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L’INTIME DU QUOTIDIEN INSTITUTIONNEL

5. Professionnel du quotidien :

5.3. La juste place :

5.3.2. L’habit ou le refuge du sujet :

Se vêtir, se laver, se farder relèvent des activités de cette préparation. Pour un (je) jeu social, nous mettons nos habits au même titre que nos habitudes, pour habiter le monde par ses codes et ses cohérences. Dans une analyse psycho-dynamique, le vêtement pare la peau d’une enveloppe qui sert à la protection, à l’expression et à l’appartenance.

Dans ce contexte, le choix du vêtement devient un acte d’engagement individuel entre soi et les autres, et incite à des types de rapports. Choisir pour autrui, l’engagerait-il dans une direction intentionnelle ?

S’il est vrai que parfois certaines personnes malades apparaissent dans des accoutrements inappropriés, j’ai surtout croisé des femmes et des hommes qui me donnaient l’impression de se tenir dans leurs vêtements. Peu importe la couleur, la texture, dans leurs vêtements ils avaient une prestance, une tenue, une présence qui s’affirmaient.

Mme D (personne souffrant de troubles Alzheimer) recherchait-elle la sécurité sous ses deux robes et ses trois gilets ou s’isolait-elle pour éviter des contacts froids et glaciaux ? Tout comme l’AS dans sa blouse, le vêtement devient le miroir de l’état individuel face à un engagement relationnel qui se propose.

Didier Anzieu à travers son ouvrage le Moi-Peau (1985), m’amène à penser quatre fonctions de la peau, que je trouve intéressantes de relier à l’habit.

La fonction de maintenance correspond au holding de Winnicott. Cette manière de porter soutient le psychisme dans une reliaison contenue de l’esprit et du corps. Est-ce Est-cette fonction qui permet à Mme T. d’avoir Est-cette posture particulière ?

La fonction de handling, est le processus de manipulation et de traitement des rapports. Elle délimite des espaces de spatialité corporelle interne par contacts. Étreignant la peau, elle s’active de sensations qui délimitent et font ressentir l’intérieur. Ainsi les divers types de toucher (frottage, claquage, …) ne produisent pas la même conscience corporelle.

La fonction par-excitation, consiste quant à elle, à contrôler les stimulations externes. Cette fonction s’efface dans la maladie d’Alzheimer, alors l’habit peut

partiellement remplacer ce rôle protecteur et réducteur face aux différentes sources de stimulations extérieures.

Et pour finir, la fonction d’individuation participe au processus du sentiment d’exister par rapport aux autres et avec les autres, à partir du mode de la présentation. L’habit devient un apparat de cette présence corporelle, un object-presenting (Winnicott, 1971, p. 204) construit et dicté par les règles de décence et de tenue sociale1.

5.3.2.1. La blouse :

L’usage de la blouse s’inscrit dans une codification professionnelle (couleur et forme). Le vêtement professionnel doit être pratique et robuste. Le qualificatif confortable n’est pas intrinsèque, et certaines soignantes déplorent le manque d’ajustement et d’esthétisme. Car très grand ou trop serré, le pantalon ne met pas la personne à son avantage.

La blouse est l’élément ostentatoire du système codifié du domaine médical. Elle sert à identifier l’organisation des rôles et des statuts, et à renseigner sur les modalités relationnelles sous-jacentes. Le corps individuel en s’habillant de la blouse se professionnalise, il s’assigne à une hiérarchie professionnelle et à une reconnaissance d’appartenance. De plus, la tenue professionnelle camoufle les émotions, comme elle cache et unifie les formes personnelles du corps. Le soignant se pare d’une apparence et d’une stature professionnelle.

Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, ces systèmes de codifications s’étiolent dans une mémoire sémantique en faillite. Pour ces personnes, la blouse rompt avec sa signification soignante, mais garde une valeur statutaire de l’uniforme qui distancie les émotions.

Sans lien, ni avec le soin, ni avec la personnalité et les émotions du porteur (euse) de blouse, ce vêtement renvoie à un mur d’incompréhension où les rapports sont restreints. Mme A avait passé son enfance dans un pensionnat, et les blouses lui faisaient revivre cette époque d’internat, remplie de souvenirs de peur, elle manifestait pour les soignants de la retenue et de la méfiance.

Du côté des soignants, la blouse peut servir de frontière, une forme de séparation

P : Non pas petits, mais fragiles. J’en mets deux, car si cela se déchire. Je ne peux pas faire les toilettes avec les mains nues. Je dois protéger mes mains. » (Patrick, AS,

remplaçant)

Il remet une paire de gant quand il doit faire un acte de soin. Lui demandant si cela s’était déjà produit (les gants qui se déchirent) « jamais » me répond-il. Le sentiment de danger se trouve dans ce qualificatif très fragile donné à la qualité du gant. Nous sommes ici dans une logique des supposés où l’entendement relève des appréhensions de l’action. Patrick était infirmier en chirurgie au Congo, il était formé dans un contexte qui l’amenait à considérer le soin dans une prévention à l’infection. Le port du gant faisait totalement partie de sa représentation sécuritaire des missions de soignant. La contagion rejoint ainsi la contanination.

Semblables à la blouse, les gants sont des signifiants du métier. Signes de professionnalisme, et loin d’être anodins, ils sont porteurs d’influences dans ce contact direct avec la peau.

