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PARTIE I. LA CHINE ET L’ALLEMAGNE, UNE HISTOIRE PARTAGÉE

CHAPITRE 3. DE LA FORCE DES IMAGES ET DES IMAGINAIRES

1. La Chine et les Chinois, une histoire des représentations

1.4. La Chine, « terre d’exotisme »

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, avant qu’il soit question d’un « exotisme chinois », l’Europe baroque457 et rococo s’est divertie et distraite de son quotidien à travers ce qu’on a appelé de manière rétrospective la mode des « chinoiseries »458.

Die von vorbildgebundenen Kopien zu Phantasieschöpfungen entwickelte Chinoiserie, die – durch den europäischen Geschmack ins Penetrante gesteigert und vielfach verfremdet – mit der wirklichen chinesischen Kultur kaum mehr etwas gemeinsam hatte, wurde ein wichtiges Merkmal eines Zeitalters, und das Porzellan wird als „Ausdruck der Zeit“ betrachtet459.

L’importation en Europe de produits tels que la porcelaine460

, le thé, la soie, les tapisseries de papier mais aussi d’objets d’art et d’artisanat chinois tel que le mobilier en laque incrusté de nacre, avait suscité un engouement des populations tel que l’on s’était mis à reproduire des objets inspirés des productions chinoises pour satisfaire la demande croissante du public. À cela s’ajoutait l’extrême popularité de l’architecture, des pavillons et des jardins à la chinoise

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« Das asiatische Volk gleicht einer Sphinx! Täglich gibt es uns neue Rätsel zu lösen, und hinter dem freundlichen lächelnden Gesicht des Chinesen ist das wahre Gesicht des Reiches der Mitte in geheimnisvolles Dunkel gehüllt. Die Seele des chinesischen Volkes gleicht einem Bergsee. In wundervollen Farben glitzert die Oberfläche, doch seine Tiefe ist unergründlich. » Lucke, Walter, « Ins Land der fliegenden Köpfe. Reiseerlebnisse im Osten », Hamburg, Uhlenhorst-Verlag Curt Brenner, s.d. Cité d’après : Yü-Dembski, Dagmar, « Traum und Wirklichkeit. Rezeption und Darstellung Chinas in der Weimarer Republik », in: Leutner, Mechthild et Dagmar Yü-Dembski (dir.), Exotik und Wirklichkeit. China in Reisebeschreibungen vom 17. Jahrhundert bis zur Gegenwart, op.cit., p. 58.

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Il s’agit du baroque tardif.

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Pour ce paragraphe, se rapporter à : Détrie, Muriel, « L’évolution de l’’Europe chinoise’ de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle », op.cit. Voir aussi : Spence, Jonathan D., La Chine imaginaire: la Chine vue par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours, op.cit., p. 77-95.

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Fang, Weigui, Das Chinabild in der deutschen Literatur, 1871-1933. Ein Beitrag zur komparatistischen Imagologie, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1992, p. 88.

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« Es ist auch allgemein bekannt, dass man in England dieses Wertstück statt ‚Porzellan‘ einfach ‚china‘ nannte, was eine enge Verbundenheit Chinas mit dem Porzellan anzeigte. », Ibid.

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qui remplaçaient la géométrie rigoureuse du modèle classique tel qu’il s’exprime à Versailles461. La Chine s’était donc peu à peu « infiltrée » dans la vie des Européens de l’époque, la mode des « chinoiseries » s’étant prolongée jusqu’au XIXe

siècle, où elle a bénéficié notamment du sac du Palais d’été de Pékin en 1860 et du pillage de la Cité interdite durant l’occupation de Pékin qui fit suite à la guerre des Boxers en 1899-1901. La Chine, réduite à des bibelots et à des accessoires, aux parures, aux trésors et aux œuvres d’art que les nations occidentales s’étaient appropriées de force sur son territoire, était devenue une source d’amusement, un vecteur d’« échappées belles » accessibles sans effort et sans risque à des populations attirées par un Autre qui leur plaisait tant qu’il restait confiné dans son étrangeté et un éloignement somme toute salutaire. Les « chinoiseries », en agrémentant les intérieurs, les parcs et les musées européens462, y faisaient pénétrer une parodie de cet empire et de cette culture que la plupart des amateurs de « chinoiseries » ne souhaitaient d’ailleurs pas connaître. Ce qui les intéressait, c’était les richesses et l’imaginaire construit autour d’un pays et d’un peuple lointains, dont l’éloignement à lui seul devenait le symbole d’une altérité tour à tour ineffable et indicible463

Dans l’univers irréel de l’art des chinoiseries, les mandarins vivent dans des paysages montagneux fantaisistes, avec des ponts de toile d’araignée, des parasols ornés de fleurs, flânent dans de fragiles pavillons en bambou, hantés par des dragons et des phœnix, tandis que des singes se balancent sur des rebords oscillants464.

