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L’orgueil des Espagnols et son effet distordant sur la réalité

CHAPITRE 2. LA PAIX ENTRE LES DEUX COURONNES COMME LEITMOT

4. OPPORTUNISME ET HYPOCRISIE : L’ESPAGNE COMME ENNEMIE

4.1. La superbe du lion espagnol

4.1.1. L’orgueil des Espagnols et son effet distordant sur la réalité

Selon de nombreuses mazarinades, les Espagnols se donnent beaucoup trop d’importance et font montre de vantardise et d’arrogance. La démesure est donc la caractéristique sous-jacente qui est décriée par plusieurs auteurs. L’Espagnol est montré comme celui qui dégage une assurance dérangeante, sous-estimant les capacités des Français. Il croit en sa supériorité et il le fait entendre et voir avec jactance. Il est notamment possible de constater cela avec Sandricourt249 et son

247 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux

que modernes, et les Termes de toutes les sciences et des arts (…), t. 2, F-O, La Haye, A. et R.

Leers, 1690, vues 1196-1197 [consulté en ligne, Gallica].

248 Jean-François Dubost, loc. cit., p. 681.

249 Bien que personne n’ait encore été capable d’affirmer avec certitude la réelle identité de celui qui

écrivit sous le pseudonyme Sandricourt à l’époque de la Fronde, certains ont pensé que ce nom était en fait une anagramme désignant François Eudes sieur de Mézeray (historien et historiographe) ou encore François Duret (frondeur et fils de Jean Duret, premier médecin de Marie de Médicis). Au sein des nombreuses mazarinades qu’il produisit, il est possible de discerner un parti pris pour le duc d’Orléans et au contraire, une réelle aversion envers Mazarin ainsi qu’envers les Espagnols qu’il perçoit comme les ennemis de la France. Voir Célestin Moreau,

Bibliographie des mazarinades, vol. 1, op. cit., p. 7-13; Hubert Carrier, La presse de la Fronde (1648-1653) : les mazarinades, vol. 2, Les hommes du livre, op. cit., p. 60-66.

métaphorique pamphlet La France en travail, sans pouvoir accoucher faute de Sage-

femme250. L’auteur y relate un songe qu’il a fait dans lequel il s’entretient avec trois

hommes différents, soit un Anglais, un Italien et un Castillan, quant aux charmes de leur bien-aimée respective, cette dernière personnifiant en réalité chacune de leur patrie :

L’Anglois n’avoit point de paroles pour s’exprimer, & Litalien se lassoit en contenances; l’Espagnol plus actif que l’un et plus grave que l’autre, me parut dans un milieu qui tenoit du solide & de la Majesté des amours celestes : Il me deplût pourtant dans une chose, de ce qu’il n’estimoit beau que ce qui estoit Espagnol. […] Je me mis à l’escouter sur son debit tout plein de mespris et de vanitez251.

L’Espagnol dépeint est rempli d’orgueil et il s’écoute parler. Au lieu de s’exprimer sur les qualités de sa propre maîtresse, son discours est tout orienté vers la dépréciation de la beauté et des attributs des femmes des autres. Aux paroles du Castillan, le Français réplique par la défensive :

Chacun en juge à son goût. Nos Françoises n’ont pas l’œil si prompt, mais elles l’ont plus rayonnant : Leurs jambes, vous ne les avez pas bien remarqué, car nos Dames sont trop pudiques : leurs mouvement n’est pas si viste que celuy des Marionnettes; il est temperé entre le tardif et le trop prompt, c’est ce qui leur fait avoir meilleure grace, qui est avisée par le port et les juppes, qui ne sont pas empêchantes comme les vertugales

250 Cette mazarinade est issue de la première partie d’un recueil de l’auteur constitué de dix pièces,

publié à Rouen en 1652 et ayant pour titre général Les Fictions politiques, ou Sérieux et agréables

caprices du sieur de Sandricourt sur les désordres civils arrivés en France ès années 1651 et 1652. Ces Fictions politiques se nourrissent les unes les autres, se déplaçant sur une trame de

fond commune. Toutefois, les liens qui les unissent sont dissimulés par l’auteur qui en brouille volontairement les pistes de compréhension. Un certain jeu s’installe donc entre lui et son lectorat, à son invitation. Par la toute dernière pièce de ses Fictions politiques, soit Le Censeur du temps

et du monde, portant en main la clef promise du Politique Lutin, ou des Visions d’Alectromante, &c. De l’Accouchée Espagnole, &c. De la Descente du Politique Lutin aux Limbes. Des Preparatifs, &c. Et de la France en travail sans pouvoir accoucher faute de Sage-femme,

Sandricourt vient finalement éclaircir le lecteur en lui « offr[ant …] la clé de ses propres équivoques ». Ce type de mazarinade à clé comporte donc une « liste d’élucidations en relation avec un intertexte [où] le discours de l’élucidation fonctionne alors comme prétexte pour développer [s]es opinions historiques, religieuses ou politiques les plus audacieuses ». Voir Christophe Angebault, loc. cit., p. 45-47.

