L’identité politique peut alors être comprise comme la représentation symbolique permettant de « reconnaître les acteurs politiques en les

distinguant les uns des autres, par leurs discours, par leurs stratégies ou par leurs pratiques »93. L’identité politique permet d’articuler la dimension réelle des pratiques et des activités réelles dans l’espace public, les choix symboliques et l’ensemble des idéaux. Les significations de l’identité se réfèrent aux représentations, idéaux, doctrines ou savoirs de la collectivité. En tant que figure de communication, l’identité politique constitue un ensemble de représentations et de discours qui permettent de mieux comprendre les affrontements et les différenciations en termes de pouvoir qui caractérisent l’espace politique, en particulier dans les situations de crise ou de conflit.

L’identité nationale

Le concept d’identité nationale renvoie à l’idée de nation94. Le mot « nation » provient du verbe latin « nasci » qui signifie « naître » et est attesté en ancien français vers 1270. Au

88 Le statut fonde l’acteur sur la base de la reconnaissance de sa place dans la société par les autres. Voir LAMIZET (2002), p.185. 89 Ibid., p.171. 90 CHEBEL (1986), p. 87. 91 Ibid., p. 87. 92 CHEBEL (1986), p.149. 93 LAMIZET (2002), p.185.

94 Il est important de distinguer le concept de nation de celui de nationalisme. Le premier est un point de référence et d’identification, le second est une doctrine d’exclusion. L’idée de nation peut faire partie d’un programme national ayant pour but l’instauration d’un État-nation. Lorsque les frontières politiques d’un État et d’une nation sont posées, l’idée de nation peut nourrir les propos nationalistes qui dénigrent la majorité de leurs concitoyens.

Moyen Âge, il désignait les étudiants des universités, les guildes de marchand ou les corporations de métiers venant de la même région95. Cependant, la référence étymologique à la naissance est ici d’ordre imaginaire et idéologique : la nation constitue dans l’imaginaire politique l’espace social dans lequel naît l’identité politique du sujet, exprimée par la notion de citoyenneté. En ce sens, purement imaginaire, la nation est un espace de naissance de l’identité politique dont le sujet est porteur. C’est cette dimension imaginaire du terme de nation qui fait qu’elle a un statut variable selon les pays, selon les cultures et selon les époques.

L’histoire intellectuelle du concept de nation qui commence à l’époque des Lumières est à la fois historique et idéologique96. À la fin du XIXe siècle, il existe deux conceptions de la nation. La première, dite « conception politique française », est associée à la conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? », prononcée par Ernest Renan à la Sorbonne en 1882. « La

nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenir ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l’héritage que l’on a reçu indivis…L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours »97. Ce discours est souvent cité comme une définition démocratique d’une nation. Il est cependant une sorte de réponse à des intellectuels allemands qui justifient l’annexion d’Alsace-Lorraine à la Prusse en raison de sa culture allemande.

Si les questions de territoire et de langue ne figurent pas dans la définition d’E. Renan, ce qu’elles relèvent d’une autre conception de la nation, dite «conception culturelle allemande », construite par les représentants du romantisme allemand au début du XIXe siècle. La nation y est définie par la communauté d’une langue et, plus largement, d’une culture et d’un patrimoine. Cette conception permet aux peuples des pays politiquement morcelées, comme l’Allemagne et l’Italie, et aux peuples sans États des empires linguistiquement et religieusement hétérogènes comme l’Empire austro-hongrois ou l’Empire russe, de revendiquer le droit de disposer d’eux-mêmes au nom d’une communauté de langue et de

95 DIECKHOFF, Alain, JAFFRELLOT, Christophe (dir.) (2006), Repenser le nationalisme. Théories et pratiques, Paris: Presses de Sciences Po, p. 16.

96 SCHNAPPER, Dominique (1994), La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de la nation, Paris : Gallimard, p. 157.

97 RENAN, Ernest (1882, 1947), « Qu’est-ce qu’une nation ? », in Œuvres complètes, Paris : Calmann-Lévy, t.1, p.903-906.

culture (figure 2)98. L’identité nationale devient ainsi le produit du passé et d’une volonté collective.

Figure 2. Les composantes de l’identité nationale (d’après A-M. Thiesse, 1999)

Face à la diversité et, parfois, aux contradictions des définitions de la nation, l’approche de Benedict Anderson présente une alternative car elle envisage la nation non à travers la liste des attributs qu’elle devrait avoir mais à travers le processus par lequel elle se constitue à l’époque moderne. Ainsi, la nation est définie comme « une communauté politique

imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine »99. Apparu à l’époque où la communauté religieuse et le royaume dynastique ont perdu leur légitimité sous impulsion des Lumières et de la Révolution française, le phénomène national ne se limite pas à l’Europe. Au contraire, pour Anderson, les nations en tant que premières communautés politiques imaginaires et imaginées sont nées au sein des communautés créoles d’origine espagnole et des populations conquises de l’Amérique latine et se sont constituées par des nouvelles formes d’imaginaires qui sont le roman et la presse100. Dans les pays européens, le capitalisme de l’imprimé a standardisé les langues vernaculaires et les a diffusées à travers le marché. La diffusion d’une langue et les rituels quotidiens des lectures ont créé les conditions

98 THIESSE, Anne-Marie (2006), « Les identités nationales, un paradigme transnational » in DIECKHOFF, Alain, JAFFRELLOT, Christophe (dir.), Repenser le nationalisme. Théories et pratiques, Paris : Presse de Sciences Po, p.193-226.

