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Constitution communicationnelle des organisations

communication et la coopération au sein des communautés de veille

1. La dimension organisante de la communication et la coopération coopération

1.1. Comprendre les organisations par la communication

1.1.1. Constitution communicationnelle des organisations

Parmi les approches existantes en communication organisationnelle, nous avons choisi de travailler selon la perspective CCO – Communication Constitutive de l’Organisation. Nous accompagnons les recherches réalisées surtout à l'École de Montréal, vu que celles-ci influencent aussi des recherches au Brésil. Dans ce cadre théorique, la communication est définie comme : « the ongoing, dynamic, interactive process of manipulating symbols toward

the creation, maintenance, destruction, and/or transformation of meanings which are axial – not peripheral – to organizational existence and organizing phenomena »53 (Ashcraft, Kuhn et Cooren, 2009, p. 22). Cette perspective, à la fois interprétative et inductive, s’intéresse à « la richesse des ressources et des savoirs qui peuvent être constitués par des modes de coordination non marchands et/ou non hiérarchiques » (Fauré et Robichaud, 2013), et aux différentes logiques organisationnelles.

Les trois principales écoles de pensées qui participent à la constitution du paradigme théorique de la perspective CCO, tel qu’identifiés par Brummans, Cooren, Robichaud et Taylor (2014), sont : l’école de Montréal de communication organisationnelle et son modèle de co-orientation, dont les principaux auteurs sont François Cooren, James R. Taylor, Elizabeth J. Van Every ; le « Four-flows model » proposé par McPhee et Zaug (2000) ayant comme base la théorie de la structuration de Giddens (1986) ; et finalement la théorie des systèmes sociaux (modèle d’auto-organisation) proposée par Luhmann (2003).

Étant donné que la perspective CCO est encore en construction, les propositions ici présentées sont susceptibles d’évoluer. Il n’est pas dans notre propos de rendre compte des différences théoriques entre chaque école, mais plutôt de présenter les points de convergence

53 [Traduction libre de l’anglais] – « le processus continu, dynamique et interactif de manipulation de symboles vers la création, l’entretien, la destruction et/ou la transformation des significations qui sont axiales - pas périphériques – aux phénomènes d'existence de l'organisation et d'organizing » (2009).

136 et consensus qui forment les prémisses de base du CCO. Dans un travail de synthèse et d’approfondissement des échanges entre les principaux représentants des trois écoles lors d’une conférence à Hambourg en 2012, Schoeneborn et al. (2014) présente leurs points de concordance au niveau épistémologique, ontologique et méthodologique du CCO.

Selon Schoeneborn et al. (2014), la prémisse théorique de base de la perspective CCO, partagée par ses écoles fondatrices, est que la réalité constituée communicativement, comprenant aussi la constitution des organisations. Le CCO vise à pouvoir répondre à des questions théoriques concernant les organisations qui sont normalement traitées par les « organisational studies », par exemple « qu’est-ce qu'est une organisation ? » ou « qu’est-ce qui est unique sur les organisations en comparaison avec d’autres phénomènes sociaux ? ». Pour répondre à ces questions, le cadre préconise l’analyse d’événements communicationnels. Ce type d’événement est considéré non comme un épisode isolé d’action, mais plutôt comme un « segment of an ongoing and situated stream of

socio-discursive practice »54 (Schatzki, 2001 cité par Cooren, Kuhn, Cornelissen, & Clark, 2011).

Au niveau épistémologique, la perspective CCO se base sur la « assumption of a

communicative constitution of reality; consequently, communication as primary mode of explanation »55 (Schoeneborn et al., 2014, p. 307). La CCO rejette les visions de transmission de la communication, qui suppose la transférabilité de l’information « un-à-un ». La communication est vue comme un « dynamic, interactive, indeterminate, and thus precarious

process »56 (ibid., 2014, p. 307) qui va permettre « the dynamic, interactive negotiation of

meaning through symbol use »57 (Ashcraft et al 2009, p. 6 cité par Schoeneborn et al., 2014, p. 304). Cette dynamique de négociation du sens permet d’observer les organisations, non plus comme des entités où la communication se passe, mais comme un continuum d’accomplissements réalisé dans des processus communicationnels : « organizations can no

longer be seen as objects, entities, or „social facts‟ inside of which communication occurs. Organizations are portrayed, instead, as ongoing and precarious accomplishments realized,

54 [Traduction libre de l’anglais] – « segment d'un flux continu et situé de la pratique sociodiscursive » (2001).