251 Sieur de Sandricourt, La France en travail sans pouvoir accoucher faute de Sage-femme, Paris,

de vos Castillanes, qui ne passent qu’une à une à la grand’ porte de l’Eglise252.

Par cette réponse impliquant une mise en parallèle des femmes des deux nationalités, l’auteur met en évidence l’humilité de sa « Princesse Françoise ». Selon lui, la beauté est présente dans la sobriété, la grâce dans la délicatesse, la féminité dans la modération et non dans l’extravagance à l’espagnole. Les reproches lancés aux Espagnols s’appuient sur un modèle français qui fait figure de référence. Les Français sont dignes de louanges, contrairement aux Espagnols qui ont une manie naturelle de l’exagération et le sens du spectacle ancrés en eux. Les Espagnols sont tellement excessifs qu’ils perdent de vue l’essentiel; l’ostentation mine leurs atouts. Au cours de la conversation, les deux interlocuteurs tentent de surpasser l’argumentation et la verve de l’autre, en usant de prouesses poétiques. Une réelle compétition s’installe et chacun s’évertue à se hisser au sommet de la maîtrise du langage de l’amour pour faire l’éloge de son amante, de sa patrie. Le narrateur souligne l’irritation ressentie et exprimée par son concurrent suite à ses interventions : « Dom Lüis, ainsi s’appelloit le Seigneur Castillan, picqué de mon Echo, se renfrogna comme un Rossignol pour lancer un ton plus vif & mieux aiguisé pour son Amaranthe, ainsi s’appelloit sa queride253 ». Ainsi, l’autre n’accepte pas la

défaite et ne cesse de renchérir puisqu’il ne veut pas donner raison au Français. Toute cette histoire racontée en songe s’avère être une mise en scène qui sert à merveille la critique du tempérament vaniteux de l’Espagnol. Cette même vision est corroborée par un document de propagande anti-espagnole, écrit probablement quelques années seulement avant les mazarinades, qui diffuse exactement le même stéréotype et qui est extrêmement éloquent : « Il ny a point de grands courages, qu’ils ne ravalent, de belles actions, dont ils ne diminuent la gloire. Ce qui ne prend point naissance parmy eux, n’est point legitime; ce qui ne sort pas de leurs mains ne reçoit point d’approbation254 ».

252 Ibid, p. 10. 253 Ibid, p. 12.

Afin de rabattre leur supposé orgueil, plusieurs auteurs tentent de démontrer que leur superbe ne possède pas de fondement et que leur fierté ne repose sur rien de tangible ni de sûr. Leurs vantardises et leurs promesses ne servent qu’à impressionner, puisqu’ils sont en réalité dénués de courage et de capacités. L’incohérence entre ce qu’ils tentent d’incarner ou ce qu’ils simulent puis la réalité est bien mise en évidence, à maintes reprises. De ce décalage découle ainsi une autre représentation de l’Espagnol : « Saint Iacques fait le fanfaron la haut comme les Espagnols icy bas; Et il menaça Dimanche dernier Saint Louys de son Bourdon, s’il ne desistoit de presenter des requestes pour les François255 ». L’image du

fanfaron, de celui qui étale son faux courage et qui se vit plutôt dans la fiction que dans l’action, revient à quelques endroits dans les mazarinades. Furetière avance qu’il est dit « d’un faux brave qui menace que c’est l’asne couvert de la peau du lyon256 ». Le fait d’être un faux lion est exactement ce qui est reproché à l’Espagnol.

Sous ses apparences se cache en fait un grossier personnage. Ce manque d’authenticité est également méprisé à travers l’allusion à la vieille figure très intéressante du rodomont257. Il s’agit d’un personnage militaire qui vante ses exploits

et qui défie sans cesse les autres, alors qu’en réalité, il n’a pas les capacités qu’il prétend avoir. Le terme « rodemontades », notamment employé en référence aux Espagnols dans une autre mazarinade de Sandricourt figurant parmi ses Fictions

255 Sieur de Sandricourt, La descente du polit. lutin aux limbes, Sur l’Enfance & les Maladies de

l’Estat, Paris, s. é.,1652, p. 5.

