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LE CHAMP DE LA GERONTOLOGIE

2. Orientations de recherche :

2.1. Une situation de troubles :

2.1.1. L’absence et l’incertitude :

Au premier oubli, le spectre de la maladie d’Alzheimer apparaît. La mémoire est créatrice et génitrice de nos pensées et de nos actes, et elle permet de concevoir le monde et de s’y mouvoir en temps et en lieux. Mémoire gardienne du temps et de l’espace, la personne qui s’en trouve dépourvue est plongée dans une multitude de choses et de faits sans lien, sans contexte, sans histoire. Elle se sent devenir aveugle et sourde au sens des choses, et elle se sent projetée dans une absence au monde qu’elle ne peut maitriser.

2.1.1.1. La prosopagnosie :

La prosopagnosie, ce trouble de la reconnaissance des visages familiers, inquiète les membres de la famille qui sont terrifiés à l’idée de devenir des étrangers aux yeux du proche malade avec lequel ils ont tissé des liens. Les soignants également ressentent cette peur d’être oubliés : le « comment je m’appelle » répété chaque jour par la personne de l’accueil de jour, exprime cette angoisse de ne plus être repérée. Cette peur de disparaître et d’être nié alimente un combat contre l’oubli, que de multiples activités cognitives tentent désespérément de ralentir.

En simultané de ce trouble de reconnaissance, le malade se dérobe aux yeux de ses proches, « je ne reconnaissais plus ma mère ». (Paroles de bénévole de l’association France Alzheimer, recueillies durant la recherche sur les besoins et les demandes des familles lors de permanences). L’absence se vit ici dans les deux sens.

« Mon mari était cadre supérieur dans le bâtiment, il avait une vie sociale très développée avec beaucoup de charisme. Avec la maladie, il a vu ses repères s’étioler et ce n’était plus le même, ce n’était plus lui du tout. Le regard des autres sur lui a également changé. Lui-même n’avait plus le même regard. Lui qui avait un regard présent, il avait avec la maladie un regard perdu. Ce qui est typique dans cette maladie, c’est qu’au lieu d’être à côté de moi, il était toujours en retrait. Il était juste un peu derrière moi, car il devait m’avoir toujours dans sa ligne de mire, j’étais son repère, son cap. Il était derrière moi pour ne pas me perdre. C’était épuisant et très stressant pour moi. » (Témoignage d’une bénévole de l’Association France Alzheimer).

Le système de reconnaissance décroit dans l’effacement progressif du regard mutuel.

La prunelle des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer s’opacifie d’une manière très particulière. Physiologiquement, des modifications de la perception visuelle amène une vision dite en tunnel. De plus, les moments d’errance cognitive transportent la personne dans un état de rêverie, lui donnant un regard vide, un air ailleurs, un regard nébuleux. Les formations sanitaires préconisent l’accroche optique (saisissement par la vue) pour créer la relation qui, ici, s’en trouve perturbée.

Le témoignage ci-dessus, évoque cette altération. Et privée de ces repères spatiaux, la personne développe le syndrome de Godot1. Le malade suit pas à pas, légèrement en arrière, une autre personne qui lui sert de guide. Sans elle, il se sent perdu. Par peur, il suit de manière rapprochée ce repère tant visuel qu’affectif, afin de le maintenir dans son champ de perception optique et/ou tactile.

Le sentiment de disparaître se vit au détriment d’une proximité adhésive et envahissante, qui vient perturber l’effet miroir développé par Lacan. Le procédé d’identification permet d’affirmer et de réaffirmer son identité tout au long de la vie dans une distance suffisante à la transformation du miroitement. Ce trouble du reflet laisse les aidants sans aucun retour identitaire ni pour eux, ni pour l’autre.

Dans le témoignage ci-dessus, le souvenir de la vie conjugale s’efface à mesure de l’absence de regard sur la position d’épouse. Cette femme ressent de la privation, « la maladie m’a volé mon mari » conclue-t-elle. La maladie lui a fait perdre de vue sa relation conjugale. De même, sa réalité d’épouse s’efface à mesure que s’éteint l’image réfléchissante de l’amante pour celle de l’aidante.

