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La veille collaborative et Hermès

1. Panorama de la veille collaborative

1.1. Intelligence économique

1.1.1. L’intelligence économique en France

Dans son essence, l’histoire de la circulation des informations techniques démontre que des pratiques de veille existent sous forme structurée depuis longtemps. Après deux guerres mondiales, le développement technologique et industriel à une échelle mondiale ainsi que la consolidation et la croissance des moyens de communication ont constitués une société mondiale interconnectée et en concurrence. Les informations en circulation entre les entreprises ne sont plus seulement techniques. Toutes les informations concernant les

53 compétiteurs peuvent être importantes. En France, le terme « intelligence économique » essaye de rendre compte de cette pratique.

La publication du rapport du groupe « Intelligence économique et stratégie des entreprises », en 1994, par Henri Martre, a marqué le début de l’intelligence économique en France. L’année suivante, l’état français a créé « le Comité pour la compétitivité et la Sécurité économique (CCSE) chargé de diffuser cette nouvelle culture de veille et d'intelligence économique auprès des entreprises » (Hermel, 2001, p. 2). Le rapport Martre définit l'intelligence économique comme étant « l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l'information utile aux acteurs économiques » (Martre, 1994, p. 11). L’intelligence économique sert à « appréhender (…) les liens essentiels entre des individus, des événements et des technologies » qui constituent les « situations "d'urgence" concurrentielle auxquelles sont confrontées les entreprises (…) » (Martre, 1994, p. 15).

Telle que l’intelligence économique est définie par le rapport Martre, elle est considérée, parfois, comme une pratique similaire au renseignement militaire. Selon Moinet (2011), l’intelligence économique française est influencée par trois modèles : le modèle militaire, le modèle policier et le modèle diplomatique. Cet auteur affirme qu’en France les mondes du renseignement et de l'intelligence économique indéniablement fusionnés. Et pour cette raison, le terme intelligence économique aurait « du mal à s'imposer dans un pays qui se méfie autant du renseignement (Dewerpe, 1994) qu'il vénère l'intelligence individuelle au détriment du collectif » (Moinet, 2011, p. 21) .

Sans rentrer dans le détail des étapes du cycle du renseignement, celui-ci est critiqué parce qu’il ne prend pas en compte la rapidité des changements du contexte économique et le besoin de réactivité des entreprises. Il « ignore les transformations du contexte compétitif » (Moinet, 2011, p. 34) qui peuvent arriver dans le laps de temps entre le plan de renseignement et la diffusion des résultats. Ce cycle favoriserait plutôt la compilation et la synthèse du renseignement documentaire que des analyses opérationnelles ou stratégiques. De plus, les principes de cloisonnement et de validation hiérarchique, pour des raisons de confiance et de temps, ne seraient pas compatibles avec le contexte des entreprises concurrentielles.

54 1.1.1.1. Spécificités du contexte français

Au-delà des similarités entre le modèle d’intelligence économique et le cycle du renseignement, d’autres aspects semblent démontrer l’influence de valeurs militaires dans les pratiques françaises liées à l’information technique ou concurrentielle. Une citation reprise plusieurs fois dans des écrits concernant la veille est celle attribuée à Napoléon, qui selon Rouach (1996, p. 8) « résume bien la philosophie des "veilleurs" : « Se faire battre est excusable, se faire surprendre, impardonnable ». Cette phrase s’avère bien différente de la règle d'or de la veille technologique et de l'intelligence économique proposé par Michael E. Porter de Harvard Business School (cité par Rouach, 1996, p. 7) : « Donner la bonne information, à la bonne personne, au bon moment, pour prendre la bonne décision ».

Des expressions comme « guerre économique », « guerre concurrentielle », « guerre de l'information » ou même « guerre cognitive » apparaissent dans différents textes. L’École de guerre économique a été fondée en 1997 (EGE, 2012a), suite au rapport Martre (1994), mentionné ci-dessus, pour offrir des formations en intelligence économique. L’école se présente comme innovante dans le « domaine de la guerre de l'information » (EGE, 2012b).

Selon Carlier (2012, p. 14), la « guerre de l'information vise la déstabilisation de l'adversaire pour entrainer sa perte et l'éliminer définitivement ». Comme dans toute autre guerre, « des stratégies et des tactiques sont élaborées afin d'empêcher, de perturber ou de limiter l'accès à l'information » (Carlier, 2012, p. 14). De la rumeur, des communiqués, des images, des vidéos, des articles de presse, seraient des « armes » dans la guerre de l’information. Ces propositions s’éloignent du modèle d’échange et de réseau informatif décrit par Cotte (2005) (cf. supra). En plus de l’influence militaire dans les pratiques d’intelligence économique et de veille, un autre aspect culturel français a été repéré dans certains ouvrages consultés : la tendance à l’individualisme et la difficulté à partager.

