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CHAPITRE 1. L’ESPAGNE ET LA FRANCE SUR TOUS LES FRONTS

1. LA GUERRE DE TRENTE ANS ET LE CONFLIT FRANCO-ESPAGNOL

1.1. La guerre « couverte » menée par la France (1618-1635)

Au début du XVIIe siècle, le point névralgique des troubles européens, qui se

situait davantage en terrain italien aux deux siècles précédents, se déplace vers le Saint-Empire romain germanique. La défenestration de Prague, le 23 mai 1618, ouvre le conflit83. Initialement, celui-ci oppose les nobles protestants de Bohême à

l’Empereur catholique Mathias de la maison de Habsbourg. Ces premiers désirent voir à la tête de leur royaume l’Électeur palatin, gagné à la Réforme tout comme eux, en lieu et place de Ferdinand de Styrie, un catholique intransigeant désigné pour remplacer Mathias à la tête de l’Empire84. Le Saint-Empire se trouve en mal de

cohésion. L’autorité des Habsbourg est contestée et leur désir d’uniformisation religieuse ne semble pas être cohérent avec les réalités vécues sur le terrain. Le conflit gagne progressivement en importance et plusieurs puissances s’y engagent, formant deux camps adverses. D’un côté, les États allemands en lutte contre l’Empereur reçoivent l’appui des protestants des Provinces-Unies, du Danemark et de la Suède, alors que la France et l’Angleterre, bien qu’elles ne soient pas officiellement engagées dans les hostilités, collaborent en fournissant subsides et soldats85. De l’autre côté, le Saint-Empire et l’Espagne86, se présentant tous deux

comme des champions du catholicisme, se voient supportés par l’Église catholique de Rome. Voilà qui dresse le bref portrait du début des hostilités et qui positionne les diverses puissances européennes les unes face aux autres. Graduellement, la France va accroître son implication dans le conflit.

Pour rendre intelligible l’évolution du comportement de la France au sein de la guerre de Trente Ans, il est essentiel de se pencher en premier lieu sur le

83 Geoffrey Parker, La guerre de Trente Ans, Paris, Aubier, 1987, p. 104-105. 84 Ibid., p. 108; Pierre Goubert, op. cit., p. 127.

85 Henri Hauser, La prépondérance espagnole (1559-1660), 3e éd., Paris, Presses universitaires de

France, 1948 (1934), p. 92; Pierre Goubert, op. cit., p. 127.

86 Il faut rappeler qu’au XVIe siècle, au moment où Charles Quint céda ses possessions impériales à

son frère Ferdinand puis ses territoires espagnols à son fils Philippe, la famille des Habsbourg fut scindée en deux branches, soit celle de Vienne puis celle de Madrid. Par la suite, celles-ci entretinrent une solidarité mutuelle qui se refléta directement dans les conflits en Europe. Voir Françoise Hildesheimer, Du Siècle d'or au Grand Siècle. L'État en France et en Espagne, XVIe-

XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 2000, p. 27; Lucien Bély, Les relations internationales en Europe,

personnage du cardinal de Richelieu, véritable figure de proue du gouvernement de Louis XIII dont l’influence se ressentira d’une manière permanente tout au long du conflit. En 1624, à titre de principal ministre, Richelieu se voit confier par Louis XIII la direction des affaires étrangères87. Il met rapidement de l’avant sa priorité

d’entraver la puissance des Habsbourg pour affermir celle des Bourbons sur le continent, et ainsi rétablir un certain équilibre entre les États. La politique dans laquelle s’engage le cardinal-ministre se révèle être polémique puisqu’elle heurte les schèmes de pensée structurant les relations interétatiques de l’époque, fondés sur la confessionnalité88. Entre autres, son alliance avec plusieurs puissances

protestantes d’Europe, malgré sa répression des huguenots à l’interne, offusque les dévots, qui, en « bons catholiques », souhaitent la paix et l’union avec les Espagnols et l’Empereur afin de combattre, d’un front commun, l’hérésie sur tout le continent89.