55 [Traduction libre de l’anglais] – « supposition d’une constitution communicative de la réalité ; par conséquent, la communication comme principal mode d'explication » (2014).

56 [Traduction libre de l’anglais] – « processus dynamique, interactif, indéterminé, et donc précaire » (2014).

57 [Traduction libre de l’anglais] – « la négociation dynamique et interactive du sens à travers l'utilisation de symboles » (2009).

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experienced, and identified primarily – if not exclusively – in communication processes »58

(Cooren et al., 2011, p. 1150).

L’organisation est conçue comme une entité processuelle: « Organization is not given a

priori but emerges and is perpetuated as a network of interlocking communication events or processes »59 (Schoeneborn et al., 2014, p. 308). Ceci est le point de consensus le plus fort entre les trois écoles. L’idée principale défendue est que les organisations ne précèdent pas la communication, mais qu’elles surgissent des processus communicationnels : l’organisation « come into being through attributive relations, that is, via recurrent communicative

processes that attribute actorhood to the organizational endeavor »60 (Schoeneborn et al., 2014, p. 309).

Une autre importante prémisse du CCO concerne la nature co-constituante et co-orientée de la communication. La co-constitution de la communication assume l’existence d’ambiguïtés dans le processus d’émergence continue du sens, ambiguïtés dues aux différentes intentions des participants qu’y sont engagés. Selon Cooren et al. (2011, p. 1152), « tracing the

discursive power of the socio-material surround and understanding the production of meaning as a provisional and temporally-situated accomplishment become key to communicative thinking »61. Ces prémisses nous permettent de penser que l’équipe Hermès peut imaginer et proposer des orientations sur la veille collaborative. Pourtant, le processus d’émergence du sens de cette activité va surgir quand des moments d’interaction et de communication entre l’équipe Hermès et les veilleurs. En cas d’absence de ces moments de communication, les veilleurs construiront leur propre compréhension de la veille collaborative et du portail, compréhension qui peut être non alignée sur les propositions de l’équipe-projet.

1.1.1.1. L’École de Montréal

En suivant ces prémisses théoriques, nous allons approfondir notre cadre théorique en prenant en compte essentiellement les apports de l’École de Montréal. Ce choix se justifie par la

58 [Traduction libre de l’anglais] – « organisations ne peuvent plus être considérés comme des objets, entités ou des « faits sociaux » à l’intérieur desquels se produit la communication. Les organisations sont représentées, à la place, comme des réalisations en cours et précaires, expérimentées, et identifiées principalement - sinon exclusivement - dans les processus de communication » (2011).

59 [Traduction libre de l’anglais] – « Organisation n’est pas donnée a priori, mais émerge et se perpétue comme un réseau d’événements ou de processus de communication emboîtés » (2014).

60 [Traduction libre de l’anglais] – « vient à l'existence à travers des relations attributives, qui est, par l'intermédiaire de processus de communication récurrents qui attribuent le statut d’acteur à l'effort d'organisation » (2014).

61 [Traduction libre de l’anglais] –« tracer le pouvoir discursif de l'encadrement sociomatériel et comprendre la production de sens comme une réalisation provisoire et temporellement située deviennent clé pour à la pensée communicative » (2011).

138 cohérence avec le fil conducteur de notre recherche théorique qui est le pragmatisme. L’École de Montréal suit l’épistémologie pragmatiste ou relationnelle qui, comme proposée par F. Cooren, mobilise le subjectivisme et l’idéalisme d’un côté ainsi que l’empirisme et le matérialisme de l’autre. Investiguer quelque chose consiste à « engaging with or getting in

contact with these objects, which act on us as much as we act on them »62 (Schoeneborn et

al., 2014, p. 288). L’épistémologie pragmatiste refuse de déterminer un point de départ de la

démarche d’enquête, d’investigation.

Nous avons alors sélectionné les concepts et propositions de l’École de Montréal, principalement celles de James R. Taylor et Elizabeth J. Van Every, qui nous semblent les plus en cohérence avec notre objet de recherche et avec d'autres cadres théoriques, notamment la Sémiotique des Transactions Coopératives et les propositions sur les Relations publiques.

