• Aucun résultat trouvé

Traitement lexicographique et représentation idéologique

3. L’interdiction lexicographique

3.1. Un aperçu de la situation de l’interdiction lexicographique

La lexicographie en tant que discipline de confection du dictionnaire s’est construite, au fil du temps, des règlementations ainsi que des directives auxquelles devrait obéir « tout » dictionnaire. Citons, à titre d’exemple : l’organisation quasiment « invariable d’un dictionnaire à un autre »1, l’enchainement alphabétique de la macrostructure, l’ordre selon lequel sont déposées les informations que contient l’article dictionnairique ou la microstructure (ces éléments ont été développés avec plus d’explicitation dans la première partie de notre travail). Ces éléments et bien d’autres alors, ont été tracés en fonction de critères « historiques extralinguistiques » et auxquels est soumis le lexicographe. De ce fait, cet auteur du dictionnaire devient l’auteur type pour ses lecteurs (peuvent être toute la société ou toute personne consultant le dictionnaire) qui reproduisent fidèlement ses énoncés.

Autrement dit, les locuteurs s’identifient, en quelque sorte, au lexicographe car, ils le considèrent « le sujet parlant idéal : les réponses fournies sont des « oracles » de la communauté culturelle »2. De par sa manifestation en anonymat, le lexicographe constitue ainsi, le responsable normatif du dictionnaire ; précisément du fait linguistique. Suite à ce principe d’admission (par rapport au statut du lexicographe au sein de la société), on pourrait concevoir que l’interdiction lexicographique « est institutionnelle sans choquer le moins du monde la conscience populaire »3. Seulement, on ne rend pas évidemment compte de toutes les diverses représentations socioculturelles effectuées par les réalités linguistiques de la communauté « francophone » que le lexicographe tend à servir.

Ainsi, le discours qui caractérise la macrostructure du dictionnaire sous-entend un discours « idéologique dirigiste ». Celui-ci s’appuie sur le principe de la conscience et de la régularité, mais qui sont considérées parfois comme étant une « véritable répression linguistique »4. Nous signalons, par conséquence, que la mission du dictionnaire n’est pas aussi facile à accomplir. Etant donné que cet ouvrage doit, en même temps, prescrire la norme idéale tout en prenant en considération les circonstances historiques ainsi que sociales de la communauté à laquelle il s’adresse, mais il est censé également, (selon son règlement) d’assiéger la liberté à son accès vis-à-vis de quelques unités lexicales. En effet ; lors du

1 BOULANGER Jean-Claude, aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, Op. cit., p.8.

2 DUBOIS Jean et Claude, Op. cit., P.49.

3 BOULANGER Jean-Claude, aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, Op. cit., p.11.

4 Ibid.

132

traitement de sa microstructure, le dictionnaire trie ses entrées et interdit ainsi, à une diversité de catégories de mots de faire partie de sa nomenclature. Nous précisons que « Les terminologismes, les néologismes, les régionalismes, les emprunts (xénismes et pérégrinismes), les vulgarismes et maintes autres catégories de mots bannissables font partie à des degrés variables des exclus lexicographiques. »1.

Cependant, l’interdiction au niveau du discours lexicographique ne signifie pas qu’elle l’est forcément au niveau du discours personnel. C'est-à-dire que nous pouvons facilement percevoir qu’une grande partie (si ce n’est pas la totalité) de ces interdits est fréquemment utilisée par les locuteurs francophones. C’est pourquoi (et en s’appuyant sur une telle réalité), nous nous intéressons, dans notre travail, à la question de la néologie, de terminologie et même des français régionaux et leur insertion/éloignement au sein de la microstructure du dictionnaire. D’ailleurs, J-C Boulanger constate que « l’étude et la défense de ces « demi-civilisés » lexicographiques permettraient sans doute d’amorcer de nouvelles recherches en lexicographie contemporaine »2.

