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L’expression institutionnelle des identités

Les représentations institutionnelles de l’identité sont régies par le droit qui légitime, protège et pérennise les identités des acteurs de la sociabilité. Les institutions articulent l’identité à l’exercice de pouvoirs réels et de pratiques politiques effectives, donnent une visibilité et une consistance symbolique à l’existence des sujets qui en sont porteurs et leur reconnaissent une place dans la mémoire collective qui fonde l’histoire de la sociabilité277.

Dans les travaux sur le nationalisme et les politiques ethniques, l’identité nationale est traditionnellement considérée à travers deux conceptions, une conception civique et une conception ethnique278. La conception civique de la nation se base sur les critères suivants : la constitution de la communauté nationale à travers le partage d’un même territoire, la possession d’une citoyenneté, la représentation par un nombre d’institutions politiques, les croyances dans les mêmes principes politiques et le consentement de faire partie d’une nation. La conception ethnique affirme la distinction entre les non-membres et les membres de la communauté, ceux-ci se caractérisant par les mêmes ancêtres, une même langue, une culture commune, des traditions. S’il existe une distinction académique entre la nation civique et la nation ethnique, ces deux versants de l’identité nationale ne peuvent pas être présentés comme deux réalités absolument disjointes279. L’identité nationale se construit donc sur une combinaison de critères civiques et ethniques.

La définition de la citoyenneté

La citoyenneté représente « la consistance politique de l’identité, telle qu’elle s’exprime dans

l’espace public des appartenances et des formes de la sociabilité »280. Elle structure institutionnellement et juridiquement les droits des sujets singuliers dans la constitution des structures collectives de l’État281. La loi « représente l’objectivation de l’identité politique

276 WUNENBURGER, Jean-Jacques (2002), « Avant-propos » in DELSOL, MASLOWSKI, NOWICKI p. 1-10. 277 LAMIZET (2002), p. 159.

278 DELANNOI, Gil (1999), Sociologie de la nation: Fondements théoriques et expériences historiques, Paris : Armand Colin, 192 p.

279 SCHNAPPER (1994). 280 LAMIZET (2002), p. 160. 281 Ibid., p. 160.

sous la forme d’une institution » 282, d’un contrat social qui donne une consistance symbolique à des sujets de la sociabilité.

La définition de la citoyenneté en Ukraine après la proclamation de l’indépendance se réalise à la fois sur une base civique et sur une base ethnique283. Considérée comme un compromis entre la gauche et la droite du Parlement ukrainien, la citoyenneté ukrainienne est définie à la fois par le jus solis (naissance sur le territoire) et par le jus sanguinis (transmission de la citoyenneté par les parents)284. Les discours officiels des administrations des premiers présidents de l’Ukraine, Léonid Kravtchouk (1991-1994) et Léonid Koutchma (1994-2005) ont affirmé la construction de l’identité nationale civique285 dans le but de l’unité nationale et de la consolidation de la nation286.

Cette définition de l’identité, à la fois civique et ethnique est reflétée dans la Constitution

d’Ukraine adoptée par le Parlement ukrainien en juin 1996. Le préambule à ce document emploie deux termes, celui de « peuple ukrainien » et celui de « nation ukrainienne » 287. Le peuple ukrainien est défini comme « les citoyens d’Ukraine de toutes les nationalités ». En même temps, la mention de la nationalité a été retirée des documents officiels civils et militaires en tant que mention obligatoire. Le terme de « nation ukrainienne » désigne dans le préambule les citoyens de la nationalité ukrainienne. Il est employé au sujet du droit à l’autodétermination. L’article 11 de la Constitution recourt au terme de nation pour déclarer que « L’État contribue à la consolidation et au développement de la nation ukrainienne, de sa

conscience historique, de ses traditions et de sa culture ainsi qu’au développement de la conscience ethnique, culturelle, linguistique et religieuse de tous les peuples autochtones et des minorités nationales de l’Ukraine ». De même, l’article 10 reconnaît la langue ukrainienne comme une langue officielle en garantissant le développement libre, l’usage et la défense de la langue russe et d’autres langues des minorités d’Ukraine. Ainsi, la conception civique de la nation est-elle complétée par des éléments de la conception ethnique de l’identité nationale. L’Ukraine déclare être une partie pour tous les citoyens de l’État, y compris les minorités nationales. Elle formule son devoir de protection envers la culture et

282 LAMIZET (2002), p. 202.

283 GOUJON, Alexandra (2009), Révolutions politiques et identitaires en Ukraine et en Biélorussie (1988-2008), Paris : Belin, p.124.

