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2. Problématique et stratégie de recherche

2.2. Cadre théorique de référence

2.2.1. Une approche pragmatique de recherche

Nous avons choisi le pragmatisme comme référentiel philosophique et théorique pour la thèse. Inspirés des propositions notamment de John Dewey et Charles S. Peirce, qui sont aussi présents dans les travaux des cadres théoriques mentionnés ci-dessus, le pragmatisme a servi de base pour la construction de la démarche de recherche et pour le choix de l’approche méthodologique utilisée. Le pragmatisme est une approche pratique définie comme « the

doctrine that every conception is a conception of conceivable practical effects »18 (Campbell, 2011, p. 7). Peirce a proposé, en 1903, dans ses conférences sur le pragmatisme que « any

hypothesis, therefore, may be admissible, in the absence of any special reasons to the contrary, provided it be capable of experimental verification and only in so far as it is capable of such verification. This is approximately the doctrine of pragmatism »19 (Campbell, 2011, p. 7).

Taylor et Van Every (2011, p. 21) expliquent que le pragmatisme positionne le chercheur dans un rôle de détective « confronted with a host of facts that call for an explanation, and

facing the challenge of finding their hidden pattern. That “pattern” is what we understand by organization »20. Les auteurs Teddlie et Tashakkori (2009, p. 86) présentent les principales caractéristiques du pragmatisme en tant que paradigme de recherche comme étant: « the

rejection of the dogmatic either-or choice between constructivism and postpositivism and the

18 [Traduction libre de l’anglais] – « la doctrine que chaque conception est une conception d'effets pratiques imaginables » (2011).

19 [Traduction libre de l’anglais] – « toute hypothèse, par conséquent, puisse être acceptable, en l'absence de raisons particulières contraires, pourvu qu'elle soit capable de vérification expérimentale et seulement dans la mesure où elle est capable d'une telle vérification. Cela représente approximativement la doctrine du pragmatisme » (2011).

20 [Traduction libre de l’anglais] – « confronté à une multitude de faits qui exigent une explication, et en face du défi de trouver leur patron caché. Ce "patron" est ce que nous entendons par l'organisation » (2011).

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search for practical answers to questions that intrigue the investigator »21. Selon Graig, les chercheurs qui utilisent l’approche pragmatique doivent « enter an investigation with a

commitment to uncertainty. Instead of adhering to a predetermined design, researchers adapt methods, analyses, and the scope of a study when opportunities present themselves during an investigation » 22 (Craig, 2007 cité par Myers, 2014, p. 305).

Ainsi, l’approche pragmatique nous semble la plus pertinente pour une recherche réalisée au sein d’une entreprise, ancrée dans les pratiques des acteurs, envisageant des réponses pratiques et l’adaptant aux changements du contexte. D’après Craig et Tracy (1995), le pragmatisme n’envisage pas la réflexion critique comme un exercice purement philosophique externe à la pratique, mais comme un processus d’enquête : « a process of inquiry that arises

within practical situations in response to practical problems » 23. De ce fait, notre recherche se voit bien comme une enquête pragmatique sur la construction de la démarche de veille collaborative dans un contexte organisationnel hiérarchique.

Prenant en compte que la majorité des aspects de cette recherche nous étaient nouveaux au début, nous considérons qu’une approche traditionnelle de recherche, qu’elle soit inductive ou déductive, n’aurait pas pu être pertinente. Nous avons rencontré dans la proposition de Peirce sur l’abduction, comme expliquée par Campbell (2011), une façon d’être ouvert aux découvertes du processus de recherche et aux différentes possibilités d’appréhender nos objets. Par ailleurs, nous considérons notre contexte et notre objet de recherche comme assez singuliers pour estimer qu’une démarche déductive puisse rendre compte de ses spécificités ou qu’une démarche inductive puisse généraliser nos résultats. Comme l’explique Reichertz (2010), l’abduction cherche à découvrir un ordre qui prend en compte la spécificité du contexte et de ses problèmes : « Abductive efforts seek (…) the discovery of an order which

fits the surprising facts; or, more precisely, which solves the practical problems that arise from these »24 (Reichertz, 2010).