Émilia Ndiaye souligne ici le caractère artificiel et fantastique des « chinoiseries » grâce auxquelles les sociétés occidentales de l’époque colorèrent leur quotidien et lui donnèrent,

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Un exemple en est le « Trianon de porcelaine » que le roi Soleil fit ériger à Versailles en 1670. Voir : Hsia, Adrian, China-Bilder in der europäischen Literatur, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2010, p. 29-30. En Prusse aussi l’architecture d’inspiration chinoise fut prisée : « Friedrich der Große ließ z.B. im Geist des französischen und des davon abhängigen deutschen Rokoko in Potsdam das Schloss Sanssouci bauen, dazu noch ein chinesisches Teehaus. » in : Fang, Weigui, Das Chinabild in der deutschen Literatur, 1871-1933. Ein Beitrag zur komparatistischen Imagologie, op.cit., p. 89.

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Au sujet de l’influence que la mode des « chinoiseries » a pu exercer sur l’art européen (notamment pictural d’un François Boucher ou d’un Antoine Watteau) de l’époque, voir l’article suivant : Marx, Jacques, « La Chinoiserie. Réévaluation d’une esthétique de l’altérité », in : Servais, Paul ; Christina Jialin Wu (dir.), Altérité rencontrée, perçue, représentée. Entre Orient et Occident du 18e au 21e siècle, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2014, p. 17-38.

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« You may not know about [China] (and what you know may be mostly folklore), but you know where it is. As part of the far ‘East’, as the classic end point for a hole dug through the middle of the globe, as the other side of the world, geography (Western geography) marks China by the fact of its physical distance from the West. […] discussions of China take place in the mode of the faraway (as Roland Barthes says of his invented Japan), with the distance serving to explain the difference, and vice versa. » Hayot, Eric ; Haun Saussy ; Steven G. Yao, « Sinographies : An Introduction », in : Hayot, Eric ; Haun Saussy ; Steven G. Yao, (dir.), Sinographies. Writing China, op.cit., p. viii.

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Ndiaye, Émilia, « ‘Tristes tropiques’ : du si loin, si près ou les sentes étymologiques de l’exotisme », in : Aubès, Françoise ; Françoise Morcillo (dir.), Si loin si près : l’exotisme aujourd’hui, op.cit., p. 20.

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pour quelque temps, le goût nouveau et excitant d’un ailleurs rêvé, dépouillé de sa réalité humaine, culturelle et historique concrète465. L’ailleurs ou l’altérité dont il est question ici, objet et source de projections occidentales, est à mettre en relation avec la notion d’« exotisme ».

Le terme « exotique », qui vient du mot grec exôticos, exô signifiant « qui est à l’extérieur », renvoie à quelque chose d’« étranger », de « lointain » mais aussi d’« étrange », ce terme ayant entraîné un glissement sémantique caractéristique vers la notion d’« attirance » ou d’« attraction » mais aussi de « répulsion » exercée par la chose exotique466

. Dès le départ, le substantif « exotisme » étant apparu au XIXe siècle, du moins en France467, le terme s’inscrit dans un vocabulaire et un horizon européocentristes :

L’Europe, ou plutôt l’Occident, s’arroge seul le droit de désigner ce qui est exotique, c’est-à-dire ce qui surprend, plaît ou choque en référence à une norme culturelle correspondant à l’aire européo-américaine468

.

Daniel-Henri Pageaux avance en outre que :

L’effet exotique s’apparente à l’Orientalisme au sens où l’entend Edward Said dans son étude devenue classique : l’Orient est la création du regard que l’Occident pose sur certains espaces, certaines cultures469

.