Cependant, au-delà de ce trouble de type prosopagnosie, le contact laisse une sensation de connaissance suspendue. Comme le mot qui reste sur le bout de la langue, le reflet persiste dans le flou, une forme invisible est ressentie. « Je ne sais plus votre

nom, mais vous êtes la personne avec qui on passe de bons moments », me dit un jour

une dame qui venait régulièrement aux ateliers. L’incertitude sur l’identification fait place à une conscience opaque d’un temps passé vécu. Un pressenti laisse penser à la présence d’un post-senti, si je peux dire, qui fait perdurer une sensation de familiarité. Mon visage ne lui était pas inconnu, mais rien ne lui permettait de me donner un nom. Je lui étais simplement familière. La mémoire a perdu ses repères visuels de connaissance et de reconnaissance, mais une qualité représentationnelle semble être gardée dans des traces émotionnelles et affectives. Une densité sensorielle existerait-elle ? Et comment serait-existerait-elle un facteur de perception ?

2.1.1.2. L’anosognosie :

Le matin, à ma question « comment allez-vous ? », M C (résident d’une maison de retraite) répondait : « je ne sais pas, mais j’ai l’impression de ne pas aller bien.

1

En référence à la pièce de théâtre En attendant Godot écrite en 1948 par l’existentialiste Samuel Beckett.

Pourtant je n’ai pas mal, tout semble fonctionner. Il y a quelque chose, mais je ne sais pas quoi ». Les personnes elles-mêmes sont dans l’incapacité de nommer leurs

malaises. Seuls l’entourage et les contextes environnants leur rappellent leur situation. Elles souffrent d’anosognosie, elles oublient qu’elles oublient. Sans plainte rationnelle, sans symptôme corporel visible, la maladie se glisse insidieusement sans signe, sans argument, sans réalité pour la personne malade.

L’absence de conscience de la maladie explique l’absence de plainte de la part du malade. Dans un processus médical, la plainte conduit au statut de souffrant. Sans elle, ce phénomène rend ardu le diagnostic basé sur du déclaratif. Uniquement l’entourage est en mesure de solliciter une consultation médicale au regard de certains comportements qui alertent en les impactant ou les blessant. C’est par les malaises des aidants que le malade est amené à consulter.

Le diagnostic conduit au processus d’abréaction, terme psychanalytique qui désigne la réduction de la tension par l’expression de sentiments. Effectivement, se sentir malade est d’abord une expérience intime, et lorsque la perception corporelle rencontre la verbalisation, la conscience inscrit un vécu sensoriel dans une réalité objectivée. Cependant, le trouble d’anosognosie rend impossible ce processus, et la détente par abréaction est compromise. Les tensions s’accumulent corporellement, provoquant des rétractations importantes et visibles dans l’évolution de la maladie. Par contre, le fait de poser un mot sur les troubles projette les proches dans un parcours d’aidants libérant ou augmentant des tensions.

La pose du diagnostic déclenche le point de départ pour l’anamnèse. En créant des souvenirs, la maladie prend corps dans une histoire individuelle, mais également collective. Lors d’une séance MEs MOts1, une dame, fille d’une personne malade, demande à une autre participante malade « à partir de quand avez-vous su que vous

étiez malade ? », cette dame de 74 ans, malade depuis 5 ans, répond « quand on me l’a diagnostiquée ». Le diagnostic pose la personne en tant que malade. Et cette réponse

fait écho à l’interrogation d’une dame en institution « pourquoi je suis là, je ne suis pas

malade ! ». Ce trouble prive la personne de la mise en conscience de son propre vécu.

1

Bistrot Mémoire créé en 2014 par l’association Art’Âge et Alchim’Aide, dans un bar-restaurant d’une petite commune de l’Isère.

Pour la personne souffrant de la maladie d’Alzheimer, elle n’oublie pas les choses ou les évènements, ils n’ont tout simplement jamais existé pour elle. On ne peut oublier que les choses dont on se souvient. Sans le souvenir de ce qui a été, on ne peut oublier.

Si la vieillesse déterre les souvenirs anciens pour une rétrospection, la maladie d’Alzheimer rend aléatoire ce travail rétrospectif par les souvenirs, et le chemin élaborateur du vieillissement, tel qu’il est présenté en psychologie, devient irréalisable.

Absence de pensée, absence de mémoire, absence de mot, absence de communication … cette série d’absences attribue à la personne l’état de non-existence1. Mais les souvenirs s’effacent-ils de la mémoire sans laisser de trace, ni d’empreinte ?