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L’identité ukrainienne et la construction de l’État

Au début du XXe siècle l’identité ukrainienne a légitimé la formation des deux États, la République populaire d’Ukraine (1917-1920)236 et, ensuite, la République socialiste soviétique d’Ukraine (1919-1990). Ces deux expériences étatiques très différentes ont permis de repenser et de redéfinir l’identité ukrainienne en termes politiques et institutionnels.

L’identité ukrainienne et la République populaire d’Ukraine

Suite à la révolution russe de février 1917, la Rada centrale (Central´na Rada) a été créée à Kiev en tant qu’organe de représentation des intérêts du peuple ukrainien auprès du nouveau gouvernement provisoire russe237. Présidée par l’historien Mykhailo Hruchevsky (1866-1934), la Rada centrale a regroupé les représentants des divers partis politiques et organisations citoyennes dont la plupart soutenaient l’idée de l’autonomie de la République Populaire d’Ukraine au sein d’une République fédérative démocratique russe238. Les discussions politiques de l’époque se concentraient autour des problèmes de la transformation de la société ukrainienne à travers la liquidation des inégalités sociales239. Socialiste et démocrate, M. Hruchevsky accordait le rôle principal au peuple ukrainien dans la construction et la gestion de l’État. Comme la plupart des socialistes ukrainiens de l’époque, il envisageait l’autonomie nationale et territoriale de l’Ukraine qui serait garantie par son Parlement, ses propres systèmes exécutif et éducatif.

Sous la pression des événements, Hruchevsky a progressivement évolué de la position autonomiste vers la vision indépendantiste. Après le renversement du gouvernement provisoire à Saint-Pétersbourg pendant la révolution d’Octobre, la Rada centrale a proclamé la

236 Les années 1917-1921 sont désignées dans l’historiographie ukrainienne contemporaine par le terme de « révolution ukrainienne ». Celle-ci est présentée comme une série d’événements historiques qui marquent les tentatives du peuple ukrainien d’obtenir une autonomie nationale et politique. Cette période se caractérise par la présence de plusieurs acteurs politiques sur le territoire ukrainien et la création successive de plusieurs états dont les principaux sont la République populaire d’Ukraine (23/06/1917-22/01/1918), la République populaire d’Ukraine d’Ouest (18/10/1918-22/01/1919), l’Hetmanat, l’Etat ukrainien, présidé par P. Skoropadsky sous le protectorat des Etats centraux (29/04/1918-14/12/1918), la République populaire d’Ukraine des Soviets, créée le 25 décembre 1917 à Kharkiv et transformée en République socialiste soviétique d’Ukraine le 10 mars 1919. Plusieurs forces armées avaient pris part dans les confrontations de cette période : les troupes de la République populaire d’Ukraine, l’Armée rouge, l’Armée blanche, soutenue par les Alliées franco-britanniques, les troupes anarchistes de Nestor Makhno, des bandes des atamans. Après la victoire de L’Armée rouge sur d’autres belligérants, la République soviétique socialiste d’Ukraine a été proclamée en mars 1919 avec la capitale à Kharkiv. Dans l’historiographie soviétique les années 1918-1920 sont connues sous le nom de la « guerre civile ».

237 Le substantif « rada » désigne en ukrainien un corps représentatif, un conseil.

238 Les partis les plus influents dans la Rada centrale étaient le Parti social démocrate ukrainien, le Parti ukrainien des socialistes-révolutionnaires et le Parti ukrainien des socialistes-fédéralistes.

239 Selon James Mace, l’idéologie la plus puissante en Ukraine au XXe siècle était le socialisme. A l’époque de la révolution ukrainienne tous les représentants du mouvement national ukrainien étaient socialistes. Voir MACE, James (1996), « Sozialistyčni ta kommunistyčni modeli » (Modèles socialistes et communistes) in DERGAČOV, Oleksandr (dir.) Ukraïnska derjavnist´ u XX stolitti (Conceptions étatiques ukrainiennes au XXe siècle Kyiv : Polityčna dumka.

formation de la République populaire d’Ukraine (novembre 1917). En réaction à la proclamation de la République Populaire Soviétique des Soviets lors du Congrès des soviets

d’Ukraine à Kharkiv en décembre 1917 et l’intervention de l’armée de la Russie soviétique dans la République populaire d’Ukraine, la Rada centrale a proclamé l’indépendance de l’Ukraine (janvier 1918). Si ce premier État indépendant ukrainien n’a existé que quelques années, le fait de son existence a contribué à la reconnaissance par les bolcheviks du droit de l’Ukraine d’avoir sa propre république soviétique.