Cependant, Richelieu ne voit pas de contradiction entre les moyens employés pour réaliser son dessein politique et sa foi catholique puisqu’il dissocie les champs d’action : « autres sont les intérêts d’État qui lient les princes et autres les intérêts

87 Lucien Bély, L’art de la paix en Europe. Naissance de la diplomatie moderne, XVIe-XVIIIe siècle,

Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 168-169.

88 L’Europe se trouve alors dans une « ère confessionnelle » où l’appartenance à une religion

circonscrit non seulement la nature des relations entre les sujets d’un même souverain, mais également la disposition des rapports entre les souverains eux-mêmes. Selon l’historien Heinz Schilling, les relations interétatiques sont mues par divers facteurs qui s’imposent respectivement selon les époques.Le siècle allant de 1550 à 1650 serait selon lui davantage imprégné du facteur religieux, « la religion et […] l’Église [ayant un poids considérable] en politique intérieure comme en politique extérieure », alors que la raison d’État serait plutôt le moteur central vers le milieu du XVIIe siècle. Dans Lucien Bély, L’art de la paix en Europe, op. cit., p. 162-163. Voir précisément

à ce sujet Heinz Schilling, « La confessionnalisation et le système international », dans Lucien Bély, dir., L’Europe des traités de Westphalie. Esprit de la diplomatie et diplomatie de l’esprit, Paris, 2000, p. 411-428.

89 Il faut préciser que Richelieu n’est pas le seul homme d’État en Europe à aller à l’encontre de cet

idéal religieux entretenu notamment par les dévots. Comme il sera montré plus loin, en réalité, tout comme Richelieu cherche l’appui des puissances protestantes d’Europe pour mener sa lutte contre les Habsbourg, l’Espagne très catholique accepte de soutenir les huguenots révoltés face à Louis XIII, pour affaiblir la France des Bourbons. Cet ordre européen théoriquement fondé sur le critère confessionnel s’avère donc en quelque sorte une trame de fond idéologique sur laquelle se greffent des expériences diverses ne respectant pas nécessairement l’idéal politique et religieux mis de l’avant. À ce sujet, voir Geoffrey Parker, op. cit. p. 227-228; Michel De Waele, « Conflit civil et relations interétatiques dans la France d'Ancien Régime : la révolte de Gaston d'Orléans, 1631-1632 », French Historical Studies, 37,4 (2014), p. 587-588. La note infrapaginale 97 en page 588 est particulièrement pertinente pour voir comment l’Espagne se permet de déroger elle aussi de son idéal religieux pour des raisons politiques. Par contre, tout comme Richelieu, les Espagnols ne se dissocient pas pour autant de leurs préoccupations théologiques.

du salut de nos âmes90. » En même temps, il inclut la transcendance divine dans ce

dessein, ce qui augmente sa légitimité : « Ce qui est fait pour l’État est fait pour Dieu qui en est la base et le fondement91 ». Bien que Richelieu soit mû par une « raison

d’État92 », il n’est pas dépourvu de moralité et il ne s’extrait pas non plus des

principes sur lesquels reposent les relations interétatiques de l’époque, soit l’équilibre des puissances européennes, la guerre juste et la légitime défense93.

Bien que la France ne s’engage ouvertement dans la guerre de Trente Ans qu’en 1635, elle travaille déjà à protéger ses intérêts en terrain européen dans les années précédentes, mais par procuration, c’est-à-dire en soutenant activement ses alliés94. L’intégrité de son territoire se trouve alors en péril sur plusieurs fronts où

elle doit dépêcher des effectifs militaires; au nord à la frontière avec les Pays-Bas espagnols, au nord-est de par sa proximité avec le Saint-Empire romain germanique, au sud-est près du duché de Milan appartenant à la couronne espagnole puis dans les Pyrénées à la frontière limitrophe avec l’Espagne95. Dans

les années 1620, l’Italie du nord requiert particulièrement son attention. Louis XIII et Richelieu veulent assurer une présence française dans la région de la Valteline pour bloquer ce passage qui permet aux Espagnols, à partir du Milanais, de maintenir la communication entre leurs diverses possessions ainsi qu’avec les terres d’Empire96.