1.1.1.2. Notion d’organisation

Selon Taylor (1993), le concept d’organisation est une abstraction, l’organisation est un objet imaginé. Pour cette raison, il est difficile de rendre compte théoriquement de sa constitution, de son évolution, de ses adaptations. Au lieu d’essayer d’expliquer les organisations par des métaphores comme une machine, un organisme, un cerveau, Taylor proposent que « toute organisation est médiatisée par la communication. En l’absence de communication, aucune organisation humaine ne pourrait continuer à exister, ne serait-ce qu’une fraction de seconde » (Taylor, 1993, p. 53). L’auteur met l’accent sur la dimension conversationnelle de la communication, et il considère que l’organisation « apparaît dans63 la conversation ». Le texte vient permettre à l’organisation d’être perçue, en rendant la conversation reconnaissable, manipulable, changeable. La conversation se traduit en texte à travers la transaction.

La notion de transaction a un rôle central dans la théorie de l’organisation en tant que communication, proposée par Taylor. La prémisse principale de sa théorie considère une organisation comme « un ensemble de transactions. Une transaction est une unité de communication qui comporte un échange de valeurs d’une personne à une autre ; toute communication est un système de création et de transmission de valeurs (et non pas simplement de messages) » (Taylor, 1993, p. 56). Un sujet transforme un objet, en lui

62 [Traduction libre de l’anglais] – « s’engager ou rentrer en contact avec ces objets, qui agissent sur nous autant que nous agissons sur eux » (2014).

139 attribuant une valeur qui est socialement reconnue. Le sujet devient agent lors du transfert de l’objet de valeur, et cette valeur doit être communicable : « la communication concerne toujours le transfert de valeurs » (ibid., 1993, p. 59). Un lien de réciprocité est créé par la communication entre l’agent et le bénéficiaire.

L’auteur explique que les transactions sont négociées entre les sujets, qui, en les acceptants, s’engagent moralement. Le bénéficiaire d’une « première » transaction admet une « obligation de réciprocité » (ibid., 1993, p. 63). Ainsi, soit le bénéficiaire s’engage immédiatement dans une « deuxième » transaction, afin de rétablir l’équilibre initial, soit il se retrouve dans un « état de dépendance ». La transaction consiste simultanément dans la production de la valeur et dans la transmission de cette valeur. La conversation, par exemple, est à la fois, « un moyen pour l’échange de valeurs et pour leur création (des données brutes transformées en information) (Taylor, 1993, p. 76).

La notion de transaction diffère de celle d’interaction. Tandis que l’interaction « se caractérise comme une séquence continue d’échanges verbaux, sans coutures naturelles autres que le principe d’alternance des locutions » (Watzlawick, Bavelas et Jackson, 1967, p. 54) une transaction a « un début, un développement et une fin : un doit l’ouvrir et la conclure » (Taylor, 1993, p. 77). Pour identifier les transactions dans une séquence d’interaction, il faut la « ponctuer » ou la « cadrer » afin de l’appréhender et de l’interpréter.

Les transactions vont permettre aussi la création et le maintien des identités des individus et de l’organisation : les transactions « constituent alors le « ciment » qui soutient la construction organisationnelle, car elles servent à concrétiser des relations sous la forme d’échanges tangibles (…) » (ibid., 1993, p. 63). Pour devenir agent, le sujet a besoin d’être reconnu comme tel, en général par le bénéficiaire de la transaction. Être reconnu comme agent permet au sujet d’acquérir son identité dans une société : « l’identité sociale est déterminée par la nature des engagements qu’on s’est vu confier dans nos rôles d’agent, de patient et de bénéficiaire. Changer de champ c’est aussi changer d’identité » (ibid., 1993, p. 70). Les transactions transforment les objets, leur attribuant une valeur (matérielle ou symbolique), et aussi les identités des acteurs qui y sont engagés.

Taylor (1993, p. 66) considère que le rapport entre les agents et les bénéficiaires engagés dans de transactions constitue le « matériau de construction » de l’organisation, s’arrangeant en système et formant ainsi la structure de l’organisation. Ces transactions aboutissent à la

140 constitution d’une organisation quand elles acquièrent un statut d’objet, sous forme de texte. Le texte organisationnel décrit l’organisation (système de transactions) et il peut servir « de modèle et de guide pour la conduite des transactions dans le système d’interaction qu’il décrit » (Taylor, 1993, p. 79). La négociation du sens entre les différentes perspectives des acteurs engagés dans les transactions et le texte organisationnel existant permet le changement dans l’organisation, à partir d’un ajustement du texte initial et la constitution d’un nouveau texte organisationnel. Ce processus continu de constitution de l’organisation à travers la conversation et la constitution de textes à travers la négociation du sens entre les acteurs est repris dans la proposition de tiercéité.