Après l’échec de la République populaire d’Ukraine, dans les années 1920 un nationalisme intégral a émergé au sein du mouvement national ukrainien. Ces partisans se penchaient vers la mise en place de nouvelles formes d’actions politiques radicales en voyant dans la nation « l’ultime idéal, la forme la plus élevée de la société humaine »240 et dans les relations internationales « une lutte pour l’existence »241. L’Organisation des nationalistes ukrainiens (l’OUN) a été fondée à Vienne en 1929 pour rétablir l’indépendance de l’Ukraine sous forme d’un État national autoritaire. La violence et les actions terroristes étaient considérées par cette organisation comme des instruments d’action politique. L’organisation exerçait particulièrement un attrait sur les jeunes Ukrainiens en émigration depuis l’instauration de l’Ukraine soviétique. En 1940, l’OUN a éclaté en deux branches : une « révolutionnaire », extrémiste, dirigée par Stepan Bandera et une « solidariste », relativement modérée sous la direction d’Andrij Mel´nyk242. Sous l’occupation nazie la branche de S. Bandera a tenté de former à Lviv en 1941 un gouvernement indépendant qui a été dissous par les Allemands et dont les membres ont été arrêtés. Suite à l’entrée de l’Armée rouge en Ukraine occidentale en 1944, l’OUN et son Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) ont mené une guérilla jusqu’à 1953. Ainsi, l’identité qui n’arrive pas à s’affirmer sur le plan politique sous forme d’un État-nation, se radicalise et fait l’objet des actions violentes.

L’identité ukrainienne et la République socialiste soviétique d’Ukraine

Le terme de nation avait deux significations pour le Parti communiste de l’Union soviétique. D’une part, la nation était définie selon les critères territoriaux et administratifs. Les Ukrainiens ont été considérés comme une nation titulaire, c'est-à-dire disposant d’un territoire

240 YAKELCHYK, Serhy (1998), « Nationalisme ukrainien, biélorusse et slovaque » in DELSOL, Chantal, MASLOWSKI, Michel (dir.), Histoire des idées politiques de l’Europe centrale, Paris : Presses Universitaires de France, p. 380.

241 Ibid.

242 LEBEDYNSKY, Iaroslav (2010), Skoropadsky et l’édification de l’Etat ukrainien, Paris : L’Harmattan, p.152.

où ils étaient majoritaires. La République soviétique socialiste d’Ukraine fédérée au sein de l’Union soviétique possédait ses attributs étatiques (Constitution, drapeau, hymne, heure locale) et ses médias qui permettaient à sa population de s’identifier à ce territoire. Les passeports soviétiques comprenaient depuis 1932 deux catégories officielles : celle de citoyenneté et celle de nationalité243. En 1945, la République soviétique socialiste d’Ukraine, membre fondateur de l’Organisation des Nations Unies, possède un siège dans l’Assemblée générale de cette organisation internationale, à l’instar de la Russie et de la Biélorussie. D’autre part, à partir de la célèbre formule de K. Marx proclamant que « les prolétaires n’ont pas de patrie », la nation était considérée comme une notion bourgeoise, une entrave à la lutte des classes. Sous la notion de nationalisme bourgeois toute forme de manifestation d’attachement à une nation et toute revendication de sa souveraineté ont été condamnées. L’internationalisation et le socialisme ont constitué le fondement de l’idéologie soviétique dont l’objectif était de créer une entité où l’appartenance de classe prime sur les autres formes d’allégeance du citoyen. Il s’agissait de la formation d’une nouvelle communauté imaginée, celle du peuple soviétique dans laquelle toutes les nations de l’Union soviétique devaient se fondre dans l’avenir. De fait, ce projet affirmait la primauté de la culture russe dans la hiérarchie des cultures nationales de l’URSS et s’appuyait sur la promotion de la langue russe dans toutes les sphères d’activité au détriment des langues d’autres nations.

