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PARTIE I. LA CHINE ET L’ALLEMAGNE, UNE HISTOIRE PARTAGÉE

CHAPITRE 3. DE LA FORCE DES IMAGES ET DES IMAGINAIRES

2. L’Occident dans l’imaginaire chinois

Dans la mesure où les auteures de notre corpus sont des Chinoises qui ont émigré en Allemagne, à un âge assez avancé (entre vingt et trente ans) pour avoir été durablement marquées par ce que nous appellerons « un patrimoine culturel et imaginaire » chinois, il nous semble intéressant d’inverser la perspective et de nous interroger sur les regards que le monde chinois a pu jeter sur les Occidentaux au cours des siècles passés jusqu’à aujourd’hui. Nous constaterons qu’il existe en mandarin des qualificatifs particuliers pour les nommer, qui n’ont ni la même valeur ni la même portée et impliquent des attitudes par rapport à l’« étranger » pouvant aller de l’inimitié ou de l’indifférence à la bienveillance. Or LUO Lingyuan, LIN Jun et XU Pei emploient dans leurs œuvres certains de ces termes spécifiques pour désigner les Allemands ou Européens avec lesquels leurs personnages chinois entrent en contact582. Les développements qui vont suivre nous permettront de mieux comprendre le contexte historique ou culturel auquel certaines expressions font référence et ainsi de saisir les significations des images dépeintes ou des choix sémantiques opérés par les auteures.

2.1. Des « diables étrangers » aux « lǎowài »

Les anciens Chinois se représentaient généralement la terre comme un carré bordé d’autant de mers que de côtés. Les barbares vivaient dans les angles de ce carré sans être abrités par le ciel. Celui-ci était rond et, tel une carapace de tortue, s’appuyait sur des colonnes posées sur la terre, le cercle s’inscrivant dans le carré. La Chine se situait au centre de ce carré et les principautés qui la constituaient alors se nommaient les « principautés du milieu » [du monde]. Cette appellation fut conservée par l’Empire qui l’entendit comme « pays du milieu » […] ; Zhongguo 中 国 demeure le nom actuel de la Chine583.

Rémi Mathieu démontre dans ce paragraphe la relativité des perceptions : du point de vue de la Chine ancienne, le monde, dominé par « le pays du milieu » 584, était habité en ses marges, dans les « angles » faisant figure ici d’assez piètres « recoins », par des peuples dits

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Cf. par exemple : « der weiße Barbar », in: Lin, Jun, Und ihr liebt China, Berlin/Tübingen, Hans Schiler, 2011, p. 8 ; « die ausländischen Teufel », in: Luo, Lingyuan, Die chinesische Delegation, München, dtv, 2007, p. 18 ; « die Langnasen », in: Luo, Lingyuan, Die Sterne von Shenzhen, München, dtv, 2008, p. 231.

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Mathieu, Rémi, L’Éclat de la pivoine. Comment entendre la Chine, Paris, Jean-Claude Lattès, 2012, p. 65.

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« The Middle Kingdom syndrome or Central Country complex may have made it psychologically difficult for the Chinese leadership to abandon its sense of superiority as the center and join de family of nations as an equal partner; but we must also remember that China had never been thoroughly challenged by an alien equal – if not superior – civilization until the penetration of the West in the mid-nineteenth century. » Tu, Weiming, « Cultural China: The Periphery as the Center », in: Tu, Weiming (dir.), The Living Tree: the Changing Meaning of Being Chinese Today, Stanford, Stanford University Press, 1994, p. 4.

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« barbares »585. Ceux-ci étaient affublés de caractéristiques péjoratives : ils manquaient d’humanité, étaient rustres et incultes586

. Une légende qui circulait dans la Chine ancienne illustre cette vision d’une façon pour le moins étonnante : elle postule que « tout à l’ouest », loin du « monde civilisé », dans les « terres occidentales », se trouvait le « pays des chiens » dans lequel le voyageur pouvait observer des « bêtes » ou encore des « hommes-chiens »587. La méconnaissance des pays situés à l’ouest, particulièrement marquée puisque les contacts directs entre l’Ouest (au sens large, comprenant l’Asie centrale) et la Chine tardèrent à s’instaurer, suscita en outre un imaginaire mythologique dual :

Dans les plus anciens mythes connus, puis dans la mythologie daoïste, l’Ouest est peuplé d’êtres merveilleux mais redoutables. Dans la symbolique chinoise, l’Ouest est en effet lié à la mort et au mystère588

.

