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L’identité ukrainienne et l’altérité

Dans l’histoire de l’Ukraine, la question de l’altérité ne s’est pas posée seulement par rapport aux voisins proches (les Polonais, les Russes, les Magyars) mais aussi par rapport aux diverses populations mêlées sur son territoire dont une partie importante était constituée par les Juifs176. La diversité ethnique des territoires ukrainiens ainsi que les rivalités entre les différents mouvements nationaux ont caractérisé la formation de l’identité ukrainienne. Faisant partie du royaume de Pologne pendant plus de deux siècles, les populations ukrainiennes ont lutté pour préserver leur langue, leur culture et, surtout, leur religion. Ces revendications identitaires s’accompagnaient souvent des luttes sociales violentes. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les relations entre l’identité ukrainienne et l’identité polonaise suivaient une double logique177. D’une part, les idées des intellectuels polonais, qui pensaient l’ « éveil » national en termes non seulement linguistiques et culturels, mais aussi politiques trouvaient des échos positifs auprès des intellectuels ukrainiens. Le soulèvement des Polonais de 1830-1831 se déroulait sous le slogan « Pour votre et notre liberté ! ». D’autre part, le mouvement national polonais considérait les Ukrainiens comme faisant partie de la nation polonaise. Avant l’insurrection polonaise de 1863-1864, les dirigeants de cette lutte pour l’indépendance de la Pologne véhiculaient l’idée de l’ancienne Pologne sous forme de la fédération des Polonais, des Lituaniens et des Ukrainiens178. Ainsi, l’école ukrainienne dans la littérature polonaise tentait de présenter le passé des deux peuples comme un âge d’or et propageait les idées de la lutte commune contre les Habsbourg. En réaction à la domination polonaise en Galicie beaucoup d’intellectuels ukrainiens de la région ont rejoint des groupes

175Lors du référendum en décembre 1991, 54, 19 % de résidents de Crimée et 57, 07 % des habitants de Sébastopol, ont voté en faveur de l’indépendance de l’Ukraine. Peuplée majoritairement des Russes, la Crimée a obtenu le statut d’autonomie en Ukraine indépendante. Les tentatives de la sécession datent de 1992 quand le Parlement de Crimée a voté son indépendance et l’a annulée quelques jours après. Le retour des Tatares de Crimée depuis 1988, déportés par J. Staline à la fin de la Seconde Guerre mondiale et les revendications de reconnaître leurs identités culturelles, politiques et religieuses a créée une tension entre la population de la péninsule et le peuple indigène.

176 Une grande migration des Juifs vers l’Europe de l’Est a lieu entre XIIIe et XVIe siècles quand ils ont été chassés des États et des villes de l’Europe occidentale. Les Juifs ont été très présents en Galicie et au sein de la population de l’Ukraine de la rive droite du Dniepr.

177 L’influence polonaise sur les territoires ukrainiens, en particulier ceux de la Galicie, de la Bucovine et de l’Ukraine de la rive droite du Dniepr datait du début du XIVe siècle.

178 KLOCZOWSKI, Jerzy (2002), « Le siècle d’or et la bataille perdue » in DELSOL, Chantal, MASLOWSKI, Michel, NOWICKI, Joanna, Mythes et symboles politiques en Europe centrale, Paris : Presses universitaires de France, p. 167-178.

russophiles ou panslaves en voyant dans l’Empire russe une protection contre la polonisation et le catholicisme. De même, en Ruthénie subcarpathique les sympathies russophiles se sont répandues en réaction à la domination hongroise179. Malgré les épisodes dramatiques des relations entre les Ukrainiens et les Polonais au XXe siècle180, le dialogue entre les historiens, intellectuels et hommes politiques ukrainiens et polonais a permis la reconnaissance de l’altérité et la réconciliation. Une coopération étroite entre les deux pays a été engagée dans plusieurs domaines depuis l’indépendance de l’Ukraine.

