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LE CHAMP DE LA GERONTOLOGIE

1. Intentions de recherche :

1.3. La maladie d’Alzheimer :

1.3.2. Une atteinte familiale :

Dès le diagnostic, la famille entière se sent touchée. Après la stupeur de l’annonce, la conscience s’élabore par l’agencement narratif d’évènements : anamnèse. La construction d’un récit permet dans le temps de faire correspondre des faits observés en faits vécus et reconnus. Cependant, les négations mnésiques du malade freinent cette mise en histoire, et nier par la même occasion la place de chacun dans cet événement.

La gestion familiale de la trajectoire d’un des leurs malade, est ainsi menacée par cette incapacité à mettre en paroles, et par la suite à mettre en action. L’entourage reste seul dans cette action anamnèse, cette mise en récit l’évènement d’un individu entre dans l’histoire familiale, entrainant dans la même occasion les proches.

Les grands évènements familiaux sollicitent les règles de l’entraide. Décrites par deux sociologues, Martine Segalen et Claudine Attias-Donfut (Attias-Donfut et Segalen, 1998), ces règles construites au sein du système de parenté s’inscrivent et inscrivent une histoire partagée.

La personne atteinte de maladie d’Alzheimer par ces nombreux plongeons rétrogrades (remontées de souvenirs anciens dans la réalité) fait revenir couramment des personnes décédées dans le présent, et n’hésite pas à faire glisser des défunts dans les apparences d’un proche actuel. Les membres de la famille se superposent, se mélangent au grès des ressemblances et des dissonances. Ces associations diachroniques désorientent progressivement l’ordre généalogique et affectent la logique générationnelle. Des filles peuvent être appelées Maman, et des fils pris pour des époux ou des frères décédés. Ces personnes du passé s’invitent dans les générations vivantes, enfreignant l’ordre établi entre les morts et les vivants. Et cette présence des morts inquiète les vivants.

Perturbation des rôles, perturbation des liens, la famille vit frontalement la désorientation d’un de ses membres et s’en trouve désorganisée. L’histoire familiale est en désarroi. Elle ne trouve plus son fil, celui de la filiation.

Reprenant le schéma de l’entraide, la place des grands-parents s’associe à une transmission descendante des services et de l’argent. Pour subvenir aux coûts des hébergements et des soins, les générations descendantes sont sollicitées. Le flux se trouve inversé dans un processus ascendant de charges financières et relationnelles.

Avec l’allongement de la vie, certaines familles se composent de quatre, voire cinq générations, et le système d’aide s’en trouve complexifié. La maladie sème le trouble dans cette organisation et perturbe un équilibre fragilisé par un contexte économique actuel défavorable. Captant goulûment les ressources familiales ainsi que le patrimoine, la chaine de l’entraide familiale est alors perturbée.

La situation de maladie, demande nécessairement un relai pour les affaires de la vie courante. La graduation des troubles implique une présence qui se fait constante

dans un duo aidant-aidé plus soutenu. L’effacement progressif de l’un entraine la présence plus importante de l’autre. Et ce glissement de présences est source de nombreux déplacements d’attentes. Le poids des transferts peut s’alourdir avec le temps pour se transformer en contraintes et en reproches.

De plus, l’idéal familial est mis à l’épreuve au cœur de son mythe (Neuburger, 2003) en désorganisant l’intimité de la parenté. Des sentiments de rancœurs peuvent surgirent face à ce parent qui d’une part ne serait pas exemplaire socialement, et mettrait en perdition plusieurs générations de la famille.

De manière plus intime, quand l’aidant principal (celui qui se trouve dans un contact quotidien avec la personne) est l’épouse ou l’époux, la relation d’aide tend à se conjuguer avec celle de la conjugalité. La maladie les entraine vers un ménage à trois1, la vie de couple est vécue comme prise en otage, et les liens conjugaux se modifient. « La maladie m’a pris mon mari » conclut une bénévole de France Alzheimer lors d’un entretien. Elle lui semblait que la maladie avait enlevé à son mari ses attributs, ceux qui faisaient de lui son mari, ceux qu’elle avait tant aimés.