Cependant, au début de l’instauration du régime soviétique dans les années 1920 et 1930 l’identité ukrainienne a connu une période très prospère au sein de la République soviétique d’Ukraine, connue sous le nom d’« ukrainisation ». Cette politique a été mise en œuvredans le cadre plus large de « korenizacija », lancée par le XIIème Congrès du Parti communiste bolchévique russe en 1923244. Il s’agissait d’attirer les nations déclarées comme titulaires dans la direction des républiques soviétiques et d’accorder le statut officiel à leurs langues245. De fait, la langue ukrainienne a repris sa place dans l’administration, l’éducation, la culture et les médias246. La suppression de l’analphabétisme, l’urbanisation et l’augmentation de la part des Ukrainiens au sein des ouvriers et de la population urbaine, jusqu’alors principalement russes,

243 Définie comme une communauté ethnique, la nationalité se transmet des parents aux enfants.

244 Le substantif « korenizacija » est un terme formé du mot « racine » (en russe, « koren´ ») et désignant la politique du retour aux racines, de la valorisation des peuples autochtones ou indigènes, dits, en russe « korennyje narody ».

245 Ainsi, en 1922 au sein du Parti communiste bolchévique d’Ukraine, les Ukrainiens constituaient 23,3% alors que la population de la République soviétique d’Ukraine comprenait 80% des Ukrainiens. En 1926-27 le nombre des Ukrainiens dans l’appareil du Parti a augmenté jusqu’à 52-54%. Voir HRYCAK (1996), p.124.

246 En 1933 la presse écrite en ukrainien constituait 89% de la presse éditée en République. Voir HRYCAK (1996), p.125.

contribuent à l’élargissement de l’usage de l’ukrainien dans les villes, dans les productions culturelles et littéraires.

Sous l’influence du metteur en scène réformateur Less Kourbas (1887-1937)247 et du dramaturge Mykola Koulich (1892-1937), le théâtre ukrainien connaît une floraison sans précédent. Le cinéma ukrainien se fait connaître grâce aux premiers films d’Oleksandr Dovjenko (1894-1956)248. Différentes unions artistiques et littéraires apparues à l’époque ont engagé des discussions et des débats : Hart (union des écrivains ouvriers), Plouh (groupe des écrivains paysans), VAPLITE (Académie Libre de la Littérature Prolétarienne) etc. Ainsi, entre 1925 à 1928 une discussion publique a été ouverte sur la place de la littérature et de l’écrivain dans la nouvelle société prolétaire et sur les rapports entre la culture ukrainienne et la culture russe. Les dirigeants du Parti communiste bolchévique d’Ukraine avançaient une thèse de la « lutte de deux cultures » : la culture russe était considérée comme progressive, révolutionnaire et urbaine tandis que la culture ukrainienne était contre-révolutionnaire, retardée et paysanne. Dans la confrontation de ces deux cultures, la culture ukrainienne devrait disparaître249. Les pamphlets de l’écrivain communiste ukrainien Mykola Khvylovy (1893-1933) ont constitué une réponse à cette thèse. Selon M. Khvylovy, la différenciation entre les classes et la construction du communisme en Ukraine n’étaient possibles qu’à la condition d’une réelle autonomie de la nation ukrainienne et de sa culture au sein de l’Union soviétique. La domination de la culture russe signifiait pour lui une contre-révolution. C’est pourquoi l’écrivain appelait la nation ukrainienne à choisir sa propre voie culturelle en s’ouvrant davantage à l’Europe. « Si pendant des siècles une nation (…) exprime la volonté

d’être une entité étatique, alors toutes les tentatives de retenir ce processus naturel, d’une part, retardent l’évolution des forces de classe, et de l’autre –apportent des éléments du chaos dans le processus historique mondial. « Masquer » l’autonomie par le pseudo-marxisme vide signifie ne pas comprendre que l’Ukraine serait la place d’armées jusqu’à ce qu’elle n’arrive pas dans l’état naturel que l’Europe occidentale a passé dans le temps de la formation des États-nations »250. Les pamphlets de M. Khvylovy qui appelaient à « l’orientation psychologique vers l’Europe » ont mis fin à la discussion littéraire. Critiqués par la direction du Parti communiste, l’écrivain était obligé de reconnaître publiquement la fausseté de ses idées. En 1933, M. Khvylovy se suicide.

247 Le théâtre moderne ukrainien Berezil a été fondé à Kharkiv par Less Kourbas en 1922. 248 Ce sont les films « Zvenygora » (1928), « Arsenal » (1929) et « Zemlja » (1930). 249 HRYCAK (1996), p.124.