256 Antoine Furetière, op. cit., t. 1, A-E, vue 143[consulté en ligne, Gallica].

257 Si initialement au sein de la littérature italienne du XVe siècle et du début du XVIe siècle, Rodomont

est un vrai héros qui se distingue par ses grandes aptitudes et son courage sans borne, le personnage devient progressivement un fanfaron qui ne fait que parler sans être en mesure de prouver ses exploits. À la fin du Roland furieux de L’Arioste (première moitié du XVIe siècle) se

trouve pour la première fois un décalage entre les paroles et les actes du personnage. Il n’est plus le héros qu’il dit être. Il en vient à revêtir un aspect davantage comique et caricatural au fil du temps, jusqu’à devenir « l’équivalent du miles gloriosus », soit du soldat fanfaron, à l’instar des personnages du « Capitan » ou du « Matamore espagnol ». En France, un ouvrage intitulé Les

Rodomontades paraît en 1589. Puis l’écrivain Brantôme écrit le Discours d’aucunes rodomontades et gentilles rencontres et parolles espagnoles à la fin du XVIe siècle. En 1607 est

par la suite publié un recueil de Nicolas Beaudoin sur les rodomontades espagnoles, dont il y aura de nombreuses éditions au cours du XVIIe siècle. La figure du rodomont a donc été reprise par

les Français pour définir un des traits de tempérament des Espagnols et en rire. Dans Alexandre Cioranesco, « Les “Rodomontades espagnoles” de N. Beaudouin », Bulletin Hispanique, 39, 4 (1937), p. 340-342, 349-350.

politiques258, tente de discréditer la force et le courage du plus grand ennemi de la

France en ne percevant aucun sérieux dans ses vanteries ou ses menaces. Le recours à cette figure du soldat bravache et à ses rodomontades atteste un des messages véhiculés parallèlement dans les gravures anti-espagnoles de la première moitié du XVIIe siècle, à savoir que les Espagnols sont pleins d’air et que

leurs fantasmes ne sont que du vent. La gravure anonyme intitulée Le Grand

GALAS259 montre un général espagnol ayant combattu dans les années 1630 qui

se voit obligé de traîner son énorme ventre rempli de pets sur un chariot pour pouvoir avancer. Bien que ces vents mènent un tonnerre, ils ne sont que fumée et chimères260. Ainsi, plusieurs mazarinades usent de stéréotypes déjà présents dans

la littérature et la gravure de propagande anti-espagnole de la première moitié du XVIIe siècle pour faire de l’Espagnol un personnage au caractère vaniteux qui

excelle dans l’art de gonfler ses prouesses au-delà de la réalité.

Au sein d’une mazarinade de 1649 prônant l’union de la chrétienté contre l’Empire ottoman, l’auteur compare les deux royaumes rivaux en se fondant sur la façon dont leur souverain respectif exerce son pouvoir et sa majesté. Encore ici, l’exagération du côté de l’Espagne est opposée à la simplicité du roi français. L’humilité et la sobriété sont dignes de respect alors que le comportement extravagant du roi étranger ne lui concède pas plus de majesté :

De tous les Roys qui gouvernent mes Monarchies, celuy d’Espagne par le moyen de sa venerable Majesté, est quasi comme une Idole adoré des Princes, & des Seigneurs, & par ces grands honneurs qu’il se fait rendre, il se fait connoistre pour Roy, & conserve ainsi sa grandeur Royale. I’admire bien mieux le gracieux, & grave aspect du Tres-Chrestien Roy des Gaules, & l’accez facile qu’il donne aupres de sa Maiesté à ses serviteurs, qu’il traite en amis familiers, plutôt qu’en suiets. Ie trouve que par cette extraordinaire humilité, il exalte sa vertu & sa Maiesté Royale,

258 Sieur de Sandricourt, L’accouchée espagnole, avec le caquet des politiques : ou La suite du

Politique Lutin, sur les maladies de l’Estat, Paris, s. é.,1652, p. 21.

259 Concernant cette gravure, voir ANNEXE V. 260 Hélène Duccini, op. cit., p. 482-484.

si étans parvenuës au plus haut point de la grandeur et de la gloire, elles peuvent passer plus avant261.

Ainsi, le tempérament qui est reconnu aux Espagnols par de nombreux propagandistes de la Fronde pénètre jusque la personne même du roi et sa manière de diriger. Parce qu’il est de nature espagnole et que cette dernière est à l’antipode de la nature française, il possède nécessairement les défauts accolés aux natifs de la péninsule ibérique et il ne peut pas être semblable à son homologue français, qui lui, règne de la meilleure manière qui soit. Sous le règne d’Henri IV, les propagandistes anti-espagnols usèrent exactement du même procédé vis-à-vis de Philippe II. Ils opposèrent, sans aucune nuance, la douceur et la franchise du souverain français à la cruauté, la tyrannie et l’avarice du maître de l’Escurial. Ce portrait très sombre du monarque espagnol, dont il fut question précédemment dans le mémoire, tire en partie sa source de récits en provenance des Flandres et de l’Amérique espagnoles, dépeignant les traitements horribles infligés aux communautés locales par les autorités, au nom du roi262. La personne du monarque

espagnol est le lieu où convergent et s’incarnent ainsi toute la lassitude et l’indignation des populations sous son autorité; il est donc aisé pour ses ennemis du moment de réutiliser à leur compte les mêmes arguments et les mêmes procédés pour mieux mépriser et dénigrer la puissance ibérique à travers son souverain.