La France s’engage dans l’affaire de la Valteline sous le couvert de la défense des protestants des Grisons, afin de nuire aux visées des Espagnols sur la région97. Par

90 Richelieu cité par Marcel Gauchet, « L’État au miroir de la raison d’État : La France et la

chrétienté », dans Yves Charles Zarka, dir., Raison et déraison d’État : théoriciens et théories de

la raison d’État aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 217.

91 Ibid., p. 220.

92Il faut toutefois préciser que l’utilisation de cette expression par Richelieu lui-même est rare. Il

s’exprime davantage en termes de « nécessité ». Dans John Huxtable Elliott, Richelieu et

Olivares, Paris, Presses Universitaires de France, 1991 (1984), p. 147. Au sujet de Richelieu et

de la raison d’État, voir William Farr Church, Richelieu and Reason of State, Princeton, Princeton University Press, 1972, 554 p.; Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de

Richelieu, Paris, Albin Michel, 2000, 504 p.

93 John Huxtable Elliott, op. cit., p. 148. 94 Geoffrey Parker, op. cit., p. 227.

95 Michel Pernot, op. cit., p. 32; Geoffrey Parker, op. cit., p. 228.

96 Pierre Goubert, op. cit., p. 33; John Huxtable Elliott, op. cit., p. 95; surtout, voir Geoffrey Parker,

The Army of Flanders and the Spanish Road, 1567-1659: the Logistics of Spanish Victory and Defeat in the Low Countries’ War, Cambridge, Cambridge University Press, 1972, p. 70-79.

ailleurs, lors de la crise de succession des duchés de Mantoue et du Montferrat entre 1627 et 1631, Louis XIII et Richelieu soutiennent les prétentions de Charles de Gonzague, duc de Nevers, à l’encontre de l’Espagne et de l’Empereur qui sont appuyés par le duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier98. Dans ce contexte, les

alliances qui se nouent entre les grandes puissances et de plus petits États s’avèrent cruciales pour amplifier la portée d’action de chacun99. Ainsi, la France s’affirme par

éléments interposés, en soutenant les ennemis de ses ennemis; il s’agit du principe de la guerre « couverte » ou de la « guerre en renard100 ».

Dans ce premier tiers du XVIIe siècle, d’innombrables efforts sont réalisés par

la France et l’Espagne pour retarder la guerre ouverte qui requiert la mobilisation de fonds extraordinaires. Le désir de gagner du temps, afin de se trouver dans la meilleure position possible le moment du combat venu, oblige les États à exploiter les outils de la diplomatie101. Plus concrètement, une des tactiques diplomatiques

employées par les puissances de l’époque pour minimiser le pouvoir d’action de l’adversaire est la participation aux troubles intestins qui agitent celui-ci102, que ce

soit par la fourniture d’effectifs, de subsides ou de lieux d’exil aux grands nobles révoltés contre l’ordre monarchique103.

98 La France, en supportant le duc de Nevers dans sa lutte pour la succession de Mantoue, cherchait

à assurer un lieu de ravitaillement pour ses armées qui combattaient en Italie. Voir David Parrott, « The Mantuan Succession, 1627-1631: A Sovereignty Dispute in Early Modern Europe », The

English Historical Review, 112, 445 (1997), p. 21, 30-31.

99 Lucien Bély, L’art de la paix en Europe, op. cit., p. 169-170; David Parrott, loc. cit., p. 25 et 65. 100 Alain Hugon, Au service du roi catholique. « Honorables ambassadeurs » et « divins espions » :

représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velázquez, 2004, p. 112.

101 Geoffrey Parker, La guerre de Trente Ans, op. cit., p. 227.

102 Michel De Waele, Réconcilier les Français : la fin des troubles de religion (1589-1598), op. cit., p.

231-235.

103 Alain Hugon, op. cit., p. 349-350. Il sera question plus en détail de ces stratégies diplomatiques