3.2. Définition de l’interdiction lexicographique

Avant d’entamer la définition de l’interdiction lexicographique, il serait préférable d’éclaircir la notion d’interdiction. Cette dernière, dans son sens général, renvoie à tout ce qui n’est pas permis de faire. L’interdiction est conçue alors, sous une forme juridique et légale, en tant que législation qui prive les individus d’exercer quelques activités dans le but de protéger la société. Dans le domaine anthropologique, l’interdiction « pose et définit les limites non transgressables ; s’il passe outre, l’individu n’est plus dans l’ordre soutenu par le groupe social. »3. En réalité, quelque soit la forme de l’interdiction, sa finalité demeure commune : celle de régner la stabilité systématique sous laquelle on vit dans chaque société.

Ainsi, l’interdiction, de par sa conception dans le domaine anthropologique, s’approche remarquablement de celle qu’on présente dans le domaine lexicographique puisque le dictionnaire n’est finalement qu’« un nouvel objet anthropologique par excellence »4.

Dans son aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, Jean-Claude Boulanger définit l’interdiction lexicographique comme suite : « l’ensemble des procédés utilisés pour écarter, bloquer, censurer, stigmatiser et modeler l’enregistrement de

1 Ibid.

2 Ibid. p. 12.

3 Ibid. p. 13.

4 Ibid. p. 14.

133

certaines catégories de mots usuels ou de leurs emplois dans les dictionnaires en vue de respecter une norme culturelle conforme à l’idéologie d’une classe sociale dominante à un moment donné »1. De cette définition, nous retenons donc, que l’interdiction concerne les unités linguistiques n’étant pas modelées selon le « moule » qu’elle a tracé. « Les éléments courants, et par voie de conséquence, les stéréotypes les plus étroits, les formulations les plus banales, les images d’Epinal »2 correspondent au « modèle socioculturel » instauré par le dictionnaire et qui définit ainsi, son consommateur idéal.

Par ailleurs, l’interdiction lexicographique passe, lors de son instauration, par deux principales étapes : les termes sont d’abord réprouvés par la société, mais il n’y a pas que ces termes qui sont tabouisés, ils « rendent à leurs tours tabous les mots qui les désignent ainsi que l’organisation du discours sur cette matière. »3. Puis, se manifeste « une double pression » au niveau du dictionnaire ; la première est dans le domaine conceptuel où il est question de tabouiser certains mots dangereux : « sexualité, politique, religion, … »4. La seconde pression émerge dans le domaine langagier ; celle-ci empêche l’emploi de certains mots ainsi que leurs déviants, « tantôt par rapport au système actuel, tantôt par rapport à l’usage antérieur (composés mal formés, emprunts, sens nouveaux) »5. Nous ne pouvons ne pas rappeler que le dictionnaire, en tant que le reflet de la société et du monde en général, est censé suivre la courbe des changements, « parfois troublants », par lesquels passe cette société.

Ainsi, le dictionnaire approprie son contenu en fonction des diverses transformations recommandées par la société et est prêt à changer par conséquence, ses décisions d’acceptation et/ ou de refus. C'est-à-dire ; ce qui a été interdit hier peut être toléré aujourd’hui. A titre d’exemple : « les jurons : hier réservé aux hommes, mais aujourd’hui utilisé par les femmes »6. Malgré qu’on affirme qu’il y’a une manifestation linguistique correspondant à chaque changement social, il faut signaler qu’il existera toujours des tabous lexicographiques dans le dictionnaire. D’ailleurs, on les souligne par des méfiances au niveau du discours lexicographique cependant, les raisons de l’omission de ces tabous ne s’inspirent pas forcément d’ordre social, car « la volonté délibérée d’exclure et la prescription

