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L’utilisation stratégique de la géographie arctique

PARTIE I : L’histoire de la coopération arctique

SECTION 2 : La diversification des intérêts pour l’Arctique au XIX e siècle

1. L’utilisation stratégique de la géographie arctique

La Première Guerre mondiale marque un tournant pour les affaires arctiques en lui donnant une place militaire et stratégique. L’océan Arctique n’est pas véritablement un lieu d’affrontements mais devient un lieu stratégique pour l’URSS. Rolf Tamnes et Sven G. Holtsmark notent que 700 000 tonnes de charbon et 500 000 tonnes de cargo en général sont transportés en 1915. En 1917, 2,5 millions de tonnes sont transportées du Royaume-Uni, de France et des Etats-Unis.167 Même pendant le conflit mondial, des expéditions se sont poursuivies pour étudier davantage les eaux arctiques, avec notamment la figure de Boris Vilkitski, explorateur russe, qui conduit une expédition hydrographique pour étudier la route maritime du Nord, entre 1913 et 1915. Il explore les côtes russes et découvre des îles comme l’île Jokhov ou l’île de Vilkistki. Entre 1914 et 1915, il réalise un voyage reliant Vladivostok à Arkhangelsk, traversant ainsi la route maritime du Nord dans son intégralité. L’espace arctique est également progressivement pénétré par des moyens militaires de plus en plus divers.168 La Russie installe sa première station radio permanente dans la mer de Kara, sur l’île de Dikson, en 1915. Une communication plus avancée a ainsi été progressivement assurée dans l’Arctique russe.

La révolution russe de 1917 remet l’Arctique russe au premier plan, notamment en ce qui concerne l’utilisation de la route maritime du Nord, qui devient un axe vital pour la Russie soviétique. Elle est en effet l’unique voie entièrement sous juridiction soviétique qui relie la partie occidentale aux parties extrême-orientales. En 1920, le Komseveroput – Comité de la route maritime du Nord – est créé pour optimiser son utilisation.

Dès lors, un autre type d’expéditions a lieu pour tester la viabilité de ces routes maritimes. A partir de 1929, Otto Schmidt réalise donc une série d’expéditions pour remplir cette étude, mais également pour démontrer la souveraineté soviétique sur cet espace. Son expédition menée en 1932 sur le brise-glace Alexandre Sybiriakov marque le début d’une utilisation plus régulière de la route maritime du Nord. Le Glavsevmorput – Administration centrale de la route maritime du Nord – est alors créé pour développer les infrastructures permettant un meilleur usage de

167 TAMNES, Rolf, HOLTSMARK, Sven G. Op. cit., p. 12-48.

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cette voie maritime (construction de stations météorologiques, développement des connexions radio et aériennes, construction de navires et brise-glaces adaptés aux conditions arctiques). Cette administration s’occupe également de l’activité économique pour la partie russe de l’Arctique. Otto Schmidt en prend la tête. La route maritime du Nord est officiellement ouverte en 1933 et son exploitation commerciale débute en 1935. Otto Schmidt devient la figure de l’intérêt stratégique de l’Arctique dans la politique soviétique.

L’utilisation militaire de l’Arctique se concrétise à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La Flotte du Nord est créée en 1933. En 1936, une partie de la flotte baltique russe est transférée à travers la route maritime du Nord pour se préparer à l’éventualité d’un conflit avec le Japon. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le croiseur allemand Komet traverse également la route maritime du Nord en 1940 pour fuir la flotte britannique vers l’océan Pacifique. Le navire a d’ailleurs été escorté par deux brise-glaces soviétiques – le Lénine et le Staline – en août et en septembre.

La place stratégique de l’Arctique est renforcée par son utilisation comme soutien aux actions militaires. Pendant le conflit mondial, il devient ainsi une zone privilégiée pour étudier la météorologie, facteur décisif sur les différents fronts. L’Arctique sert également de voie pour assurer les ravitaillements en armes et nourriture de la part des Alliés à l’URSS. John McCannon explique que pendant la Seconde Guerre mondiale, la logistique, les ressources et la capacité à étudier précisément les phénomènes atmosphériques constituent des éléments clefs de l’implication de l’Arctique dans le conflit.169 Charles Emmerson rappelle que les stations météorologiques se situent au Groenland, en Islande et au Svalbard.170 Georges-Henri Soutou souligne aussi cette double utilisation de l’Arctique. Les stations météorologiques se développent sous l’impulsion de tous les protagonistes de la guerre.171 Christian Le Mière et Jeffrey Mazo notent que les données météorologiques sont cruciales pour assurer par exemple le succès du débarquement en Normandie en 1944.172

Les ressources sont un autre élément stratégique de l’Arctique. Thierry Garcin signale que pour l’Allemagne, le fer suédois revêt un intérêt stratégique vital, représentant la moitié de son approvisionnement. L’usine d’eau lourde de Vemork en Norvège est la seule usine d’eau

169 MCCANNON, John. Op. cit., 350 p.

170 EMMERSON, Charles. Op. cit., 420 p.

171 SOUTOU, Georges-Henri. « L’Arctique et la Scandinavie, espace stratégique. » in FOUCHER, Michel (ed.). L’Arctique. La nouvelle frontière. Paris : CNRS éditions, 2014, p. 71-90.

