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L’INTIME DU QUOTIDIEN INSTITUTIONNEL

6. Aise et malaise de la toilette :

6.1. Être propre ou être au propre:

6.1.3. De l’intime à la pudeur :

« La pudeur apparaît dès lors comme une honte anticipée, le refus préventif de ce que l’on considère comme une faiblesse ou un ridicule »

Jean Claude Boulogne

(Boulogne, 1986, p. 26)

Selon Jean Claude Boulogne, la pudeur apparait à la naissance de la honte. Cette dernière éclaire le seuil, la frontière qui garantit l’intimité d’un empiètement. La pudeur est donc un rempart de protection d’un intime qui pourrait être pris à défaut, ou incommodé. Cette limite varie selon les époques, les cultures, les parcours personnels, les contextes, et sa modélisation suit de près celle de la décence.

la relation. Le caractère exclusif peut dans la relation d’intimité, faire l’objet d’une scène privatisée d’enjeux de pouvoir. L’intimité de la chaleur d’un foyer est un élément rassurant, mais peut s’avérer dans certaines conditions être une prison, ou un tombeau. Ce lieu qui abrite et sécurise, prive également des regards extérieurs qui pourraient se montrer régulateurs.

Car, franchir le seuil de la pudeur est vécue comme une blessure, une intrusion, une violation. La maladie est une atteinte à l’intimité corporelle. Mais bien d’autres événements peuvent fragiliser cet espace source d’intégrité : les accidents, les humiliations, les mutilations, les privations, … et les mauvais regards.

Partager de l’intime débouche sur des rapports de confort et de réconfort seulement si la situation est acceptée dans l’ensemble des protagonistes.

Personnellement, un détour parabolique par la légende de mélusine m’a permis de saisir les enjeux de l’intimité et du corps dénudé. Si l’intime est d’abord une expérience personnelle, l’approche métaphorique favorise sa compréhension. Cette légende moyenâgeuse de la fée des sources, m’apparaît une allégorie du sentiment d’intime vulnérable qui cherche un équilibre entre protection de soi et relation à l’autre. Elle parle des prémices de la privatisation des corps du XVIe siècle1. Révélatrice, elle permet de saisir cette notion de limite, de frontière qui lorsqu’elle est dépassée fait voler en éclat l’identité de la personne ; et fait disparaître la personne dans la honte.

Légende de Mélusine, la fée des sources dans les contes populaires du Moyen Âge.

Mélusine était une Fée frappée d’une malédiction, celle de se transformer tous les samedis en serpentine : femme de haut du corps et serpent à partir du nombril. Un jour, près d’une source où elle allait régulièrement puiser de l’eau, un jeune prince la rencontra et en tomba amoureux au premier regard. Elle accepta le mariage en lui faisant promettre de ne jamais chercher à la voir le samedi. Le couple vivait heureux et prospère, jusqu’au jour où le frère du prince, jaloux de ses richesses, le poussa à enfreindre sa promesse en éveillant des soupçons d’infidélité. Le roi troua de la pointe de son épée la porte de la chambre, dans laquelle sa femme s’enfermait les samedis. Il vit alors dans son bain la nudité de son épouse : moitié femme, moitié serpent. Surprise,

1 Cette époque marque un tournant conceptuel dans les rapports aux corps, l’homme se tourne vers lui-même. Et cette découverte de lui-même va bouleverser ses rapports à son propre corps et avec ceux des autres.

elle se transforma en serpent ailé et disparut par la fenêtre. Le roi ne revit jamais sa femme.

Roman de Mélusine de Jean d’Arras

datant de la fin du XIVe siècle. (Jean d’Arras et Perret, 1991)

Deux éléments sont importants : la question du territoire d’intimité (le secret, la chambre) et du regard bienfaiteur (amoureux) ou destructeur (jaloux) qui définit une relation morale. L’intimité ne peut se dégager de ces deux dimensions. L’espace de la salle s’associe au temps, le samedi, pour entretenir l’intime et la préparer aux autres jours et lieux. Le regard quant à lui, s’incarne du rapport à l’intimité, bienveillant (par la cécité) mais également intrusif (œil voyeur). Enfreindre la règle du défendu, du proscrit (du non visible, du non accessible, et du secret), entraine la rupture d’un contrat (mariage).

Le regard d’amour se fait protecteur, moins regardant aussi, il construit le lien (l’alliance) et l’enrichit. Préserver l’intime, symbolisé par le secret, sert également à protéger les autres d’une situation d’incompréhension (ici de la malédiction). L’intime obtient sa sécurité à l’issue d’une négociation (acceptation du mari de ne pas voir sa femme le samedi), dans un contrat, dans une délimitation.

La porte de la salle de bain de Mélusine symbolise la frontière. Cependant, elle est dans l’histoire, trouée pour laisser passer l’intrus. De même, la vision fait basculer l’intime dans la morale : le jugement (l’œil). Le convenable d’une situation bascule dans l’inconvenable dans un changement de point de vue. Hans Peter Duerr (Duerr, 1998) décrit l’existence d’une pudeur animée du sentiment de honte qui s’établit dans une opposition entre regardable et non-regardable.