Les relations entre l’identité ukrainienne et l’identité russe ont pris dans l’histoire deux formes. D’une part, il s’agissait de l’opposition de l’identité ukrainienne à l’identité russe via la prise de conscience et de l’affirmation de la spécificité de l’identité ukrainienne, des particularités de sa langue, culture, histoire, traditions. De l’autre, même si l’identité ukrainienne était reconnue comme légèrement différente de l’identité russe son destin n’était envisagé qu’à travers son assimilation progressive. Les discours russophiles affirmaient l’unité culturelle et religieuse de l’Ukraine et de la Russie. Les plus conservateurs entre eux déclaraient qu’il n’existait ni peuple, ni langue ukrainiens. La prise de conscience nationale par une partie des Ukrainiens se déroulait en même temps que l’assimilation d’autres Ukrainiens par une intense russification sous le coup de la scolarisation, de l’armée et de l’industrialisation. La période soviétique était marquée par la domination officieuse de la Russie sur d’autres peuples réunis dans l’Union soviétique. Moscou était à la fois la capitale de la République fédérative de la Russie et la capitale de l’URSS. De même, la langue russe dominait les langues d’autres peuples soviétiques. Obligatoire dans l’enseignement, elle était la langue des médias soviétiques et de nombreux médias républicains. L’identité ukrainienne s’est élaborée ainsi dans la confrontation avec l’identité russe.

La place de l’identité juive en Ukraine dépendait beaucoup des politiques officielles pratiquées par d’autres nations à l’égard des populations ukrainienne et juive181. Si, dans le Grand Duché de Lituanie et dans le royaume de Pologne au XIVe siècle-XVIe siècle, les Juifs avaient plusieurs droits, notamment celui d’avoir leurs propres administrations et d’exercer

179 La Ruthénie subcarpathique (Transcarpathie) est le nom historique qui correspond actuellement à la région de l’Ukraine du Sud-ouest. Ayant fait partie de la Rus´ de Kiev, ce territoire a été ensuite annexé par la Hongrie (du XIe siècle au début du XXe siècle). Les habitants de la Ruthénie subcarpathique se considéraient les héritiers de la Rus´ de Kiev d’où leur nom « « rusyny » (habitants de la Rus´) ou « ruteny » (ruthènes).

180 Lorsque l’Ukraine a été partagée entre la Pologne et la Russie soviétique en 1919, la minorité ukrainienne n’a pas reçu d’autonomie ou de reconnaissance de la part du gouvernement polonais. Les années 1942-1943 sont marquées par les massacres des Polonais par des Ukrainiens de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne en Volhynie et les années 1946-1947 par des expulsions violentes des Ukrainiens de la Pologne connues sous le nom de l’opération Wisla.

181 La vie des Juifs en Empire russe a été décrite dans les œuvres de l’écrivain juif d’Ukraine Cholem Aleikhem (1859-1916).

librement le commerce, les droits des Juifs en Empire russe étaient très limités. Ainsi, il existait des restrictions concernant les lieux géographiques d’installation des Juifs182, leur accès à l’éducation, l’usage de l’hébreu et du yiddish et l’exercice de certains métiers. Les intellectuels juifs et les intellectuels ukrainiens poursuivaient des buts semblables, à savoir la reconnaissance des particularités nationales et culturelles de leurs peuples dans des empires multinationaux. C’est pourquoi, en Galicie, où la population juive était très importante, il existait des accords politiques entre les Juifs et les Ukrainiens lors de l’élection au Parlement autrichien183. Cependant, les relations entre l’identité juive et l’identité ukrainienne ont été parfois problématiques. L’Ukraine est souvent considérée comme une terre de persécutions antisémites184. En effet, comme commerçants ou intermédiaires entre les grands propriétaires et les paysans, les Juifs ont été victimes des soulèvements des paysans et des cosaques au XVIIe et au XVIIIe siècle. Les règnes d’Alexandre III (1881-1896) et Nicolas II (1896-1917) ont été marqués par les pogroms, souvent encouragés par l’État185. Dans les années 1917-1920, environ vingt mille Juifs ont péri dans des pogromes antisémites186. Sujet controversé dans l’histoire de l’Ukraine, les pogroms antisémites sont le plus souvent expliqués par la coïncidence des particularités ethniques et de la position sociale187. Propriétaires ou commerçants, les Juifs étaient considérés par les paysans ukrainiens comme exploiteurs. Enfin, des milliers des Juifs d’Ukraine ont été exécutés par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale188.