284 SHEVEL, Oxana (2009), “The politics of Citizenship Policy in New States”, Comparative Politics, vol.41, n°3, p. 273-290.

285 SHULMAN, Stephen (2004), “The Contours of Civic and Ethnic National Identification in Ukraine”, Europe-Asia Studies, vol. 56, n°1, p. 37.

286 KUZIO, Taras (2002), “National Identity and Democratic Transition in Post-Soviet Ukraine and Belarus: A Theoretical and Comparative Perspective”, East European Perspectives, vol.4, n°15.

287 Konstytucija Ukraïny (Constitution de l’Ukraine) sur le site officiel du Parlement ukrainien :

l’identité des nations qui ne possèdent pas d’autre État-protecteur, c'est-à-dire envers les Ukrainiens à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières et envers les Tatars de Crimée. En même temps, selon les définitions législatives, la nation ukrainienne, ethniquement majoritaire et indigène, devrait jouer un rôle singulier dans l’État ukrainien288.

Les conceptions de l’identité nationale

Deux conceptions de l’identité nationale sont en compétition en Ukraine depuis la proclamation de son indépendance, une identité ethnique ukrainienne et une identité slave orientale289. L’identité ethnique ukrainienne est fondée sur la langue et la culture ethnique ukrainienne. En revanche, l’identité slave orientale définit la nation ukrainienne comme une nation bi-linguistique et biculturelle, à la fois ukrainienne et russe. Elle s’appuie sur l’usage de la langue russe et l’affirmation d’un espace historique et culturel commun aux Ukrainiens et aux Russes. Ces deux conceptions concurrentes de l’identité nationale s’inscrivent dans des clivages géographiques (régionaux) et politiques.

Faisant partie, dans l’histoire, d’entités territoriales et étatiques diverses, les régions ukrainiennes n’ont pas rejoint au même moment la République soviétique d’Ukraine dont l’Ukraine contemporaine a hérité le territoire290. Au-delà des différences historiques, économiques et démographiques entre les régions, ce sont différentes identifications ethniques, linguistiques et religieuses de leur population qui doivent être pointées. Différents découpages de l’Ukraine en régions sont opérés dans le champ académique en fonction de leurs objets de recherche spécifiques291. En prenant en compte plusieurs critères (politique, économique, linguistique, ethnique), Dominique Arel propose une distinction entre les régions de l’Ukraine du Sud-Est à celles de l’Ukraine du Centre-Ouest292. De fait, les régions du Sud-Est, industrialisées et majoritairement russophones, seraient partisanes de l’identité slave orientale tandis que les régions du Centre-Ouest, principalement agricoles et ukrainophones, défendraient l’identité ethnique ukrainienne.

288 GOUJON (2009), p.125. 289 SHULMAN (2004), p. 35-56. 290 Voir « Avant-propos » de ce chapitre.

291 L’Ukraine est officiellement divisée en 24 provinces (oblast´) et une République autonome de Crimée. Deux villes, Kyiv et Sébastopol, ont des statuts distincts. Dans le champ académique l’étude des régionalismes en Ukraine s’appuie sur plusieurs modèles : le premier modèle est à deux régions (Est et Ouest ou Sud-Est et Centre-Ouest), le deuxième modèle est à quatre régions (Est, Ouest, Centre, Sud) et le troisième modèle est à huit régions (Est, Est-Centre, Sud, Crimée, Nord-Centre, Ouest-Centre, Ouest (Galicie), Sud-Ouest). Voir BARRINGTON, Lowell, HERRON, Erik (2004), “One Ukraine or Many? Regionalism in Ukraine and Its Political Consequences”, Nationalities Papers, vol. 32, n°1, p. 53-86.