Ce qui est exotique, ce « là-bas » qui s’oppose à l’« ici » du regardant ou de l’énonciateur occidental qui établit un rapport avec l’autre, son espace et sa culture, est donc, de son point de vue arbitraire et subjectif, foncièrement « différent »470. Le sujet occidental investit cette

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Adrian Hsia explique qu’ à l’époque, ce que l’on prenait pour la Chine était une Chine « fantastique », un « pays de Cocagne » (Schlaraffenland) tantôt idyllique tantôt comique, peuplé de drôles de créatures, souvent zoomorphes : « Während man im 17. Jahrhundert noch chinesische Vorlagen imitierte oder herstellte, was man für chinesisch hielt, schuf man sich jetzt nach eigenen Bedürfnissen ein fantastisches China. […] So sehen wir Meißner Porzellan vom Anfang des 18. Jahrhunderts mit Chinesen als komischen Geschöpfen, ‚die in einem sorglosen Land ihre Dummheiten treiben, wo Vögel von phantastischer Gestalt und zahlreiche Libellen umherfliegen.‘ », in: Hsia, Adrian, China-Bilder in der europäischen Literatur, op.cit., p. 30-31.

466

Moura, Jean-Marc, La littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 23.

467

L’adjectif « exotique » est attesté dès les XVIe et XVIIe siècles en français, anglais et espagnol et au XVIIIe siècle en allemand où il a d’abord eu une valeur objective (étranger, contenue dans le préfixe ‘exo’) avant de s’enrichir d’une valeur impressive (étrange). « On passe ainsi d’une signification centrée sur la différence (naturelle ou culturelle) à un jugement sur cette différence. » Ibid., p. 23-24. Pour un aperçu plus détaillé de la notion, voir : Ibid., annexe I, p. 465-470.

468

Ibid., p. 23.

469

Pageaux, Daniel-Henri, « Exotismes d’hier et d’aujourd’hui », in : Aubès, Françoise ; Françoise Morcillo (dir.), Si loin si près : l’exotisme aujourd’hui, op.cit., p. 99.

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« différence » (« absolutisée et non dialectisable »471) d’au moins deux façons que Jean-Marc Moura appelle l’« exotisme impérial » d’une part et l’« exotisme nostalgique » d’autre part. Il baptise ainsi « deux régimes imaginaires » c’est-à-dire deux types d’imagination exotique ou exoticiste472, qu’il analyse dans une perspective littéraire. Le premier, qui repose sur un mouvement d’« extraversion », consiste à projeter les valeurs occidentales sur l’ailleurs exotique, conçu comme « un appendice, une extension, un objet inachevé ou inférieur » à l’ici et au même, qu’il s’agit de conquérir pour y régner. Le second, fondé sur une dynamique d’« introversion » proche de l’escapisme, conduit le rêveur occidental de contrées et de peuples exotiques à « subjectiver » le lointain, c’est-à-dire à y trouver des valeurs, des comportements et sentiments qui lui font défaut dans le lieu qu’il habite473

. De cette seconde attitude découle la possibilité d’exprimer une critique vis-à-vis de l’Occident, le détour par la peinture d’un Autre utopique auquel l’on attribue des qualités originelles telles que « l’innocence, la spontanéité, la douceur ou la beauté » venant s’opposer aux valeurs et mœurs « dégradées ou perverties » d’un Occident jugé en état de dégénérescence. Dagmar Yü-Dembski explique ainsi dans un article consacré à la réception et à la représentation de la Chine dans la République de Weimar qu’à partir du moment où la Révolution industrielle eut bouleversé le quotidien et les conceptions intellectuelles des Européens et que l’horreur de la Première Guerre mondiale eut remis en question le credo « progressiste » occidental, la Chine, sa culture et ses valeurs « millénaires » devinrent pour certains l’objet de tous leurs espoirs. L’éloge de la vie simple, agraire, éloignée des progrès de la technique que les Chinois étaient censés mener (sous-entendu par choix et de manière revendicative, ce qui était le fruit d’une projection occidentale) ainsi que la référence aux idées spirituelles et morales d’Extrême-Orient, servaient à la dénonciation de l’agitation urbaine, de la violence technicienne et de la déperdition de valeurs humaines en Europe474. Un exemple plus récent du recours à une perspective chinoise à travers laquelle la vie en Occident, et plus particulièrement en Allemagne, est passée au crible (notamment à travers un renversement humoristique de tous les stéréotypes habituellement appliqués aux Chinois) est le roman épistolaire de Herbert Rosendorfer intitulé Briefe in die chinesische Vergangenheit475. Dans ce roman, Kao-Tai, un

471

Ibid., p. 102.

472

Ce terme désigne une imagination qui exotise son objet.

473

Moura, Jean-Marc, La littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, op.cit., p. 268.