L’identité ukrainienne s’est constituée sur le territoire où les diverses cultures, les diverses religions et les diverses populations s’entremêlaient. Les limites de la nation ukrainienne ont été définies à travers les relations à plusieurs autres, dont les principaux étaient les Russes, les Polonais et les Juifs.

182 Les Juifs de l’Empire russe ont été autorisés de s’installer uniquement dans une zone particulière à l’Ouest et au Sud de l’Empire, c'est-à-dire en Ukraine. Nicolas Ier (1825-1855) a interdit l’installation des Juifs dans les grandes villes ukrainiennes (Kiev, Kherson et Sébastopol) et l’usage d’hébreu et d’yddish dans l’espace public. 183 HRYCAK (1996), p.65.

184 RIABTCHOUK, Mykola (2003), « La terre classique des persécutions antisémites » in RIABTCHOUK, Mykola, De la « Petite-Russie » à l’Ukraine, Paris : L’Harmattan.

185 HRYCAK (1996), p.65.

186 Les responsabilités des pogroms sont le plus souvent attribuées aux atamans de la Directoire, bandes organisées sans orientation politique, l’Armée blanche et l’Armée rouge. Voir HRYCAK (1996), p.45.

187 HRYCAK (1996).

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La formation de l’identité ukrainienne moderne a commencé à la fin du XVIIIe siècle à la fois sur les territoires ukrainiens faisant partie de l’Empire russe et sur ceux de l’Empire austro-hongrois. Sous l’influence des idées esthétiques du romantisme allemand, les intellectuels ont pensé l’«éveil » national ukrainien en travaillant les éléments propres à tout inventaire identitaire comme une langue, un folklore, les représentations communes de l’histoire avec des ancêtres fondateurs et une série de héros incarnant les valeurs nationales, un paysage typique, des lieux de mémoire et quelques identifications pittoresques, costumes, gastronomie, animaux emblématiques, etc.189 Les activités des intellectuels ont permis d’élaborer les fondements de l’identité ukrainienne, à savoir une langue et une culture littéraire et des interprétations communes de l’histoire. Cependant, le processus de l’affirmation de l’identité nationale ukrainienne, ses mythes et ses discours suscitaient des discours antagonistes de la part des nations dominantes des États dont les territoires ukrainiens faisaient partie. Les hommes politiques et les intellectuels russes et polonais préoccupés par la construction et l’affirmation de leurs nations respectives ont souvent renié la particularité de la nation ukrainienne et son droit à former un État indépendant.

La constitution de l’identité ukrainienne peut être présentée en quatre temps190. Le premier temps est celui des débuts de la formation de l’identité nationale à travers la particularisation linguistique, la création littéraire et l’apparition des premières historiographies à la fin du XVIIIe au début du XIXe. Ensuite, la période dite « ukraïnophile » est marquée par les activités des organisations culturelles et éducationnelles qui sont les lieux d’expression de l’identité ukrainienne dans la première moitié du XIXe siècle. Le troisième temps est celui de la stabilisation structurelle de la culture ukrainienne et de la mobilisation de l’identité ukrainienne dans le champ politique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Enfin, il s’agit de la période de la recherche de l’émancipation de l’identité ukrainienne par la formation d’un État indépendant, la République populaire d’Ukraine (1917-1920), et de

189THIESSE (2006), p.194.

190 Nous nous inspirons en partie de la périodisation proposée par la philosophe ukrainienne Oksana Zabuzhko qui aborde deux siècles de l’évolution de l’idée nationale ukrainienne dans le champ intellectuel et littéraire. La périodisation de Zabuzhko s’arrête dans les années 1930 par la période dite la « Renaissance fusillée », l’expression qui désigne l’extermination des intellectuels ukrainiens par le régime stalinien. ZABUZHKO, Oksana (2009, 2006), Filosofia ukraïnskoï ideï ta êvropejskyj kontekst (Philosophie de l’idée ukrainienne et le contexte européen), Kyiv : Fakt.

l’expérience de l’articulation de l’identité ukrainienne et de l’idée socialiste soviétique dans la République socialiste soviétique d’Ukraine (1920-1990).

2.2.1. L’émergence de la figure de l’identité nationale

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