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L’identité ukrainienne et la culture populaire

Selon la réflexion d’Eric Hobsbawm, les nations en tant que communautés imaginées naissent « du besoin de combler le vide affectif laissé par la disparition, la désintégration ou encore

l’indisponibilité de communautés humaines et de réseaux humains réels ; mais il reste à se demander pourquoi, ayant perdu de véritables communautés, les gens devraient justement souhaiter imaginer ce substitut particulier »255. L’une des raisons de la réussite des projets nationaux consiste, selon lui, dans la capacité des mouvements nationaux de mobiliser certaines variantes du sentiment d’appartenance collective existantes256. De fait, le peuple était à la fois la source des idées des intellectuels et leur destinateur principal. En tentant de « réveiller » le peuple, les intellectuels collectaient des matériaux ethnographiques qui inspiraient les œuvres littéraires et artistiques et intégraient les représentations populaires du passé et du présent dans les conceptions nationales. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les élites intellectuelles et politiques voyaient dans le peuple la force décisive dans la lutte contre la domination nationale et sociale et tentaient de le mobiliser.

Dépourvue du soutien politique et économique des centres décisionnels des empires multinationaux et subissant leur censure, la culture littéraire et intellectuelle s’est formée grâce aux efforts d’une minorité intellectuelle ou cultivée, souvent dans la semi-clandestinité.

254 HRYCAK (1996), p.8. 255 HOBSBAWM (1992), p. 92. 256 Ibid.

En même temps, la culture ukrainienne populaire257 échappait à la censure et proposait sa vision et ses formes particulières des représentations du monde. Les formes d’imaginaire développées au sein de la culture populaire et véhiculées principalement par l’oral permettaient aux Ukrainiens de transmettre d’une génération à une autre la langue, les traditions, les coutumes, l’histoire, les conceptions du monde et les appartenances. Mobilisés par les élites intellectuelles, les chansons, danses, légendes, contes, théâtre populaire ambulant258, blagues et d’autres formes de la culture populaire ont participé à leur manière à la construction et la diffusion de l’identité nationale.

Le chant et l’identité ukrainienne

Certains styles populaires ont joué un rôle particulier dans l’élaboration et la diffusion de l’idée nationale. Ainsi, le chant est considéré comme un des moyens d’expression privilégié des Ukrainiens259. Les chansons populaires ukrainiennes se caractérisent par la variété des genres et des thématiques et par la polyphonie de leur interprétation260.

Dans la construction de l’identité nationale ukrainienne, une place particulière est réservée à la douma, un genre particulier du répertoire vocal ukrainien. Etymologiquement, le mot « douma » (au pluriel, « doumy ») signifie la « pensée ». Ce terme désigne des poèmes épiques mi-chantés, mi-récités avec un accompagnement instrumental261 par des kobzars262,

bardes ambulants, de village en village depuis le XVe siècle. Les « doumas » disparaissent

257 Nous employons le terme de culture populaire au sens de M. Bakthine, c'est-à-dire pour désigner des représentations du monde qui s’opposent à la culture officielle. Nous pouvons ajouter suite à la réflexion sur la culture de M. de Certeau, qu’il s’agit, d’une culture qui se fabrique au quotidien, « culture ordinaire », à la différence de la culture d’élites. Comme nous le montrons à plusieurs reprises, ces deux cultures se nourrissent l’une l’autre. Voir BAKHTINE, Mikhaïl (1990), Tvorčestvo François Rabelais i narodnaja kultura srednevekovja i Renessansa (L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Age et de la Renaissance), Moskva : Hudožestvennaja literatura; DE CERTEAU, Michel, GIARD LUCE, Dalloz (1983), « L'ordinaire de la communication », Réseaux, vol. 1, n°3, p. 3-26.

258 Le théâtre ambulant des marionnettes vertep a été répandu en Ukraine au XVIIe et XVIIIe siècle. Les spectacles de vertep se composaient traditionnellement de deux parties : un drame religieux et un intermède satirique.

259 Les représentations stéréotypées selon lesquelles les Ukrainiens sont une « nation qui chante » (spivuča nacija) sont renforcées par un nombre important de chœurs professionnels et surtout amateurs, de festivals de la musique et du chant en Ukraine. Les espaces réservés aux compétitions populaires du chant qu’on appelle les « Champs du chant » (spivoče pole) existent dans les grandes villes ukrainiennes et témoignent de la réalisation d’une autoreprésentation de la nation dans une organisation de l’espace urbaine.

260 La polyphonie désigne ici une forme de la musique vocale qui se caractérise par la combinaison de plusieurs voix, comme par exemple les chants a cappella en solo avec une réponse chorale.