La somme de différents types de veille existant dans les entreprises (veille technologique, veille commerciale, veille concurrentielle, veille environnementale, etc.) serait une réflexion du système éducatif français qui « ne favorise pas l'intégration des connaissances en conduisant à une hypertrophie de l'enseignement par disciplines » (Moinet, 2011, p. 78). La culture du management, qui privilégie la division du travail, aboutirait à un éclatement organisationnel de la veille, différents services réalisant différents types de veille. Selon l’auteur, ces caractéristiques appauvrissent « considérablement les capacités d'analyse de l'ensemble » (Moinet, 2011, p. 79) et ne favorisent pas l’intelligence collective.

55 Au-delà de l’organisation des disciplines, le système éducatif forme aussi les « élites managériales ». Ces élites héritent et perpétuent des stratégies d’entreprise qui ne considèrent pas comme stratégique la diffusion de « connaissances en interne (bases de données, universités d'entreprise, réseaux d'experts, organisation de transferts de savoir-faire, etc.) » (Moinet, 2011, p. 85). Cette stratégie managériale, que nous pouvons considérer comme de la rétention informationnelle, serait basée sur des fondements de la culture française comme : la valorisation du «"génie" individuel » (Moinet, 2011), le cloisonnement, l’individualisme, et la méfiance (Rouach, 1996).

1.1.1.2. Changement dans le champ de l’intelligence économique

Même si, en France, « l'individualisme et le cloisonnement sont un frein culturel à la diffusion de l'information (…), la situation évolue doucement et les entreprises qui pratiquent la veille sont de plus en plus nombreuses » (Hermel, 2007). Entre la première et la version la plus récente de son livre, Rouach (1996, 2010) pointe des changements dans les pratiques autour de la veille et de l’intelligence économique. Il mentionne le rapport Carayon (2003), intitulé « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale », qui propose que l’intelligence économique doit « être tout à la fois une pratique d'entreprise et une stratégie publique » (Delbecque, Éric, cité par Rouach, 2010, p. 69).

Dans l'édition de 1996, Rouach explique que les Ministères de l'Intérieur et de la Défense s’occupaient de l'intelligence économique. En 2010, les ministères des Finances et des Affaires étrangères ont été inclues dans la démarche. D’autres institutions commencent à mettre en place des initiatives autour de l’intelligence économique. L’auteur considère que la France « n'a pas à rougir. Il existe désormais une "école française d'IE" solide et reconnue. (…), l'originalité de la stratégie de la France, c'est l'intelligence territoriale, cette déclinaison locale d'une stratégie nationale d'intelligence économique publique et privée à destination des PME, sur tout le territoire » (Rouach, 2010, p. 73).

Les aspects historiques autour du développement de l’intelligence économique en France ainsi que de la culture française, de façon plus générale, participent à la compréhension du contexte actuel de la veille dans les entreprises. Ils nous permettent de pondérer des observations concernant l’état de coopération entre des veilleurs, les caractéristiques de l’organisation de l’équipe-projet et de ses activités au niveau de l’entreprise. En plus des aspects culturels français, les caractéristiques et les enjeux sectoriels peuvent aussi influencer la façon dont l’entreprise construit ses stratégies d’intelligence économique, comme le

56 montre l’exemple de l’industrie textile et l’industrie lourde présentée par Rojas (2009) (cf. infra).

1.1.1.3. D’autres définitions de l’intelligence économique

Les disciplines de "Business Intelligence" (BI) et de "Competitive Intelligence" (CI) sont des disciplines proches de l’Intelligence Économique (IE), et qui peuvent susciter des malentendus. Le rapport Martre présente le BI et le CI comme étant « des savoirs essentiellement centrés sur l'étude de la concurrence au niveau de l'entreprise. Les cadres américains y ont recours pour cerner l'évolution des segments de marchés qui les concernent directement » (Martre, 1994, p. 38). Par contre, chacune s’intéresse à des types de données différents et pas nécessairement restreints à la concurrence. Deschamps et Moinet (2011, p. 152) remarquent que la BI « s’adresse aux grandes entreprises qui recherchent des solutions logicielles leur permettant d’exploiter leurs importants stocks de données relatives à leurs clients afin de produire des informations décisionnelles pertinentes ». Des techniques et outils de « Datawarehousing » et de « Datamining » permettent le traitement de bases de données. Si le BI s’intéresse à des données structurées et formelles, l’Intelligence Économique « s’intéresse également et, parfois même, avant tout, aux données non structurées », informelles (Deschamps et Moinet, 2011, p. 152).