L’aidant peut être un enfant, un neveu ou une nièce. Classiquement, un enfant est désigné implicitement dans chaque famille comme étant celui ou celle qui accompagnera les parents dans leur vieillissement. Il s’en suit des logiques d’éducation, puis des stratégies matrimoniales et professionnelles qui organiseront la vie de cet enfant dans son devenir de proche aidant. Cet aidant de prédilection, l’enfant désigné selon Jacques Gaucher, se voit le gérant d’un parcours par sa présence continuelle, sa surveillance, sa suppléance. Professeur de psychologie et directeur du centre de recherche : Santé, Individu et Société de Lyon 2, Jacques Gaucher étude les conséquences de la maladie dans la famille. Ainsi, il pointe le rôle accablant de cet enfant mandaté comme un régulateur des perturbations familiales dans la situation de la maladie d’Alzheimer.

Claudine Attias-Donfut parle de génération pivot, ou de sandwich, pour distinguer cette nouvelle catégorie d’aidants qui se retrouve à l’articulation des sollicitations ascendantes et descendantes. Pour ces personnes âgées de 50 à 60 ans et en activité, leur situation devient parfois critique. S’occupant à la fois des petits-enfants, des parents et des beaux-parents dans le grand âge, leurs journées se rythment au grès

1

Témoignages d’aidants http://www.agevillage.com/actualite-4767-1-histoires-de-proches-312-temoignages-3-laureats-felicites-par-eric-emmanuel-schmitt.html

des suppléances pour le bien-être de l’équilibre familial tout en maintenant leurs responsabilités professionnelles.

Dans tous les cas, la personne promue ou élue à ce soutien s’en trouve chargée à un moment de sa vie où personnellement elle doit faire face à ses propres changements1.

La maladie réclame un engagement, une présence de plus en plus régulière. Et le degré d’implication varie en fonction du lien établi avant la maladie. La notion d’aide s’apprend et s’expérimente dans des situations relationnelles où l’on donne et dans celles où l’on reçoit.

Aujourd’hui, le concept d’aidant familial, de proche aidant ou encore d’aidant

naturel fait son apparition dans le champ professionnel et procure un nouveau statut à

certains membres de la famille. Mis en valeur ou pris à défaut, les proches et les familiers ont du mal à se reconnaitre dans ces désignations. S’ils sont conscients de leur rôle, ils ne l’envisagent qu’au sein d’un système privé et non dans un statut social.

Dans mes expériences professionnelles, j’ai rarement rencontré des familles souhaitant se dédouaner de cette fonction de soutien, quand elle existait préalablement dans la dynamique familiale. J’ai davantage croisé des familles qui ne savaient plus comment l’ajuster à la situation. L’enfant, l’épouse ou l’époux se sentent confus dans des relations qui se superposent, et se sentent dépossédés d’une fonction dont ils étaient dépositaires. Troublés et épuisés, ils se perdent et s’isolent pour se protéger des jugements extérieurs, ils se mettent à l’abri des recommandations bien intentionnées, mais souvent inadaptées. Leur santé se fragilise. Se sentant incompétents, ils deviennent vulnérables, et c’est dans l’échec et l’épuisement que se réalise la demande d’entrée en établissement.

L’appel au professionnel se fait quand l’entourage ne trouve plus de ressource pour faire face et surmonter les bouleversements de la maladie. L’accueil permanent se règle dans la culpabilité. L’urgence réclame un déplacement de la maladie dans des mains professionnelles, et non un placement2 de la personne elle-même. Le souhait ressemblerait à celui d’une prise à charge du débordement pathogène et d’une prise en

soin de la détresse humaine qui l’entoure.

1 Vers 50 ans : départ des enfants du foyer, pour les femmes début de la ménopause, modifications corporelles, crise du milieu de vie. 70/80 ans : avancée en âge, santé fragile, pertes successives.

Chaque soir et chaque week-end, M P venait dans une unité protégée, aux moments des repas pour les passer avec sa femme et ceci jusqu’à son décès. Ainsi, il conservait sa place auprès d’elle, dans un cadre institutionnel1.

Cette situation de soutien familial face aux troubles de la maladie est vécue comme une mission impossible et redoutée.