261 Selon l’époque, de différents instruments musicaux ont été utilisés : « plus anciennement la « lyra », vielle à roue, puis la « kobza », cordophone à cordes pincés du type luth et plus récemment la « bandoura », luth-cithare ». Voir BERTHIAUME-ZAVADA, Claudette (2003), « Résonances de la bandoura ou la mémoire vive d’un peuple » in DESROCHES, Monique (dir.), Construire le savoir musical : enjeux épistémologiques, esthétiques et sociaux, Paris : L’Harmattan, p.129.

262 En fonction de l’instrument d’accompagnement les mots « kobzar » (du substantif « kobza »), « lirnyk » ou « banduryst » sont interchangeables. Ils désignent tous des poètes-compositeurs-interprètes ambulants chantant la « douma ».

dans les années 1930 avec leurs interprètes263. À ce sujet, le compositeur Dimitri Chostakovitch note dans ses Mémoires « Un jour, je l’espère, on écrira une histoire de tout ce

qu’on a détruit de notre art populaire au cours des années vingt et trente. On l’a détruit une fois pour toutes car c’était un art de tradition orale. Lorsqu’on fusille un chanteur populaire, un conteur ambulant, on détruit avec lui des centaines de grandes œuvres musicales. Des œuvres que personne n’a jamais notées. Et on les détruits pour toujours, irrémédiablement »264.

En effet, les « doumy » constituaient à la fois la mémoire collective et « une osmose du sacré

et du profane en un seul genre musical »265. Elles racontaient les épopées cosaques et les faits historiques sur lesquels repose l’identité ukrainienne : la lutte contre les invasions tatares et turques, la captivité des cosaques chrétiens en terre musulmane, l’insurrection contre la noblesse polonaise sous la direction de B. Khmelnytsky (1648-1657). Certaines chansons portaient sur des personnages historiques ou glorifiaient des héros sans noms, personnages typiques de la période cosaque. D’autres étaient consacrées aux sujets moralisateurs sans références historiques. Au-delà de la création d’un sentiment d’appartenance à un groupe par l’identification avec les personnages du récit, la « douma » activait une identification et une solidarité émotionnelle entre le chanteur et le public présent à la représentation. Souvent aveugles266, les « kobzars » inspiraient à la fois le respect et la crainte. Ils avaient pour mission non seulement de garder les récits épiques en mémoire et de les transmettre mais ils étaient aussi éducateurs et éveilleurs de la conscience nationale et politique267.

La culture du rire

Une autre forme de la culture populaire ukrainienne qui a beaucoup inspiré la création littéraire et artistique et a ainsi contribué aux formations des représentations de l’identité et de l’altérité est la culture du rire268. S’agit-il de cet « esprit de non sérieux » qui caractérise, pour Milan Kundera, les habitants de l’Europe Médiane et qui est dû à l’expérience historique

263 Les « bandurystes» sont considérés comme victimes d’une large campagne de la lutte contre le nationalisme ukrainien développé par Staline. Réunis à l’appel des autorités soviétiques pour un premier congrès dans les années 1930, ils ont été arrêtés et fusillés.

264CHOSTAKOVITCH, Dimitri, VOLKOV, Solomon (1980), Témoignages, les mémoires de Dimitri Chostakovitch, Paris : Albin Michel, p. 257.

265 BERTHIAUME-ZAVADA (2003), p.133.

266 Les « kobzars » formaient des confréries ou des guildes qui leur garantissaient une certaine protection et un statut professionnel. Les « kobzars » étaient souvent aveugles, accompagnés dans leurs déplacements des garçons adolescents. C’est le cas des « kobzars » dont les noms ont resté dans l’histoire, par exemple Ostap Veresaj (1803-1890), Hnat Hontcharenko (1835-1917), Mykhailo Kravtchenko (1858-1917), Petro Tkatchenko-Halachko (1878-1918) ou Stepan Pasjuha (1862-1933).

267BERTHIAUME-ZAVADA (2003), p.134.

268 Par exemple, Mikhaïl Bakhtine a démontré l’influence des éléments carnavalesques et grotesques de la culture populaire ukrainienne sur l’œuvre de Nicolas Gogol. Voir BAKHTINE (1990), p. 484-494.

désenchantée269 ? Selon M. Bakhtine, le rire permet de vaincre la peur, de s’affranchir de la censure extérieure et intérieure, d’apporter la justice et le retour des temps meilleurs270. Lors des nombreuses foires et fêtes traditionnelles, la culture populaire ukrainienne révélait ses éléments carnavalesques et grotesques. La riche tradition des récits oraux humoristiques et grotesques en Ukraine a beaucoup influencé des écrivains au point que la littérature ukrainienne dans ses débuts est le plus souvent humoristique ou satirique. Si les poètes et les écrivains qui s’adressaient dans leurs œuvres aux éléments carnavalesques et grotesques ont été parfois critiqués par des partisans d’une culture nationale élitiste pour leur manque de finesse, ils connaissaient un succès indéniable auprès des publics populaires271.