Même si le terme « Intelligence Économique » a été dérivé de « Competitive Intelligence », il n’est pas restreint à son périmètre. Selon Rouach (1996, p. 28), « la conception européenne tend à être beaucoup plus générale et conçoit l'intelligence comme une veille relationnelle s'intéressant à tous les environnements de l'entreprise (économiques, financiers, culturels, sociaux, politiques, scientifiques, technologiques....) ». Cette vision de que l'intelligence économique va au-delà de la gestion de l'information ou des aspects liés à la guerre économique est ratifié par d’autres auteurs. Selon D'Almeida (2001, p. 50-51 citée par Moinet, 2011, p. 17), l’intelligence économique est « un art d'une habileté à comprendre finement et globalement un environnement complexe et à prendre la bonne décision ». Ces deux définitions remarquent que l’intelligence économique en Europe et en France vise à comprendre le contexte où se situe l’entreprise dans son ensemble.

L’auteur Carlier (2012, p. 77) a une vision plus protectionniste de l’information, considérant l’intelligence économique comme étant « la capacité de maîtrise et de protection des informations stratégiques des entités économiques. Elle prend en charge, avec la direction, les

57 aspects stratégiques du développement de l'entreprise. C'est une démarche proactive qui a comme objectifs la pérennité de l'organisation (personnes, activités, direction, actionnaires) ».

1.1.1.4. L’intelligence économique 2.0

En dépit des nuances et des différences, l’information est la matière première de l’intelligence économique et de la veille. Selon Moinet et Darantière (2007, p. 97), l’information est « une réalité immatérielle qui est à la fois : un objet mesurable (un renseignement communiqué ou obtenu); un stock quantifiable (une accumulation de connaissances acquises sur un sujet) ; une énergie, un flux (un processus tendu vers la décision) ». L’information est insérée dans cette dynamique d’IE qui inclue différents acteurs, objectifs, outils et processus au sein des organisations. L’arrivée de l’internet et plus récemment du web 2.0 ont eu des conséquences non seulement sur l’accès, mais sur la production et partage de l’information.

Quoniam et Lucien (2009, p. 12) mettent en avant trois dimensions du web 2.0 : « son caractère collaboratif, (…) reposant sur les contributions des utilisateurs, (…) son caractère sémantique fondé sur l’interopérabilité entre les informations elles-mêmes grâce aux tags ou métadonnées qui permettent de marquer l’information et d’organiser des interactions techniques entre les applications, enfin sa dimension communautaire (qui) implique la constitution de réseaux d’utilisateurs ». Ils considèrent que ces dimensions du web 2.0 font effondrer la structure de l’intelligence économique telle qu’elle est définie, faisant évoluer les pratiques vers l’intelligence collective. Les blogs, les wikis, les tags, les pratiques de socialbookmarking et de crowdsourcing, les réseaux sociaux numériques, sont certains des outils et pratiques issus du web 2.0. Selon Quoniam et Lucien (2009, p. 35), « le concept 2.0 évoque un changement de paradigme d’ordre anthropologique qui fait évoluer les pratiques professionnelles et notamment celles de la veille, du traitement, du partage et de la valorisation de l’information ».

L’intelligence économique est principalement étudiée par les sciences de gestion et par les sciences de l'information et de la communication. D’autres disciplines, comme les sciences économiques, politiques, juridiques, la psychologie sociale, la sociologie et la philosophie, ont aussi porté de l’intérêt à étudier l’intelligence économique. Moinet (2011) estime que l'IE cherche encore ses concepts fondamentaux et opératoires. Atteindre sa maturité « implique le passage de l'information dite stratégique à la connaissance, du “savoir pour agir” au “connaître est agir”. Une évolution qui demande de mieux comprendre et d'intégrer

58 pleinement l'aspect communicationnel (Wolton, 1997) d'une intelligence économique trop souvent limitée à la gestion de l'information (...) » (Moinet, 2011, p. 14).

Libaert et Moinet (2013, p. 9) défendent l’idée que les sciences de l’information et de la communication (SIC) peuvent permettre une analyse de la dynamique d’intelligence économique sans « tomber dans le piège du réductionnisme ». Pour éviter le réductionnisme économique avec la « privatisation des savoirs », ou le réductionnisme informatique qui produit une « réduction à l’information seule », les auteurs estiment qu’il est nécessaire d’analyser cette dynamique « comme un fait social d’information et de communication » (Libaert et Moinet, 2013, p. 9). Nous veillons dans cette recherche à ce que l’analyse de la veille collaborative prenne en considération les aspects informationnels, mais surtout communicationnels de cette activité.

Après avoir explicité certains aspects historiques et culturels de la démarche d’intelligence économique dans le contexte français, nous présentons les définitions et caractéristiques de l’activité de veille telle qu’elle est réalisée dans les entreprises. La veille vient fournir une information cohérente avec les objectifs de la démarche d’intelligence économique, information qui participera au processus de compréhension contextuel et de prise de décision.

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