Une des figures mythologiques les plus représentatives de la dualité évoquée plus haut est la déesse Xīwángmǔ (西王母), la Reine Mère ou Dame Reine d’Occident. Monstrueuse avec sa longue chevelure noire désordonnée, ses dents de tigre et sa queue de léopard, elle a d’abord incarné la déesse des « calamités du Ciel et [des] châtiments »589, commandant aux démons de la peste. À l’époque du règne des Hans, elle s’est muée en une divinité protectrice, douée du pouvoir salvateur de guérison, d’une majestueuse beauté. Sous les traits de la maîtresse des jardins de Kunlun, la montagne du milieu du monde, Xīwángmǔ, gardienne des pêches

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Au sujet de « l’organisation territoriale » sous le règne de Yu le Grand, le fondateur de la première dynastie de l’histoire de Chine (les Zhou, XXIe

-XVIe siècles av. J.-C.), le Shangshu, Livre des documents (VIIIe av. J.-C.) signale qu’il « s’agit d’un espace carré, constitué de zones d’allégeance disposées de manière concentrique, et dont le centre est le domaine royal. » Parmi les « cinq zones d’allégeance » s’étendaient aux extrémités de l’espace carré « la zone des Barbares inféodés » et « la zone des Confins incultes ». Cf. Drocourt, Zhitang, « Des simples sauvages aux redoutables étrangers : la notion de ‘barbares’ en Chine ancienne à travers leurs dénominations », cité d’après : Rabut, Isabelle (dir.), Visions du « barbare » en Chine, en Corée et au Japon, Paris, Publications Langues O’, 2010, p. 15.

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« De manière générale, on reproche surtout aux barbares leur manque d’humanité et d’éducation, tel qu’on peut le lire dans le Lüshi chunqiu ‘Histoires selon Maître Lü’, un texte daté de la fin des Royaumes combattants : après avoir énuméré tous les barbares des ‘quatre territoires’, son auteur conclut que ‘[…] ces gens sont comme des cerfs, des oiseaux ou des bestiaux. Les jeunes donnent des ordres aux plus âgés, les plus âgés craignent ceux qui sont plus robustes, les plus forts sont considérés comme des sages, les arrogants sont respectés. Ils s’entretuent jour et nuit sans jamais s’arrêter en encourant le risque d’exterminer leur propre espèce. » Ibid., p. 20. Cf. aussi : « On retire des textes historiques de la Chine traitant des autres segments du monde que l’écart entre les Chinois et les peuples de l’autre monde est tel qu’il s’apparente à un abîme qu’il n’est pas envisageable de combler aisément. », in : Mathieu, Rémi, L’Éclat de la pivoine. Comment entendre la Chine, p. 177-178 et : « En Chine, on ne cessa de considérer comme l’un des signes de l’infériorité des Occidentaux leur façon de boutonner leurs vêtements revers gauche sur revers droit. » Robert Van Gulik, La Vie sexuelle en Chine ancienne, Paris, Gallimard, 1977, p. 35, cité d’après : Ibid., p. 178.

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Mathieu, Rémi, Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 149. Le terme « terres occidentales » désigne ici en premier lieu un espace jouxtant les frontières du royaume de Chine.

588

Mathieu, Rémi, L’Éclat de la pivoine. Comment entendre la Chine, op.cit., p. 69-70.

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d’immortalité, a enfin aussi été associée à la longévité. Dans la mythologie chinoise, l’Ouest est donc un espace investi par un imaginaire hyperbolique et fantastique, la mise en scène d’un univers tour à tour menaçant et rassurant ayant servi de réponse à des interrogations, à des espoirs et à des peurs qui eurent cours dans la Chine ancienne.

L’imaginaire chinois de l’Occident tel que nous le comprenons aujourd’hui, c’est-à-dire un espace constitué principalement de l’Europe et de l’Amérique du Nord, est de la même manière le résultat d’une histoire. C’est au XIXe

siècle que les représentations les plus connues et les plus usuelles de l’Occident sont apparues, en relation directe avec une intensification des contacts entre Chinois et Occidentaux, concomitante avec l’ouverture forcée de la Chine par les puissances impérialistes590. Parmi les dénominations qui avaient cours en Chine à cette époque, les termes « longs nez » et « cheveux rouges » ou « poils roux », centrés sur l’apparence physique et les disparités corporelles saillantes entre Occidentaux et Chinois étaient largement utilisés, par moquerie, facilité et habitude, le premier étant souvent mobilisé aujourd’hui par les Occidentaux eux-mêmes, qui s’en amusent591.

Une vision extrêmement négative de l’Occident592, identifié très clairement ici à l’Europe, qui reprenait à son compte la notion de « barbare » était également très répandue. C’est ce qu’indique le témoignage de l’interprète anglais Thomas Taylor Meadows datant de l’année 1852 que cite Wolfgang Franke dans son ouvrage intitulé China und das Abendland :

Die Chinesen nennen gewöhnlich die Europäer „Barbaren“ und halten sie für solche; mit dem Ausdruck meinen sie „Völker in einem rohen, unzivilisierten Zustand, moralisch und geistig unkultiviert“. Die Chinesen […] halten uns meist in Moral und in geistiger Kultur für tiefer stehend als ihr Volk. […] [Ich] kann mich nicht auf das Gespräch mit einem einzigen

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« Les « Yi » [« barbares »] qui arrivèrent cette-fois ci [vers la fin du XIXe siècle] par la mer étaient blonds avec des yeux bleus. On les dénommait, selon la tradition, Yi 夷, mais en ajoutant le déterminant xi « l’Ouest » : Xiyi 西夷 « Yi de l’Ouest ». Apparaissent aussi d’autres termes plus modernes, Hongmao 红毛 « poils roux », Xiyang ren 西洋人 « homme de l’océan ouest » ou Yangren 洋人« homme de l’océan », in : Drocourt, Zhitang, « Des simples sauvages aux redoutables étrangers : la notion de ‘barbares’ en Chine ancienne à travers leurs dénominations », op.cit., p. 28.