À l’époque soviétique, la culture du rire et le discours humoristique sont devenus une sorte de résistance au discours idéologique dominant. Les blagues soviétiques proposaient les visions alternatives du présent et du passé où les personnages politiques étaient parodiés. Un ensemble important de blagues xénophobes ou véhiculant des stéréotypes ethniques et nationaux proposaient des représentations des identités de soi et de l’autre, accentuaient les différences culturelles entre les nations de l’Union soviétique et remettaient en question les thèses du parti sur la fusion des nations au sein de la communauté soviétique. L’humour permettait d’accentuer l’écart entre l’idéal et la réalité et de développer le regard critique à l’égard de la société soviétique, de soi-même et de l’autre. Il s’agissait de l’humour de

survie272, d’une « philosophie d’existence qui consiste à décider qu’il faut rire dans une

situation où l’on est menacé de folie ou d’anéantissement pour sauver le bon sens et, en le faisant, se sauver et sauver sa communauté »273.

La culture populaire a proposé des représentations alternatives de l’identité ukrainienne en s’appuyant sur des styles esthétiques particuliers mais aussi sur des modèles d’existence. D’une part, il s’agissait du discours héroïque, de l’autre, du grotesque et de la dérision. La formation de l’identité nationale ukrainienne ne peut pas se penser sans prendre en compte la culture populaire. Vision complète du monde, cette culture a permis aux intellectuels de développer leur argumentation de l’identité nationale ukrainienne dans le cadre de la conception du romantisme allemand, selon laquelle l’âme du peuple résidait dans sa langue et

269 A cause de la primauté de la loi sur la raison, le grotesque est devenu l’expression du génie de l’Europe centrale et le trait pertinent de sa culture à travers les figures des écrivains comme Kafka, Hasek ou Čapek etc. Voir NOWICKI (2008), p.77-78.

270 Ibid.

271 HRYCENKO, Oleksandr (1998), « Ukrans´ka populjarna kul´tura jak ob’jekt doslidjennja » in HRYCENKO, Oleksandr, STRIXA, Maksym (dir.), Narysy´koï populjarnoï kyl´tury (Essais de la culture ukrainienne populaire), Kyïv : Centre ukrainien des recherches culturelles.

272 Selon l’expression de Johanna Nowicki. 273 NOWICKI (2008), p.79.

ses productions, que la nation ukrainienne était « endormie » par l’histoire et qu’il suffisait de l’« éveiller ». Cela a donné une grande ampleur au travail ethnographique et à la création littéraire. De fait, si nous reprenons l’idée de B. Anderson, la nation ukrainienne en tant que « communauté imaginée » a débuté comme source et comme public des œuvres littéraires274. Or, partagée entre différentes entités politiques et territoriales, les populations n’accédaient pas aux mêmes ouvrages littéraires et aux mêmes productions journalistiques. Ainsi, l’identité ukrainienne se trouve-t-elle traversée par plusieurs cultures et imaginaires. Elle ne se présente pas uniquement comme le produit des activités des élites intellectuelles, ces dernières, d’ailleurs, s’assimilaient souvent plus rapidement que les paysans des campagnes. La culture populaire contribuent à l’identification de la nouvelle communauté imaginée ukrainienne et permettent sa transmission au même titre que les textes littéraires, les écrits politiques, scientifiques et journalistiques qui se répandent depuis le XVIIIe siècle. Souvent liés entre eux par des idées, références ou représentations, les discours des intellectuels et la culture populaire construisent une intertextualité de la nation ukrainienne.

Une fois retracé le processus de la formation de l’identité ukrainienne moderne du XIXe siècle au XXe siècle, il convient de s’intéresser à la définition de l’identité exprimée lors de la construction de l’État ukrainien contemporain. L’Ukraine n’a été indépendante que dans les années 1917-1921. C’est pourquoi la définition de l’existence nationale fait l’objet de confrontation des identités politiques et de débats politiques en Ukraine contemporaine à tel point qu’une meilleure façon de caractériser une force politique ukrainienne est souvent de présenter sa vision de l’identité nationale275. Dans un premier temps, nous aborderons cette question à travers la définition de la citoyenneté et de la nation dans le champ politique et institutionnel. Ensuite, nous analyserons la façon dont l’identité ukrainienne est affirmée dans les mythes politiques et les symboles d’État. Ainsi, il s’agira de confronter deux logiques, l’une issue de la rationalité politique et l’autre dictée par l’imaginaire politique. Nos

274 ANDERSON (1996), p. 37.

275 Les distinctions entre les identités politiques en termes de droite, de gauche ou de centre sont à réinventer en Ukraine à l’indépendance.

décisions, choix, engagements dans la vie politique sont tissés aussi bien des raisonnements que d’images, de symboles et de mythes276.

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