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L’affirmation moderne et contemporaine de l’identité ukrainienne

L’apparition de nombreuses sociétés secrètes maçonniques et le mouvement décembriste207 dont l’Ukraine est devenue un foyer important à côté du Saint-Pétersbourg208 dans la première

205SALTOVS´KYI, Oleksandr (2002), Koncepciï ukraïnskoï derjavnosti v istoriï vitčyznjanoï polityčnoï dumky (vid vytokiv do počatku XX storitčja (Conceptions de l’étatisme ukrainien dans l’histoire de la pensée politique ukrainienne (des sources au début du XXe siècle), Kyïv : Parapan.

206 HRYCAK (1996), p.39.

207 Le terme de décembristes (ou décabristes) désigne la phalange des officiers nobles qui ont organisé un coup d’Etat militaire le 14 décembre 1825 afin d’obtenir les réformes libérales. Le coup d’Etat a été durement réprimé, les organisateurs condamnés à mort ou renvoyés en exil en Sibérie.

208 En Ukraine il s’agit de deux sociétés décembristes importantes : la Société méridionale des décembristes (1821) et la Société des slaves unifiés (1818).

moitié du XIXe siècle, ont mis à l’ordre du jour l’affirmation de diverses libertés. Exigeant la suppression de l’autocratie, la proclamation de la république, l’abolition du servage et la suppression des privilèges, les décembristes considéraient que les différents peuples de l’Empire russe devaient renoncer à leurs droits de former leurs États dans l’esprit de l’universalisme et de la fraternité ou se réunir au sein d’un État slave fédéral209. Les idées des décembristes ont exercé une influence importante sur le développement de la pensée politique en Ukraine et sur la formulation de la conception de l’identité. Notamment, l’idée de la création d’un État slave fédéral a trouvé son reflet dans les programmes politiques du mouvement national ukrainien210.

Si l’appartenance nationale ou la pratique religieuse n’avaient pas d’importance pour le modèle impérial russe qui se fondait sur le principe de la loyauté envers le tsar, les soulèvements de la noblesse polonaise des 1830-1831 et les activités des « éveilleurs »-ukrainiens ont poussé Nicolas Ier (1825-1855) au changement de cette politique et à la mise en œuvre du principe de la trinité autocratie/orthodoxie/nationalité (« samoderžavie-pravoslavie-narodnost´ »)211. Le principe de nationalité (narodnost´) devait se réaliser entre autres par la russification des populations de l’empire dont plus de la moitié ne maîtrisait pas le russe212. L’imposition d’une forme linguistique de l’identité déplace la question de la langue du champ des usages quotidiens et culturels vers le champ politique en faisant d’elle un instrument de la domination politique et culturelle ce qui provoque les résistances identitaires. D’autant plus que la russification commence au moment où le mouvement national ukrainien est en plein essor.

La Confrérie de Cyrille et Méthode et la figure de Taras Chevtchenko

La réponse ukrainienne à la nouvelle idéologie impériale a été la fondation d’une organisation secrète, la Confrérie de Cyrille et Méthode (1845-1847), qui a réuni quelques représentants de la nouvelle génération des intellectuels ukrainiens213. Le document fondateur de la société le

Livre de la Genèse du peuple ukrainien (Knyga bytija ukraïnskogo narodu) (1847) de Mykola

209 La première idée est défendue par Pavel Pestel dans le document Rus´ka pravda (Vérité russe), la deuxième est affirmée par les frères Borisov de la Société des slaves unifiés.

210 HRYCAK (1996), p.25. 211 Ibid., p.29.

212 En effet, les langues officielles de la cour impériale des Romanov étaient jusqu’à cette époque-là le français et l’allemand.

Kostomarov (1817-1885)214 affirmait la particularité de l’identité ukrainienne et se référait aux principes de l’organisation de la société cosaque. En combinant les idées de la libération nationale et celles de l’éthique chrétienne, les membres de la Confrérie reliaient les changements politiques à la liberté individuelle des gens indépendamment de leurs statuts sociaux. Ils soutenaient l’idée d’un messianisme du peuple ukrainien qui par sa libération sociale et nationale devait donner l’exemple à d’autres peuples, pour, par exemple, libérer le peuple russe du despotisme et le peuple polonais de l’aristocratisme. L’affirmation de l’identité nationale ukrainienne allait de pair avec l’idée de la création de l’union slave des peuples libres. À la différence de la version russe du panslavisme qui envisageait l’unification des nations slaves sous l’égide de la Russie, les membres de la Confrérie de Cyrille et

Méthode aspiraient à une association volontaire des nations slaves au sein d’un État où la langue et la culture de chaque peuple slave seraient respectées.