591

Voir par exemple l’usage qu’en fait Herbert Rosendorfer dans son roman Briefe in die chinesische Vergangenheit, déjà commenté.

592

Helwig Schmidt-Glintzer explique que l’Occident (au sens où nous le comprenons) tel qu’il fut perçu dans un premier temps (à partir du XIIIe siècle au plus tard) par la Chine se réduisit à l’Europe que l’on considéra pendant très longtemps (voire aujourd’hui encore dans une certaine mesure) comme étant une unité. L’ouverture forcée et la colonisation groupée de la Chine au XIXe siècle par un ensemble de puissances européennes contribua à renforcer cette perception si bien qu’une vision différenciée des divers pays européens et de leurs particularités tarda à émerger. Voir à ce propos : Schmidt-Glintzer, Helwig, « Europa in chinesischer Sicht », in: Mensen, Bernhard (dir.), China, sein neues Gesicht, Nettetal, Steyler Verlag – Wort und Werk, 1987, p. 27-48.

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[Chinesen] besinnen – und ich habe mit vielen gesprochen –, dessen Vorstellungen von uns nicht analog zu denen gewesen wäre, die wir von Wilden haben. Die Chinesen sind stets überrascht – um nicht zu sagen erstaunt, zu hören, dass wir Familiennamen haben, und in der Familie die Unterscheidung von Vater, Bruder, Frau, Schwester, usw. verstehen; kurzgesagt, dass wir anders als eine Viehherde leben593.

Ajoutons à cela l’expression « diables étrangers » (dōngyángguǐ, 东 洋 鬼 ) qui venait compléter le portrait. Si elle fut d’abord utilisée à l’encontre des ennemis japonais, elle fut par la suite employée couramment contre les envahisseurs et occupants occidentaux, le terme « diable » soulignant le caractère menaçant, terrifiant, dangereux et détestable de ceux qui avaient humilié la Chine en niant sa souveraineté et en se partageant son territoire, méprisant ses habitants et leur culture. L’exemple de la réception contrastée de la photographie introduite par les Occidentaux en Chine dans la deuxième moitié du XIXe siècle (les portraits étaient en effet paradoxalement fort appréciés) est révélateur de l’horreur que les « Blancs » pouvaient inspirer :

L’opposition populaire [chinoise] semble découler non seulement de la haine de l’étranger, mais également de craintes superstitieuses. On dira longtemps que les étrangers achètent les petits enfants pour les tuer, manger leur chair et utiliser leurs yeux pour leurs produits photographiques594.

L’image du « diable étranger » venant déstabiliser et exploiter la Chine, n’hésitant pas à opprimer et à tuer le peuple chinois pour occuper ses terres et tirer profit de ses ressources, de ses marchés et de sa force de travail perdura jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, dans la Chine rouge de Mao Zedong. Dès le début du siècle, le mécontentement populaire face à l’occupation anglaise et à la « propagande » ou encore l’« invasion culturelle » de la part, notamment, des missionnaires américains protestants en Chine595, avait donné lieu à un mouvement anti-impérialiste qui s’était doublé d’un mouvement anti-chrétien dans les années

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Cité d’après : Franke, Wolfgang, China und das Abendland, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1962, p. 85.

594

Thiriez, Régine, « Image de la Chine et de Pékin transmise par la photographie aux Occidentaux (1844-1900) », in : Cartier, Michel (dir.), La Chine entre amour et haine: actes du VIIIe colloque de sinologie de Chantilly, op.cit., p. 444.

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« In der Regel behielten aber die Ausländer, die meisten Missionare eingeschlossen, nicht nur selbst ihre eigene, abendländische Lebensweise bei und sahen hochmütig auf die chinesische herab, sondern sie suchten überdies ihre Gewohnheiten und Maßstäbe auch möglichst um sich zu verbreiten. Besonders stark haben in dieser Richtung die amerikanischen protestantischen Missionare gewirkt. […] Neben den Amerikanern betrieben in geringerem Umfange auch andere Nationen, meist gleichfalls durch Missionare, die Kulturpropaganda. Sie konzentrierte sich vor allem auf das Erziehungswesen. […] So wurden die Missionsschulen zu einem hervorragenden Faktor in der Vermittlung westlichen Gedankengutes und westlicher Lebensformen, zum Schwerpunkt der sogenannten ‚kulturellen Invasion‘, wie es in der kommunistischen Terminologie heißt. » in: Franke, Wolfgang, China und das Abendland, op.cit., p. 107-108.