« Si je me mets à la place du résident, que l’on me touche avec ou sans gant, c’est pareil : on me touche. Le port du gant, c’est plus (davantage) pour se protéger, et non pour mettre une distance, car on a toujours quelque chose entre : le gant de toilette ou une serviette. Effectivement, pour le résident cela peut être signe de dégoût. Car quand on porte des gants, c’est parce qu’il y a des selles. Là, c’est pour se protéger et non pour mettre de la distance entre lui et nous. (…). Je pense qu’ils préfèrent (les établissements de formation) que l’on dise que l’on n’a pas porté de gants durant toute la toilette que dire que l’on l’a fait car cela nous dégoûte. C’est plus par dégoût et par rejet.» (Solange, élève en 1ère année d’infirmière)

Pour Solange le gant comme la serviette, ne changent en rien la situation du toucher professionnel justifié par la situation de soin. Les gants sont des outils intermédiaires où l’acte technique est souscrit à un pré requis contextuel. Le gant traduit là, la particularité de la situation qui légitime également le contact.

Si pour Solange le port des gants est un acte réfléchi et professionnel, elle admet qu’il peut indiquer du dégoût et du rejet. Cependant, ces réactions sont inappropriées et inavouables dans le milieu médical1.

Les formations du sanitaire et du social préconisent le port systématique des gants, tandis que les nouvelles approches relationnelles limitent son usage à certaines situations.

5.3.2.3. Le vêtement comme lien :

Un des thèmes les plus délicats avec les familles porte sur l’entretien du linge. Le lavage collectif abime le linge, il est recommandé que le linge soit costaud. En conséquence, comme les blouses professionnelles, le vêtement doit « tenir bon » dans cet environnement de soin qui nécessite des lavages intensifs à haute température, et qui est animé de manipulations tendues (thème développé précédemment). Ces recommandations sont reprises dans le dossier d’entrée en maison de retraite sur le feuillet-trousseau. Pour éviter la lingerie, quelques stratégies personnelles se déploient rapidement. Le lavage des vêtements délicats, ou du petit-linge se fait à la main, marginalement dans les salles de bains individuelles.

De plus, la gestion du linge fait souvent l’objet de discordes avec les familles. Par exemple, Mme T, aujourd’hui décédée, était d’origine italienne, elle vivait en maison de retraite, car depuis quelques années, elle et sa mémoire vagabondaient, et pour être plus sereins ses fils l’avaient installée en établissement. Déménagement d’autant plus accepté qu’un de ses fils venait quotidiennement lui rendre visite, et ils passaient de longs moments en promenade. Ce qu’elle aimait particulièrement c’était la sortie hebdomadaire au restaurant en sa compagnie.

L’armoire de Mme T était remplie de chemisiers de différentes couleurs, mais elle affectionnait particulièrement ceux de couleur blanche. Avec son port de tête 1 et ses lèvres enduites de rouge, elle était d’une prestance remarquable. Malheureusement, avec la maladie, ses gestes se faisaient moins précis, et ses chemisiers n’étaient pas toujours d’un blanc impeccable. Ces traces sur ses vêtements n’entachaient en rien sa posture, toujours droite et avenante ; cependant, un vendredi son fils furieux, accusa le personnel de négligence, et exigea qu’elle soit changée sur le champ. De leur côté, les soignants évoquaient le respect des choix de Mme T. Effectivement elle aimait porter ce chemisier et délaissait les autres, les nouveaux ; car oubliant que son fils les lui avait offerts, elle refusait de les mettre pensant qu’ils appartenaient à quelqu’un d’autre. Toute une négociation avait été nécessaire pour qu’enfin ils partent ensemble au

restaurant. Le nouveau chemisier fleuri sur le dos, Mme T sortait souriante au bras de son fils. En rentrant, elle enfila son chemisier blanc.

Probablement, Mme T était incapable de choisir un nouveau chemisier (trouble de la fonction cognitive), mais par contre elle choisissait sciemment celui de couleur blanche (mémoire affective). La capacité de choix avec la maladie d’Alzheimer se complique avec les facultés d’actualisation qui défaillent. Pour les personnes souffrantes, la sélection se réalise en fonction d’éléments relevant d’un passé. Les oublis, et les plongées rétrogrades les amènent à des raisonnements décalés des situations actuelles, mais ancrées dans l’ancien temps.

Cependant, il n’en est pas moins que le chemisier est en lien étroit et concret dans l’histoire de Mme T, et qu’il est aujourd’hui un élément important dans la relation avec son fils. La mémoire longue reste dans les mailles du textile, et le vêtement maintient des liens avec les souvenirs et les personnes.

Si le vêtement apparait important dans le maintien de l’identité de la personne, arrêtons-nous un moment sur le fonctionnement de la lingerie. Comment intègre-t-il l’impact relationnel du vêtement ? La lingère de Rosaire m’informe que la lingerie était investie par les familles à la recherche d’une veste, d’une robe ou d’un mouchoir, et qu’aujourd’hui heureusement, elle est fermée quand elle n’est pas là.

Longtemps laissée ouverte, les familles y pénétraient le week-end, accompagnées d’un membre du personnel. Le sentiment d’intrusion et de dérangement déploré par la lingère a contribué sa fermeture en dehors de ses horaires de travail.

Le service de lingerie est récent. Dans les congrégations, comme à Rosaire, l’entretien des vêtements était laissé aux familles, seuls les draps étaient envoyés en blanchisseries, et le linge de l’établissement lave sur place. Progressivement, les familles se sont retrouvées dégagées de certaines fonctions, et de facto se sentent repoussées aux portes de l’organisation. La gestion du linge se trouve écarté de son caractère familier. Et peu à peu le rôle du trousseau, l’objet représentant l’histoire familiale, se voit désinvestie pour des vêtements adaptés et sécurisés, commandés de surcroît par les professionnels.

Tout le système d’entretien et de nettoyage a évolué, il s’est professionnalisé en s’insérant dans les logiques sanitaires des projets d’établissement médico-sociaux.