La figure clé de la société était Taras Chevtchenko (1814-1861), ancien serf, poète, peintre et écrivain. Son recueil de poèmes, Kobzar, publié en 1840 dénonçait l’oppression nationale et sociale215. Rédigé dans une langue constituée par le parler populaire de trois régions ukrainiennes et des éléments du vieil-ukrainien et de la littérature ukrainienne, Kobzar plaidait pour l’émancipation des Ukrainiens. Le style pathétique des poésies de Chevtchenko appelait à la prise de conscience de l’identité nationale. Ainsi, le poème politique L’Épitre (1845) s’adresse « À mes compatriotes morts, vivants et à naître qui se trouvent en Ukraine

ou ailleurs ». De cette façon, le poète affirme l’identité collective ukrainienne et « un lien

ineffable avec la collectivité, un lien qui transcende le temps et l’espace et est de l’ordre d’une confiance et d’une mission sacrées » 216. Après la condamnation de la Confrérie par le tsar, T. Chevtchenko a été envoyé en exil avec une interdiction d’écrire et de dessiner. Sa destinée personnelle et son œuvre qui résonne avec les valeurs, les préoccupations et les mémoires de la société ukrainienne font de T. Chevtchenko un personnage mythique, à la fois Barde, Martyre et Prophète incarnant l’esprit national217.

214 Le livre de M. Kostomarov a été probablement inspiré par le Livre des Pèlerins polonais (1832) d’Adam Mickiewicz.

215 L’intitulé du recueil Kobzar fait référence à la figure de barde ambulant, ménestrel populaire accompagnant ses récits et chansons d’une kobza.

216 GRABOWICZ G. George (2002), « Le poète national : les cas de Mickiewicz, Pouchkine et Chevtchenko » in DELSOL, MASLOWSKI, NOWICKI p. 355.

217 La figure d’un poète national est le produit d’une biographie symbolique, d’un ajustement discursif de son œuvre avec la société et d’un processus de réception. Ainsi, Chevtchenko doit être considéré à la fois à partir de sa destinée symbolique, de son populisme inscrit dans l’esprit ukrainien et du point de rencontre de paradigmes slavophile, herderien, fédéraliste, etc. Voir GRABOWICZ (2002), p. 350-362.

L’identité ukrainienne et les organisations culturelles et éducatives

Les échanges entre les intellectuels-« éveilleurs » ukrainiens de l’Empire austro-hongrois et ceux de l’Empire russe se sont intensifiés, en particulier lorsque ces derniers ont décidé de profiter du régime libéral de l’Empire austro-hongrois pour déplacer le centre de leurs activités en Galicie218. Plusieurs sociétés culturelles et éducatives y ont été fondées dont les plus importantes étaient Prosvita (1868) et Société scientifique et littéraire de Chevtchenko (1873). Ces organisations avaient pour but de répandre l’identité ukrainienne à travers l’édition en ukrainien d’ouvrages et de revues, de la littérature, des manuels et des grammaires, l’organisation de manifestations culturelles et de l’éducation de la population ukrainienne illettrée. Après les réformes libérales des années 1860 menées en Empire russe par l’empereur Alexandre II219 plusieurs organisations culturelles et éducatives ukrainiennes, appelées « hromada » ont pu apparaître à travers le pays220. Avec l’activité de ces organisations est liée une autre figure importante pour la réflexion sur l’identité ukrainienne, celle de Mykhailo Drahomanov (1841-1895). Philosophe, historien et économiste, il est initiateur du mouvement des « narodniks » ukrainiens221. M. Drahomanov tentait de conjuguer les idées du socialisme européen et les traditions de l’organisation de la société ukrainienne sous le concept de socialisme communautaire. Cela illustre la complémentarité entre le patriotisme de l’identité nationale et le cosmopolitisme de l’idée socialiste qui a souvent lieu sur les terrains de l’Europe Médiane222. Le projet de société de M. Drahomanov affirmait une fédération d’hommes libres qui se réuniraient selon leur bonne volonté et dont l’individu libre serait l’unité principale223. Le socialisme communautaire envisageait la fédéralisation de l’Empire russe et de l’Empire austro-hongrois selon des principes constitutionnels, libéraux et démocrates et la reconnaissance de l’autonomie des peuples différents qui en faisaient partie.

218 Le climat plus libéral de l’Empire austro-hongrois par rapport à l’Empire russe n’empêchait pas les poursuites politiques des leaders du groupe Rus´ka triizia. Deux entre eux ont revu leurs positions : Iakiv Golovatsky est devenu un russophile et Ivan Vagylevytch a rejoint le mouvement polonophile.

219 Il s’agit d’un cycle des réformes transformant l’empire : abolition du servage, abolition de la censure, création des assemblés élus au suffrage universel indirect dans les provinces et les districts etc.

220 Le mot « hromada » signifie en ukrainien un rassemblement des gens habitant le même territoire administratif et territorial. Ainsi, les habitants d’une même ville ou d’un même village constituent une « hromada ».

221 Le mouvement des narodniks, du mot russe « narod » (peuple) rassemblait les représentants de l’aristocratie et intellectuels, qui souhaitaient adapter la doctrine socialiste européenne au contexte de l’empire russe à travers une réforme agraire.

222 Cf. NOWICKI (2008), p.102-116.

223 Pour O. Saltovs´kyj, l’idéal défendu par Drahomanov est proche du socialisme anarchique européen et notamment des idées de Pierre-Joseph Proudhon. Drahomanov considérait que l’État en tant qu’organisation sociale était dépassé, il devait lui succéder d’autres formes des relations entre les individus. Voir SALTOVS´KYI (2002).

Les organisations culturelles et éducationnelles ukrainiennes ont contribué à poser le problème de l’identité ukrainienne dans le champ social et politique.

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