1 Ibid.

2 DUBOIS Jean et Claude, Op. Cit., P.99.

3 Boulanger, Jean-Claude, aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, Op. Cit., p.1 4.

4 Ibid.

5 Rey-Debove, 1970, p32.

6 BOULANGER Jean-Claude, aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, Op. Cit. p.15.

134

idéologique ressurgissent et marquent implicitement la condamnation »1. En fait, cette dernière a touché divers domaines : social, culture, religieux, sexuel, politique, artistique, littéraire, onomastique,…

3.3. Le pourquoi de l’interdiction lexicographique

En réalité, la cause naturelle de l’interdiction lexicographique est la nature ainsi que la finalité du dictionnaire lui même ; en tant qu’institution linguistique et en même temps institution sociale et culturelle. Cela veut dire que ; de part ses objectifs qu’il trace dans cet ouvrage, le lexicographe s’empêche logiquement, et en tant rapporteur des normes de la société, de faire figurer n’importe quelle entrée dans sa nomenclature. Comme nous l’avons précédemment souligné, les tabous les plus connus sont ceux qui concernent les processus physiologiques, les gestes amoureux, les organes sexuels. En revanche, un dictionnaire qui se proclame « objectif » est censé être fidèle à la description des faits de la langue, même si certains de ces faits, qui circulent dans la société, sont parfois « scandaleux ».

Le choix du volume unique est l’une des majoritaires raisons de l’exclusion des mots dans les dictionnaires car, la place est évidemment limitée. En effet ; la nomenclature ne peut adopter plus que le nombre d’entrées déclaré.

« Les nomenclatures actuelles s’échelonnent entre 50 000 et 75 000 mots approximativement (cf. PR, Lexie, DHLF, Logos), avec quelques exceptions comme le DFC, le DFV et le MR qui recensent des nomenclatures un peu plus réduites, entre 25 000 et 35 000 unités lexicales décrites. Certains ouvrages se situent entre ces deux extrêmes et accueillent des nomenclatures de 40 000 à 45 000 mots, comme le PLI et le DUI. Les chiffres mentionnés renvoient essentiellement au contenu des dictionnaires et concernent la partie langue générale »2.

C'est-à-dire que ces dictionnaires ne traitent pas les « noms propres » de plus, ils remettent les termes de « spécialité » aux dictionnaires de spécialité qui peuvent « tout donner et tout faire comprendre ».

En revanche, ce type de dictionnaire (malgré les censures inévitables) ne cesse d’augmenter le nombre de ses pages, d’une édition à une prochaine. A titre d’exemple :

« PR : 50 000 à 55 000 ; DFC : 25 000 à 33 000 ; Lexis : 70 000 à 76 000, etc. la seconde

1 Ibid.

2 BOULANGER Jean-Claude, aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, Op. Cit. p.19.

135

édition du PR a accru de 200 le nombre de ses pages, tandis que l’accroissement de la nouvelle édition du DUI fut de plus de 300 pages. »1. Pourtant, il existe d’autres facteurs qui régissent la nomenclature du dictionnaire ; tels que le format, le nombre de pages, le nombre de caractères, les rapports entre le volume et le prix. Ainsi, ces éléments « contraignent les rédacteurs à des choix et par conséquent obligent à des renoncements »2.

La deuxième cause est la large diffusion des dictionnaires qui se sont en outre multipliés en nombre ; en effet, après être réservés à des élites aux 16ème et 17ème siècles, depuis le 18ème siècle, ils ont élargi de plus en plus le public auquel ils s’adressent, comme on les a introduits même dans les écoles. Les débuts d’une telle expansion dans cette génération ont été remarquablement signés par « l’aventure de Pierre Larousse ». Depuis cette date, le dictionnaire s’est tracé, dans sa mission, une autre allure ; celle-ci est de plus en plus pédagogique. En outre et durant la même période (le XVIIIème siècle), le domaine économique a connu son plein essor (le développement du machinisme, la multiplication des manufactures). Cette évolution a entrainé des effets sur le plan linguistique. En effet ; le mouvement économique a favorisé « la multiplicité des « dialectes » dont le pouvoir monarchique s'accommodait devient un frein au développement économique, et fait ressentir la nécessité d'une uniformisation linguistique, d'une langue nationale. »3. Les dictionnaires seront alors plus prescriptifs, car leur action deviendra « plus normative et plus répressive et multipliera les interdits lexicaux »4.