250 KHVYLOVY, Mykola (1990, 1925), « Ukraina čy Malorosija » (L’Ukraine ou la Petite-Russie), Vitčyzna, n°1-n°2, p.168-179.

L’Ukraine soviétique tentait de gérer elle-même ses affaires intérieures dans les années 1920. Les représentants des différentes nationalités peuplant le pays se sont mis à défendre les intérêts culturels et économiques de la République soviétique d’Ukraine au point qu’ « en dix

ans d’« ukrainisation » (1923-1933), les Ukrainiens se sont transformés en une nation structurellement organisée, urbanisée et consolidée »251.

Ce bref élan artistique, littéraire et économique a été suivi de la famine artificielle de 1932-1933252 et les répressions staliniennes de l’élite culturelle et politique de l’Ukraine. La politique de brassage intense de populations régionales et nationales différentes dans le creuset des nouveaux centres industriels et les déplacements massifs des populations minoritaires après la Seconde Guerre mondiale a eu comme effet la création de la « mosaïque ethno-nationale » et le renforcement des différences entre les peuples. En ce qui concerne l’identité nationale ukrainienne, elle continuait à se développer, d’une part, aux marges de la culture soviétique officielle dans les écrits et les activités des dissidents et, de l’autre, dans la diaspora, en particulier nord-américaine.

Plusieurs conceptions de l’identité se sont ainsi confrontées en Ukraine depuis la fin du XVIIIe siècle. Elles étaient élaborées par une nouvelle couche sociale, celui des intellectuels ou de l’intelligentsia253 répondant aux besoins ou s’opposant aux exigences des institutions politiques et étatiques qui ont existé sur le territoire du pays. Les historiens, poètes, écrivains, artistes ont été conscients du devoir qui incombait à ceux qui étaient formés et cultivés de réveiller le peuple et de lui faire prendre conscience de son appartenance nationale et de sa situation sociale. Par leurs discours et leurs actions ils ont contribué à la formulation de l’idée nationale ukrainienne et à sa propagation. En même temps, les intellectuels ukrainiens subissaient une dénationalisation plus rapide que les couches populaires à cause de leur intégration avec les élites du pouvoir. Dans la situation de la domination politique et culturelle d’autres nations, l’intelligentsia ukrainienne a été appelée à plusieurs reprises de jouer le rôle de l’élite politique. Elle devait assumer la tâche de formuler des programmes d’indépendance dirigés contre les gouvernements autrichien et russe. L’influence des intellectuels sur la circulation des idées dans la société et la formation des identités explique probablement les coups durs qui leur ont été porté d’abord, par le régime tsariste, ensuite par le régime

251 HRYCAK (1996), p.129.

252 La famine artificielle de 1932-1933, connue sous le nom d’« holodomor », a été provoquée par l’expropriation du blé et de la provision dans les villages ukrainiens à l’ordre du Parti communiste de l’URSS. Le nombre des victimes constitue environ 6 millions d’Ukrainiens.

253 Le terme d’intelligentsia s’imposa dans la presse de Galicie après le Printemps des peuples de 1848 et, au début des années 60, dans les journaux des provinces occidentales de l’Empire russe. Voir JEDLICKI, Jerzy (2002), « Autocréation de l’intelligentsia » in DELSOL, MASLOWSKI, NOWICKI, p. 384-399.

stalinien. En même temps, il est important de souligner les apports des discours politiques portés par des acteurs différents qui ont participé dans la définition de l’identité ukrainienne. Il ne s’agit pas uniquement d’une intelligentsia libérale et démocrate consciente de la question nationale, il s’agit aussi de « l’extrême gauche (communiste) et de l’extrême droite (forces

intégristes nationalistes) ainsi que d’une armée nombreuse et souvent politiquement non déterminée des fonctionnaires, officiers et d’autres employés » 254. Les discours d’autres groupes nationaux peuplant les territoires ukrainiens, poursuivant souvent des buts complètement différents, ont aussi contribué à la formation de l’identité ukrainienne. La reconnaissance de la contribution des discours politiques différents à la formation de l’identité ukrainienne dans le passé peut permettre de mieux comprendre les discours identitaires en Ukraine contemporaine. Par ailleurs, la culture populaire a joué à son tour un rôle important dans la construction et le succès de la « communauté imaginée » ukrainienne en inspirant les idées et en stimulant l’imagination des intellectuels.

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