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LE CHAMP DE LA GERONTOLOGIE

3. Mise en enquête :

3.3. Déroulement de la recherche :

3.3.3. Les biais d’enquête :

3.3.3.1. Chercheuse ou professionnelle :

Ma filiation soignante a été dans un premier temps un argument facilitateur d’intégration et d’arguments pour les recommandations. Effectivement, mon vécu professionnel m’assurait d’une certaine socialisation du métier, qui rassurait d’un éventuel désordre et réduisait ainsi la charge supplémentaire lors de l’arrivée d’une novice. Cependant, la situation s’est avérée plus complexe une fois sur le terrain. Mêlant méconnaissances de la place du chercheur (qui plus est en anthropologie) et questionnement autour de mes motivations professionnelles, le « que cherchez-vous ? », prenait alors un double sens.

Cette interrogation rappelle les rapports complexes entre un acteur de terrain et un chercheur sur un terrain, que l’absence de contractualisation ne pouvait éclairer. Cette situation de vacuité statuaire a favorisé des tentatives de conversion. J’ai été sujette aux tensions relevant, selon Georges Devereux des rôles complémentaires proposés et assignées, dans lesquels j’aurais pu être tentée de m’incorporer (Devereux, 2012).

Par voie de conséquence, j’ai été au centre de nombreux tiraillement allant d’une récupération de la part de certains soignant(e)s pour œuvrer en faveur de leur cause, à une conversion de groupe de direction pour rejoindre l’équipe. Toute personne en institution est impliquée dans des missions opératoires, et le fait de rester sur une position exploratoire suscitait une violence pour l’institution. La direction de Rosaire dépensait une énergie considérable pour me faire entrer dans leur logique statutaire : allant jusqu’à me proposer le poste de psychologue qui se libérait, pour ensuite revenir sur cette suggestion.

Cette situation peu confortable rejoint la question de Benjamin Derbez à savoir,

négocier un terrain hospitalier (Derbez, 2010). Pour ce chercheur en sociologie, le

terme de réussite reste pour moi une énigme. Car la vacance contractuelle a généré des restrictions certes, mais a entrainé des stratégies de maintien sur le terrain, particulièrement significatives pour ma problématique en terme de places laissées et tenues, et de modalités de manipulation.

Ainsi, je suis passée de l’étudiante en sciences sociales présentée comme chercheuse confirmée par la direction, en agent de la DDAS aux yeux de certains soignants. De même, avec le temps, ma place s’est transformée de stagiaire en psychologie en agent bénévole d’animation. Et en fonction de ces différents statuts projetés et du rôle complémentaire donné, différentes informations m’étaient livrées.

Par contre, c’est dans une posture de témoin figé et muselé que j’ai observé la pratique à Feuillage. La durée de l’enquête m’imposa une place restreinte. Centrée et concentrée par la réduction, j’ai pris conscience de l’intensité des échanges et de leur richesse, mais également de la rareté et la préciosité de la dimension relationnelle du temps.

L’aspect statuaire de la recherche peut éviter certains déboires, et m’aurait écartée de quelques malentendus avec les institutions accueillantes. Le statut est un facteur déterminant, l’étude et l’analyse du cas d’Agnès par Harold Garfinkel ne pouvait être réalisée en dehors de la relation induite par son rôle de thérapeute (Garfinkel, 2007, p. 206). Ma position était tout autre, c’est du côté de l’apprenante que des choses m’ont été données à observer, à ressentir et à entendre.

Cette condition a trouvé un écho dans l’équipe des ASH et AS. Ma présence auprès d’elles m’ouvrait à leurs gestes, à leurs pratiques et à leur quotidien, et en même temps me rendait sensible à leur appel d’alliance et d’appartenance. J’ai découvert l’appel solidaire du manquement, de l’urgence, et de l’angoisse de ne pas s’en sortir ; tout en étant témoin d’une rivalité orchestrée par la valeur des tâches effectuées.

3.3.3.2. La compatibilité :

La notion de compatibilité éclaire sur la nature qui a servi de tremplin à la recherche, à savoir la présence d’éléments invariants entre le terrain et ma configuration personnelle. Le choix du sujet, je ne peux le nier, a été influencé par mes expériences antérieures en maison de retraite. Je n’étais donc pas neutre au regard du parcours

expliqué au 1er chapitre1. L’idéalisation de la relation à la personne âgée a construit une orientation subjective entrainant une véritable attraction et/ou adhésion aveugle. Cet attachement au sujet, a alimenté de multitudes projections, croyances et espérances qui faisaient obstacle à la démarche comparative.

Un second élément vient également influencer ce travail, mon appartenance féminine. Les entretiens se sont réalisés à Rosaire auprès de personnes de ma génération. Leur attente d’approbation à mon égard a par ailleurs accentué cette liaison solidaire éprouvée envers une profession à majorité féminine.

« Le sentiment du « Nous » et de celui du « Ils » représentent tous deux des réactions de contre-transferts, dont les effets parfois nuisibles et déformants peuvent être minimisés par un examen minutieux de nos propres réactions, en termes de « Nous » et de « Ils », à l’égard d’un groupe et par un alliage habile des deux (et non simplement par une oscillation entre ces deux types de réactions) afin de mettre en relief tant les différences que les similitudes entre le groupe étudié et le chercheur qui étudie. » (Devereux, 2012, p. 321).

Si je transpose le Ils de Georges Devereux, en Elles dans un milieu féminin, qu’éveille cette recommandation ?