474

Yü-Dembski, Dagmar, « Traum und Wirklichkeit. Rezeption und Darstellung Chinas in der Weimarer Republik », op.cit., p. 53-55.

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Rosendorfer, Herbert, Briefe in die chinesische Vergangenheit, München, dtv, 1995 [la première édition date de 1983]. L’auteur a publié une suite à ce roman qui repose sur le même principe narratif et reprend les mêmes personnages sous le titre suivant: Die große Umwendung. Neue Briefe in die chinesische Vergangenheit, Köln, Kiepenheuer & Witsch, 1997.

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mandarin du Xe siècle, fait un voyage dans le temps et se retrouve à Munich, au XXe siècle. Prenant d’abord la capitale de la Bavière pour sa ville natale, il constate dans des lettres qu’il peut envoyer, grâce à un papier spécial, à un fidèle ami resté au Xe siècle, que les changements qui se sont opérés au fil du temps dans « leur » pays sont faramineux, voire carrément effarants. Il trouve insupportable le bruit permanent et omniprésent dans la ville, comprend que les voitures, dont l’espace de circulation qui leur est réservé dépasse de loin celui dont jouissent les piétons, ont pris le contrôle du pays et s’étonne, après avoir compris qu’il se trouvait en Occident, de la pensée linéaire qui y règne et qui voue un culte, d’après lui tout à fait déraisonnable et stérile, au progrès. D’après Kao-Tai en effet, les hommes et la nature forment un tout qui obéit à un rythme cyclique et au sein duquel la mutation inscrit un mouvement naturel, le progrès s’avérant contre-nature, voire dangereux :

Fort-Schritt… Sie schreiten fort, sie schreiten fort von allem. Sie schreiten fort von sich selber. […] Also werden die Großnasen weiter fortschreiten, und nur mit Grausen kann man daran denken, wohin sie es in weiteren tausend Jahren gebracht haben werden. […] Ich halte es nicht für ausgeschlossen, dass sie es letzten Endes fertigbringen – noch ehe weitere tausend Jahre vergehen –, ihre Kugelwelt zu Staub zu zerblasen476.

En cela, Kao-Tai oppose la pensée traditionnelle chinoise telle qu’elle est développée dans le

Classique des changements, le Yi Jing en chinois, à la pensée cartésienne qui caractérise les

sociétés occidentales, celle-ci ayant entraîné la domination et l’exploitation de la nature par les hommes à des fins utilitaristes. Kao-Tai explique que l’homme occidental a perdu le lien avec la nature qui est pourtant au fondement de son existence et que cela ne peut conduire qu’à la souffrance et à la destruction de la planète. Herbert Rosendorfer se sert donc dans son roman de la figure stéréotypée du « sage mandarin chinois »477 pour dénoncer un mode de vie fondé sur l’idéologie du progrès (et de la croissance) et ses conséquences désastreuses pour la planète d’un point de vue écologique. L’image exotique du mandarin impérial, affublé de tous les atours et insignes de sa classe, d’une politesse extrême, versé dans la poésie et dans la philosophie chinoises mais aussi dans l’art d’aimer478

, ainsi que ses remarques à propos de Munich, derrière lesquelles se profile la Chine ancienne, évoquent la légende d’une Chine berceau d’un savoir vivre raffiné, d’une sagesse et d’une culture avancées et d’un système de gouvernance impérial d’une efficacité à nulle autre pareille. Le roman de Rosendorfer

476

Ibid., p. 71.

477

Le personnage du Sage chinois est un topos littéraire en Occident. Voir à ce sujet : Moura, Jean-Marc, Lire l’exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 65.

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présente donc une variante singulière de l’« exotisme nostalgique ». Ce dernier est le résultat d’une stratégie parodique, fondée sur un décalage comique de nature à la fois temporelle, spatiale et culturelle, où le caractère « exotique » que Kao-Tai revêt pour le lecteur allemand s’accompagne d’une « exotisation » des Allemands opérée par ce même Kao-Tai dans le corps du texte (pour Kao-Tai, la « normalité » par définition « non-exotique » est la Chine impériale et non pas l’Allemagne du XXe siècle qui est en revanche l’univers familier des lecteurs). L’« effet exotique » de Kao-Tai et des commentaires par lesquels il juge la société allemande moderne à l’aune des critères de la Chine ancienne (elle-même étant le produit de l’imagination et de références employées par Rosendorfer) cause un renversement de valeurs qui permet à l’auteur de formuler, à l’image de Montesquieu dans les Lettres persanes479

, une critique de son environnement à partir du point de vue (fictif) de l’Autre, tout en soulignant la relativité des notions telles que « l’étranger, l’exotique, le lointain, le proche, l’ici et l’ailleurs »480

.