99ANDERSON, Benedict (1996), L’imaginaire national : Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris : La Découverte, p.19. 100 Ibid. Identité nationale Histoire, ancêtres fondateurs Héros incarnant les valeurs nationales Langue Monuments culturels et historiques, lieux de mémoire

pour la prise de conscience nationale. En situant les personnages dans un espace connu des lecteurs, le roman national a permis la reconnaissance des appartenances communes. De même, le journal a introduit une nouvelle conscience de simultanéité de la lecture des mêmes nouvelles par des individus qui ne se connaissent pas et se situent dans des endroits géographiquement éloignés. Si l’approche de B. Anderson considère la communication comme principe intégrateur pour une nation, elle fait l’impasse sur les rôles d’autres médias (télévision, radio, Internet) dans la formation de l’identité nationale et sur la reconstruction permanente propre aux identités singulières et collectives. Par ailleurs, elle suppose l’homogénéité de l’imaginaire véhiculé dans un espace de communication ce qui est difficilement concevable. Malgré ces carences, l’idée de B. Anderson permet de considérer les médias comme agents de la cohésion nationale. A travers la diffusion et la circulation de la langue, des images, de l’information, des films, des documentaires, de la publicité, les médias de masse contribuent directement à la fabrication de l’identité culturelle nationale.

La terminologie d’Anderson nécessite d’être réajustée par rapport à la nôtre. Lorsque B. Anderson donne les exemples des formes de l’imaginaire, à savoir le roman, la presse, les rituels et les cérémonies, les objets (la carte) ou les institutions culturelles (le musée), le terme « imaginaire » y renvoie à un ensemble des formes et des représentations par lesquelles les appartenances s’expriment dans l’espace public. Dans l’articulation lacanienne qui nous servait de point de départ l’imaginaire désignait un ensemble de possibles désirés, d’idéaux, de peurs et de croyances. En élargissant la conception de l’imaginaire du niveau du sujet jusqu’au niveau de la société dans la veine de Cornelius Castoriadis, nous pourrons aborder la formation de l’imaginaire national en tant que constitution imaginaire de la société101. Selon Castoriadis, toute société peut être considérée comme s’instituant et instituée : elle « fait être

un monde de significations et est elle-même par référence à un tel monde »102. La société est instituée à partir de significations imaginaires qui sont transmises historiquement, culturellement et socialement103. L’institution d’une société ne se réduit ni à ces fonctions ni au symbolique qu’elle véhicule, elle trouve ses sources dans l’imaginaire. L’imaginaire renferme des configurations qui inspirent tel ou tel modèle de développement ou d’organisation sociopolitique. L’émergence de la nation comme communauté imaginée peut être considérée comme une nouvelle signification imaginaire, une nouvelle façon pour la

101 CASTORIADIS, Cornelius (1975), L’institution imaginaire de la société, Paris : Seuil, 538 p.

102 « L’institution est un réseau symbolique, socialement sanctionné, où se combinent en proportions et en relation variables une composante fonctionnelle et une composante imaginaire ». CASTORIADIS (1975), p. 197.

société de s’organiser, de se voir et d’agir. L’identité nationale résulte du travail de l’imaginaire national, défini en tant que rapport entre le sujet et son appartenance, exprimé dans le discours en termes d’images et de représentations qui donnent une consistance discursive à nos identités.

Cependant, il est nécessaire de préciser que tout imaginaire, y compris national, donne naissance à des figures imaginaires « nécessairement fragmentaires et polysémiques : aucune

d’entre elles n’absorbe – ne confisque – la fonction d’imagination, quelle que soit sa

puissance dans une situation historique précise ; aucune d’entre elles, en outre, n’est pourvue d’un sens politique définitif»104. Les imaginaires politiques ne sont alors jamais univoques : leurs significations et interprétations sont toujours, à l’instar de l’identité, « en fuite

perpétuelle » 105. Les discours politiques et médiatiques qui articulent le réel, le symbolique et l’imaginaire peuvent alors témoigner de la juxtaposition et de la polysémie des significations et de l’hétérogénéité des interprétations qui caractérisent les identités, y compris l’identité nationale.

L’identité engage le sujet à travers les activités d’énonciation et de communication. De fait, l’énonciation et la communication se présentent comme des pratiques discursives et sociales qui structurent l’identité et qui mettent en scène les représentations de l’identité dans l’espace public. Dans ce lieu d’indistinction, l’identité revêt « la dimension symbolique d’une forme et

d’une représentation dotée, non plus d’une cause, mais d’un sens, pouvant faire l’objet d’une interprétation, d’une diffusion et d’une acquisition dans le champ de la communication »106.

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