Mon appartenance féminine a facilité mon inclusion, et cette coopération tacite m’a intégrée dans des manières de parler des soignantes : par l’usage d’un vocabulaire allusif et d’insinuation. Ces formes d’expressions sont nombreuses et révélatrices d’une certaine forme d’engagement relatif, avec une manière d’être niable dès que les critères se renversent. Cette situation alimenterait ou s’alimenterait-elle de l’image de la place du soignant : être là, très près, mais sans pour autant prédominer ; être là, sans pour autant être responsable de la situation ?

C’est également une position qui favorise le retrait, et à tout moment, aux yeux des autres, on n’est pas tenue de faire face. Ce type langagier caractériserait-il une présence contrainte qui trouve une échappatoire dans la réserve et dans l’invisibilité ?

Deuxième constat : le « nous » se nuance au fil des données recueillies en une variété de « je », qui se distingue. Des affiliations et des alliances se construisent et se déconstruisent à mesure des connaissances, non dans une oscillation, mais dans une

coprésence. Le plus troublant a été de constater que la particularité et l’unité paraissaient quand le sentiment d’atteinte à l’intégrité pointait. Je fais donc ici l’hypothèse que plus les seuils d’intimité sont repoussés, plus les systèmes transférentiels et d’identification sont importants jusqu’à éprouver une sensation de compatibilité adhésive et globale. Un resserrement sur une unanimité unificatrice semblerait exister dès lors que les transgressions de l’intime et le manque de reconnaissance sont perçus comme devenant une menace pour la dignité humaine et pour soi-même.

De plus, j’ai constaté, avec regret je l’avoue, que peu de revendications de parité étaient évoquées de la part des équipes. Ce domaine apparait comme un espace de femmes, dans lequel elles s’organisent, rivalisent, s’équilibrent. Une stabilité se vivait loin des conflits de genre. La question du genre est plus visible du côté des résidents, mais cette majorité féminine tient ce différentiel à l’écart des discussions.

Pour finir sur cette notion de compatibilité, je dois dire qu’à aucun moment je n’ai et je n’ai eu, la possibilité de faire moi-même une toilette intégrale ou intime. J’ai participé avec un professionnel à l’habillage, à la toilette générale, à l’accompagnement de la vie quotidienne. Cette place mitoyenne s’est définie spontanément sans soulever de leur part, ni de la mienne, d’interrogations. Je ne sentais aucunement exclue de leurs actions, mais à côté d’elles. Le professionnel restait maître de ces gestes de soin et de certains actes. Ma position d’apprenante y a surement contribué.

Différents types d’engagements se vivaient et venaient à chaque moment éclairer le sujet. De cette situation, la présence dans l’intimité m’est apparue plus large. Il n’était plus seulement question de zones intimes, mais de relations à l’intime. Ici, le geste ne se rapportait pas uniquement à une action localisée, mais une attitude vis-à-vis de la situation.

3.3.3.3. Le hors cadre ou le hors-jeu :

Cette situation de vacance statutaire et de compatibilité en mouvement a été anxiogène. Ne sachant pas comment m’associer, je me gardais bien de déranger. Et cette situation de gestion de la gêne est devenue un élément important dans mon parcours méthodologie.

De plus, ces nombreux obstacles et biais m’ont contrainte à une tractation permanente et tacite autour de compromis, de conciliations, de stratégies de contournement et de temporisation. Mes mouvements étaient dépendants de ce que l’on voulait bien me laisser faire, voir, entendre, et peut-être comprendre.

Cette disposition fluctuante à première vue, a révélé au contraire une forte mobilité cognitive frôlant parfois la dispersion. Je ne peux nier l’influence de cette proximité avec les troubles Alzheimer, qui exaspèrent les angoisses, et créent des dysfonctionnements praxiques et cognitifs.

J’étais embarquée dans un transfert confusionnel avec l’ensemble du milieu qui affaiblissait le déroulement d’enquête, tout en révélant le sujet. Marqué par de nombreuses digressions, mon fouillis, et mon entassement d’éléments disparates tout au long de la recherche, traduisaient une effervescence cognitive brute que je ne pouvais utiliser sur le moment tant ma situation gênante m’éloignait de l’analyse.

À cette dispersion, il en est suivi une frénésie de liens afin de trouver une cohérence face à ce désordre envahissant. Le déroulement de digressions permanentes, a mis à l’épreuve la fonction compensatrice qu’il m’a fallu apprivoiser et comprendre dans le cadre de mon sujet de recherche. Cette conscience flottante, laissant court à une imagination créative. A-t-elle permis d’approcher les situations de tabous liés à l’intimité de la maladie, rejoignant ainsi l’aspect fantasmatique et d’euphémisation décrite par Louis Vincent Thomas en réaction à la mort1 ?

Ces détours se sont révélés être des moments de résistances aussi, face à un contexte de violence symbolique qui laissait peu de place à la recherche. Mon attitude de malléabilité2 m’écartait des influences patentes d’attractions et des fixations diverses et variées des savoirs dominants. Les déformations sont des processus protecteurs, mais également révélateurs des enjeux qui s’y affrontent.

J’ai compris l’incontournable réaction d’évitement, non seulement en terme de déni défensif ou d’une fuite offensive, mais également sous l’angle d’un espace d’apaisement recherché dans une situation insupportable, et d’un positionnement transitionnel de compréhension.

1 Citation p. 186.

2 L’apport du concept de médium malléable, développé par René Roussillon à la suite de Marion Milner, permet de déclencher une situation dans laquelle les règles de conduites sont abolies et peuvent se (re) contractualiser dans une élaboration nouvelle.

La gêne déclenche des stratégies de protection ; mais est aussi un vecteur d’alerte et de vigilance face à sujet qui ne peut se traiter frontalement.