Il existe d’autres expressions de l’« exotisme nostalgique » appliqué à la Chine : Dagmar Yü-Dembski avance que celle-ci, telle qu’elle était décrite dans les récits de voyage, les témoignages et les romans d’aventure d’écrivains, d’historiens de l’art et d’intellectuels allemands des années 1920-1930, représentait une altérité radicale, la source d’un dépaysement complet et une possibilité de fuite hors du quotidien et de la routine déplaisante de la vie « civilisée ». C’est l’« exotisme nostalgique » auquel avait donné voix Paul Claudel en son temps, qui vécut en Chine de 1895 à 1909. Dans ses reportages poétiques, il donne une vision onirique et esthétique de la Chine, « pays des génies », qu’il oppose à une « civilisation moderne » dénaturée :

La Chine est un pays ancien, vertigineux, inextricable. La vie n’y a pas été atteinte par le mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries. Elle pullule, touffue, naïve, désordonnée des profondes ressources de l’instinct et de la tradition. J’ai la

479

Le roman Briefe in die chinesische Vergangenheit se lit comme « une réplique parodique » aux Lettres persanes. En outre, une mention – qui est aussi une mise en abyme – intertextuelle renvoie directement à l’œuvre de Montesquieu dans le corps de la fiction de Rosendorfer : « Der Autor war ein aristokratischer Herr aus einem von hier aus gesehenen westlichen Land und hieß Mo-te-kwjö. Der Autor tut in dem Buch so, als sei er ein Prinz aus einem fernen Land, und beschreibt die Zustände im damaligen Reich der Großnasen aus einer scharfen, kritischen Distanz. Das ferne Land, aus dem der Prinz angeblich kam, lag auch im Osten… », in : Rosendorfer, Herbert, Briefe in die chinesische Vergangenheit, op.cit., p. 215. Voir aussi l’analyse de l’œuvre de Rosendorfer que propose Manfred Schmeling dans l’article suivant : Schmeling, Manfred, « ‘Es gibt nur ein perspektivisches Sehen, nur ein perspektivisches ‘Erkennen’’ : Erkenntniskritische und poetologische Aspekte des Kulturtransfers in der modernen deutschen Erzählliteratur », in: Meyer, Christine (dir.), Kosmopolitische ‘Germanophonie’. Postnationale Perspektiven in der deutschsprachigen Gegenwartsliteratur, op.cit., p. 42-47.

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civilisation moderne en horreur, et je m’y suis toujours senti étranger. Ici, au contraire, tout paraît naturel et normal481.

Or cette Chine « éternelle » était, au début du XXe siècle et au moment de la chute de la dynastie des Qing, prise dans la torpeur de la fin de l’Empire, souillée par la profanation de Pékin et de la Cité interdite entreprise par les puissances occidentales482. La Cité interdite, ce lieu mythique et énigmatique, ce symbole exotique par excellence d’un « Empire du Milieu » légendaire, dirigé par un système impérial et dynastique aussi sophistiqué que complexe, avait été pour Pierre Loti « le dernier refuge de l’inconnu et du merveilleux, l’un des bastions de cette ancienne humanité, tout aussi incompréhensible que fabuleuse483 » tandis que Victor Segalen avait convoqué sa splendeur dans son roman René Leÿs, paru en 1922484. Notons que l’histoire contée par Segalen dans ce livre n’est autre que celle du rêve éveillé et des mystifications conçues par un homme occidental (un Belge) qui prétend avoir accès aux secrets du palais impérial de Pékin. Ce roman, dans lequel le personnage de René Leÿs et l’auteur, Segalen, se superposent dans leur travail d’invention et d’évocation d’une Chine ancienne, magique et nébuleuse, dévoile le mécanisme de l’imagination exoticiste. La Chine et son peuple ont été et sont exotiques dans et à travers le regard de l’observateur occidental qui les construit et leur insuffle tantôt des attributs positifs, tantôt négatifs (il les « exotise »). Dans les représentations qui résultent de ces constructions, la Chine n’intéresse pas tant pour ce qu’elle est que pour ce qu’elle n’est pas : en tant qu’incarnation d’un étranger lointain et insondable, elle autorise à toutes les rêveries, tous les fantasmes485.