Replacer dans le contexte, cette légende traduit une négociation sociale autour de la morale recherchée à l’époque. La pudeur définit les limites entre l’interdit et l’autorisé sous fond de ce qui est bien ou mal. La honte de Mélusine incarnée par la malédiction, est réactivée par l’œil inquisiteur, qui déséquilibre la honte d’avoir vu pour celle de se mettre à la vue. Cette double honte fait disparaitre le statut d’épouse ainsi que sa féminité, mais également celui d’époux bienheureux. Le déshonneur trouve ici le levier de la construction morale réglant les relations à l’intime et des relations intimes de l’homme et de la femme. La honte nait d’un mal, d’un écart, d’une avidité, confronté

à un contrat négocié qui satisfaisait pour un temps, mais devient insatisfaisant dans un autre.

Mélusine est également une fée bâtisseuse, elle témoigne d’une nécessité de construire des seuils de gestion non seulement des frontières de protection, mais des bases de fondation pour faire exister et prospérer. Figure mythologique, incarnant l’amour entre mortel et personnage surnaturel, cette mère divinité de la fécondité est au centre de la construction du domestique et du quotidien des familles.

Jean Arras dans son Roman de Mélusine retrace une période au travers l’histoire d’une famille qui s’éteint, et donne des éléments d’une politique lignagère et dynastique de l’époque. Cette légende métaphorise des réflexions sur l’imbrication du domestique et des trajectoires sociales dans lesquelles s’inscrit la pudeur.

Mais revenons aux maisons de retraite, « nous sommes dans une dimension

intime, mais également dans la vie partagée. La vie quotidienne des personnes se partage dans des espaces collectifs ». (Marlène, directrice d’établissement). L’espace

privatif s’anime de cette négociation entre l’intime et le collectif. Cependant, la pression extérieure se maintient derrière la porte.

Une confusion des espaces risque de voir le collectif envahir le privé et agresser l’intimité, ou au contraire, à un dévoilement impudique. La gestion des espaces, nous l’avons vu, sert constamment à clarifier, séparer, préserver, et à calmer également ces peurs d’empiètement. De nombreux gestes valident cela : frapper à une porte et attendre l’accord avant de pénétrer, fermer la porte de la salle de bain durant une toilette. Ces gestes du quotidien deviennent des régulateurs, et garantissent les frontières.

Cependant, ce seuil reste poreux, et plus subtilement, la mobilité de certains objets ravive l'équivoque de la situation : un fait personnel raconté à sa collègue en faisant un soin, le gel douche ramené de la chambre voisine car celui de la personne est vide, une chaise apportée de la salle à manger pour remplacer celle cassée de la chambre. Tous ces éléments extérieurs franchissent les portes de l’intime.

6.1.3.2. La nudité face au regard jugeant :

Le corps est soumis aux divers regards : celui de soi, des autres et de la société. Premier contact avec l’extérieur, il devient sujet aux jugements et à l’évaluation. Il se livre au verdict collectif, mais aussi au mauvais œil ou au regard en coin. Il fait l’objet de bonnes ou de mauvaises intentions. Le corps ainsi exposé le rend vulnérable. Et à chaque jugement la personne peut se sentir insultée dans son intégrité corporelle.

« Je me souviens d’une scène où une collègue faisait la toilette d’une dame. La

vision de son gros corps nu … je me souviens … je me suis dis « elle aurait dû la couvrir ». C’est la première vision que j’ai eue. Je trouve qu’un corps nu c’est vulnérable. Je ne crois pas que, c’est pas parce qu’on est vieux, qu’on offre son corps comme cela. Cela doit être terrible. » (Christelle, AS, trente-deux ans d’ancienneté).

Dans ses souvenirs, Christelle lie la vulnérabilité à la nudité corporelle laissée à l’examen. L’action de regarder semble prendre quelque chose à l’autre, une part de sa couverture pudique. Infliger à l’autre de se ressentir regardé, s’apparente à une appropriation de son intimité. Le seuil de pudeur est une limite au-delà de laquelle le corps est atteint. La personne semble ne plus s’appartenir totalement, si cette frontière est abusée et négligée.

Lors de la toilette, la relation s’établit dans une nudité déséquilibrée, la personne nue se trouve en face d’un(e) professionnel(le) blousé(e) et protégé(e). La nudité n’est pas ici réciproque dans cette situation, seuls les sentiments de gêne et de honte en se partageant, nuance cette asymétrie.

« Quand je suis entrée la première fois dans l’intimité d’une personne âgée, j’ai

beaucoup pleuré. Je suis rentrée à la maison et j’ai pleuré. En plus, c’était une dame atteinte d’un cancer ouvert du sternum. » (Doris, AS, vingt-cinq ans d’ancienneté).

L’acte de soin se vit comme un regard porté à l’intérieur de la personne. Le fait de voir le corps ouvert accentue pour Doris l’intrusion.

« Je me rappelle, on m’a demandé de faire la toilette d’une dame et moi, je suis très pudique. Elle était toute nue debout, je ne savais pas où la toucher cela me gênait, cela me gênait de toucher son corps. C’était horrible et cela me faisait de la peine de voir cela. On m’a dit comment il fallait faire et j’y suis allée. » (Mireille, ASH, trente