De par sa nouvelle mission, le dictionnaire constitue, pour ses usagers, « un outil de formation » auquel ils font appel au moment d’un blocage, d’un doute ou lors d’un manque de renseignement au niveau de la langue. C’est pourquoi, le dictionnaire joue de plus en plus le rôle de didacticien. Un rôle qui est lui-même le résultat d’une « pression sociale constante »5. Autrement dit ; on reçoit des censures, de la part des locuteurs appartenant à une société donnée, qui seront entérinés de la part des institutions : par leur « position de prestige », ainsi que de la part du lexicographe : en tant qu’auteur idéal de la société.

1 Ibid.

2 Ibid.

3 GIRARDIN Chantal. Contenu, usage social et interdits dans le dictionnaire. In: Langue française, n°43, 1979. pp. 84-99

4 Ibid.

5 BOULANGER Jean-Claude, aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, Op. Cit. p.19.

136

3.4. Les principaux types de mots exclus du dictionnaire

Avant d’aborder les différentes pistes dans lesquelles est inscrite l’interdiction lexicographique, il est nécessaire de signaler qu’en réalité on ne peut cacher une partie de notre pratique langagière. Néanmoins, le lexicographe, de par sa mission, est censé donner une description aux différentes formes d’utilisation de la langue et se positionner ainsi, « en puriste ou en normalisateur »1. Néanmoins, il serait difficile (si ce n’est pas impossible) de sélectionner avec précision, les entrées qui devraient déterminer la nomenclature du dictionnaire. Etant donné que cette dernière est régie par des règles d’inclusion dont certaines (qui diffèrent d’un type de dictionnaire à un autre) pourraient être définies, en revanche d’autres sont « difficiles » à repérer. Cela pour, essentiellement, deux raisons : la première est que ces règles « sont rarement et partiellement mentionnées dans les déclarations d'intention que sont les préfaces de dictionnaires, [la seconde] […] parce qu'elles correspondent à des contraintes extralinguistiques. »2.

Néanmoins, l’étendue de la nomenclature n’est pas le seul critère de sélection des entrées lexicales, en effet ; l’élimination des mots au niveau de la nomenclature du dictionnaire peut être une sorte d’« obéissance » à la censure que font les institutions du contrôle des discours dans la société. C'est le cas, par exemple, « des concepts fondamentaux d'une doctrine, d'un parti s'opposant à l'idéologie politique dominante : bureau politique est exclu du Robert, du GLLF et du T.L.F. Ce dernier est le seul à enregistrer comité central, mais il en donne une définition totalement apolitique (Petit groupe de personnes faisant partie d'un ensemble constitué, investi d'un pouvoir de surveillance, de décision. Comité exécutif; comité de direction (...) membre du Comité Central (...). »3.

En outre, il serait facile de deviner qu’une partie des mots sanctionnés est celle qualifiée (déjà) de « tabou » traditionnellement dans la société. Ces mots appartiennent majoritairement aux domaines de « la sexualité (comportements sexuels, organes sexuels, etc.) et des fonctions excrétoires ». Nous soulignons que ces notions sont tabouisées par rapport à la rationalité, à la motivation ainsi qu’à l’idéologie qu’elle engendre : « le caractère distinctif du tabou, c'est que l'interdiction n'est pas motivée. Il serait donc plus exact de parler de mot interdit (l'interdit incluant une rationalité résidant dans sa fonction) »4.

1 Ibid. p. 27.

2 GIRARDIN Chantal. Contenu, usage social et interdits dans le dictionnaire, Op. Cit.

3 Ibid.

4 Ibid.

137