292 AREL, Dominique (2006), « La face cachée de la Révolution orange : l’Ukraine en négation de son problème régional », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol.37, n°4, p. 11-48.

En effet, la langue se présente comme un marqueur principal d’identité. Les raisons historiques ont fait que l’ukrainien domine en Ukraine occidentale, tandis que dans les régions centrales et à Kiev la langue ukrainienne et la langue russe se concurrencent l’une l’autre. En Ukraine de Sud-Est et en Crimée le russe domine dans les centres urbains densément peuplés et l’ukrainien est utilisé dans les zones rurales293. Lors du recensement national de décembre 2001, 67,5% de la population a désigné l’ukrainien comme langue maternelle (soit une augmentation de 2, 8% par rapport au recensement de 1989) et 29,6% le russe (soit une baisse de 3,2%)294. Il existe aussi une part importante de la population qui considère les deux langues comme maternelles295. La question de la langue russe reste brûlante dans le champ politique dans les périodes électorales où elle se manifeste sous forme de la promesse de plusieurs partis politiques de la gauche et du centre d’accorder au russe le statut de la deuxième langue d’État.

L’accentuation des différences entre les régions, notamment à travers le conflit lié à la coexistence des identités linguistiques, ukrainienne et russe, est particulièrement visible dans le champ politique lors des élections. Ainsi, lors des élections présidentielles de 1994, l’ancien premier ministre, réformateur L. Koutchma a remporté la victoire face au président sortant, ancien « nomenklaturiste », devenu national-démocrate, L. Kravtchouk. Cette victoire est interprétée, entre autres, en fonction du succès de son programme électoral qui visait l’implication de l’État dans l’économie, la défense des intérêts des russophones et le rapprochement économique avec la Russie auprès des électeurs des régions du Sud-Est et de la Crimée296. En revanche, à l’élection présidentielle de 1999 face au candidat communiste Petro Symonenko, L. Koutchma a adopté une plateforme politique défendant les intérêts nationaux ukrainiens et ceux du marché, discours soutenus dans les régions du Centre-Ouest297. Lors des élections législatives, les affiliations régionales expliquent le succès des partis de la droite à l’Ouest et celui des partis de la gauche à l’Est de l’Ukraine298. En ce qui concerne les partis du centre, leur ancrage régional est variable299.

293 BESTERS-DILGER, Juliane (2005), « Le facteur linguistique dans le processus de la construction nationale en Ukraine » in LEPESANT, Gilles (dir.), L’Ukraine dans la nouvelle Europe, Paris : CNRS Editions, p.51. 294 Ibid., p.71.

295 Selon le sondage sociologique mené par le Centre Razoumkov (Ukraine) en octobre 2008 dans toutes les régions de l’Ukraine avec un échantillon de 10865 répondants, 43,7% des répondants considèrent l’ukrainien en tant que langue maternelle, tandis que pour 26,0% c’est le russe et 28,7 % considèrent les deux langues comme maternelles. URL : http://www.razumkov.org.ua/ukr/poll.php?poll_id=290. Consulté le 24 juin 2010.

296 ROPER, Stephen, FESNIC, Florin (2003), “Historical legacies and Their Impact on Post-Communist Voting Behaviour”, Europe-Asia Studies, vol.55, n°1, p. 119-131;

297 BARRINGTON, HERRON (2004).

298 BIRCH, Sarah (1998), “Electoral Systems, Campaign Strategies, and Vote Choice in the Ukrainian Parliamentary and Presidential Elections of 1994”, Political Studies, vol. 46, n°1, p. 96-114.

La distribution régionale de deux conceptions de l’identité nationale peut témoigner de l’existence de différentes cultures politiques en Ukraine.

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