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lourde, nécessaire au retardement du processus de fission nucléaire.173 En ce qui concerne le Canada, P. Whitney Lackenbauer explique que l’Arctique prend une importance stratégique nouvelle dès la Seconde Guerre mondiale et son utilisation par les Etats-Unis (suite à des accords bilatéraux) pour assurer un meilleur contrôle militaire du continent américain et pour protéger les ressources en pétrole.174 John McCannon considère qu’une nouvelle étape dans la place de l’Arctique d’un point de vue stratégique apparaît suite à l’opération Barberousse en 1941, où il devient un théâtre de guerre où la question du transport et de l’approvisionnement sont des enjeux cruciaux. La survie économique de l’URSS devient un enjeu prioritaire pour les Alliés. Au total, 40 convois alliés sont envoyés vers Mourmansk et Arkhangelsk depuis 1941, avec près de 800 navires, 4 millions de tonnes d’armes et d’approvisionnements divers.175 Mourmansk a la particularité d’être un port libre des glaces toute l’année. Georges-Henri Soutou ajoute qu’une lutte s’engage également pour assurer ou empêcher le ravitaillement des camps opposés.176

Pendant la guerre froide, la question militaire et stratégique prend une nouvelle dimension en Arctique. La région est un espace privilégié pendant cette époque. En effet, elle présente une double proximité précieuse en termes stratégiques. L’Arctique est un point de contact entre les deux blocs de la guerre froide et en particulier entre les Etats-Unis et l’URSS. Georges-Henri Soutou estime que les cartes à projection polaire représentent le mieux l’affrontement entre les deux blocs pendant la guerre froide du point de vue des aspects géopolitiques et géostratégiques.177 La distance qui sépare la Sibérie de l’Alaska est de moins de 100 kilomètres au niveau du détroit de Béring. Stratégiquement parlant, l’Arctique est également un espace privilégié pour la dissuasion nucléaire étant le point qui permet d’atteindre le plus rapidement n’importe quel autre point de l’hémisphère Nord.

Ainsi, l’espace arctique évolue au cours de cette époque et contribue à l’idée même de guerre froide. Des bases militaires sont installées dans la région, que ce soit du côté de l’OTAN ou de l’URSS. Un exemple de développement de ces bases peut être la base groenlandaise de Camp

173 GARCIN, Thierry. Géopolitique de l’Arctique. Op. cit., 186 p.

174 LACKENBAUER, P. Whitney. « Polar Race or Polar Saga? Canada and the Circumpolar World. » in KRASKA, James (ed.). Arctic Security in an Age of Climate Change. Cambridge : Cambridge University Press, 2013, p. 218-243.

175 MCCANNON, John. Op. cit., 350 p.

176 SOUTOU, Georges-Henri. Op. cit., p. 71-90.

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Century, construite par les Américains entre 1959 et 1960. La base fonctionne jusqu’en 1966, mais n’est pas adaptée pour accueillir un équipement nucléaire à cause de la fragilité de la glace. Le Canada et les Etats-Unis mettent en place un système de radars en-dessous du cercle arctique pour repérer toute pénétration dans leur espace aérien, que ce soit au niveau des aéronefs ou des missiles. Un des systèmes de radars mis en place dès 1954 est celui de la ligne DEW (Distant

Early Warning), qui s’étend de l’Alaska à l’île de Baffin.178 Le Canada et les Etats-Unis assurent une gestion conjointe à travers le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD), créé en 1958. Au vu de l’inefficacité de ce système de défense face à la multiplication des sous-marins, des missiles balistiques intercontinentaux, des missiles mer-sol balistiques stratégiques et des missiles de croisière, ce dispositif est remplacé dès les années 1960. Le premier réseau radar de détection de missiles balistiques américain est le

Ballistic Missile Early Warning System, créé en 1959. Krzysztof Kubiak explique qu’il répond

au cosmodrome de Plessetsk mis en place par l’URSS en 1959, qui sert de complexe de missiles balistiques, près d’Arkhangelsk.179 A la toute fin de la guerre froide, les nouvelles stations de radars automatisées faisant partie du système d’alerte du Nord de l’OTAN se dénombrent à près de 100 équipements.

Charles Emmerson note une brève suprématie des bombardiers au début de la guerre froide avant l’arrivée des missiles balistiques intercontinentaux dès 1957-1958 et des sous-marins nucléaires. En 1980, 46 sous-marins nucléaires stratégiques soviétiques font partie de la Flotte du Nord contre 14 en 1968.180 Olli-Pekka Jalonen confirme cette vision en précisant le double développement des sous-marins lanceurs d’engins et des missiles balistiques intercontinentaux. Dans les années 1960, la portée des missiles est limitée, ce qui oblige les sous-marins à pénétrer dans les eaux ennemies. Il souligne que la décision des Soviétiques de se doter de sous-marins lanceurs d’engins a fait de la Flotte du Nord la plus importante des quatre flottes soviétiques.181 Krzysztof Kubiak relève également que si l’affrontement entre les Etats-Unis et l’URSS en

178 Sur les expériences et vies des personnes impliquées dans la DEW line voir : DICKSON, Frances Jewel. The DEW Line Years: Voices from the Coldest Cold War. East Lawrencetown, NS, Pottersfield : 2007, 208 p.

179 KUBIAK, Krzysztof. Interesy i spory panstw w Arktyce w pierwszych dekadach XXI wieku. Varsovie : TRIO. 2012, 328 p.

180 EMMERSON, Charles. Op. cit., 420 p.

181 JALONEN, Olli-Pekka. « The Strategic Significance of the Arctic. » in MÖTTÖLÄ, Kari (ed.). The Arctic Challenge. Nordic and Canadian Approaches to Security and Cooperation in an Emerging International Region. Boulder : Westview Press, 1988, p. 157-181.

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Arctique débute par une concurrence aérienne, les considérations sous-marines prennent très vite le pas et l’aspect militaire est très présent en Arctique durant cette période.182