21 [Traduction libre de l’anglais] – « le rejet du choix dogmatique l’un(e) ou l’autre entre constructivisme et post-positivisme et la recherche de réponses pratiques à des questions qui intriguent l'enquêteur » (2009).

22 [Traduction libre de l’anglais] – « entrer une enquête avec un engagement à l’incertitude. Au lieu d'adhérer à une conception prédéterminée, les chercheurs adaptent les méthodes, les analyses et la portée d'une étude lorsque des opportunités se présentent durant une enquête » (2007).

23 [Traduction libre de l’anglais] – « un processus d'enquête qui se pose dans les situations concrètes en réponse à des problèmes pratiques » (1995).

24 [Traduction libre de l’anglais] – « Des efforts abductifs cherchent (...) la découverte d'un ordre qui correspond aux faits surprenants, ou, plus précisément, ce qui résout les problèmes pratiques qui découlent de ces faits » (2010).

39 Choisir l’abduction comme approche de recherche implique le processus d’aller-retour entre les conséquences observées et leur probable cause : « working back from an observed

consequence (or effect) to a probable antecedent (or cause). Abduction entails creatively generating insights and making inferences to the best possible explanation »25 (Teddlie & Tashakkori, 2009, p. 329). Selon Myers (2014, p. 298), l’examen « va-et-vient » entre les données et la théorie permet une meilleure compréhension des données, mais le processus ne retrouve pas sa fin dans le développement d’une théorie, parce que l’abduction « requires

action; hence, researchers return to the data once again to bring additional theoretical insights to the study » 26 (Morgan, 2007, p. 71 cité par Myers, 2014, p. 301). Le chercheur doit être préparé à abandonner des convictions et à en chercher d’autres. Cette recherche pour des réponses pratiques aux questions posées ne part pas d’hypothèses fixées dès son départ. Et par ailleurs, l’approche méthodologique plus cohérente a été progressivement choisie et adaptée.

2.2.1.1. Une approche méthodologique mixte

Pour être en mesure d’analyser les différents questionnements émergés et construits dans le terrain de recherche, tout en prenant en compte les différences entre les deux approches théoriques principales, nous avons choisi le « mixed-methods research » ou la méthodologie mixte comme l’approche méthodologique de notre recherche. Selon Karsenti (2006, p. 4), la méthodologie mixte est « en fait l’éclectisme méthodologique qui permet le mariage stratégique de données qualitatives et quantitatives, de façon cohérente et harmonieuse, afin d’enrichir les résultats de la recherche ». Au lieu de choisir un paradigme de recherche, soit le quantitatif, soit le qualitatif, la méthodologie mixte permet au chercheur de mieux garantir les conclusions présentées à partir du croisement des résultats obtenus par des méthodes quantitatives et qualitatives de collecte de données.

Il faut bien noter la différence entre ce qui est appelé « multimethod » et mixed-methods. Le premier fait référence à l’usage de plus d’une méthode de collecte de données et le deuxième prévoit « mixing quantitative and qualitative methods of data collection and analysis »27 (Myers, 2014, p. 298). Selon Myers (2014), cette approche sert à des études qui incluent de

25 [Traduction libre de l’anglais] – « travailler à partir d'une conséquence observée (ou l’effet) vers un antécédent probable (ou la cause). L’abduction consiste à générer des idées de façon créative et à faire des déductions sur la meilleure

explication possible » (2009).

26 [Traduction libre de l’anglais] – « exige une action; par conséquent, les chercheurs reviennent aux données une fois de plus à apporter des informations théoriques supplémentaires à l'étude » (2007).

27 [Traduction libre de l’anglais] – « mélanger des méthodes quantitatives et qualitatives de collecte et d'analyse des données » (2014).

40 multiples hypothèses ou questions de recherche. La méthodologie mixte permet l’intégration de différents types de données afin de mieux illustrer les résultats d’une recherche dans des contextes complexes.

Les auteurs Teddlie et Tashakkori (2009, p. 4) proposent que les chercheurs en sciences sociales soient éventuellement catégorisés selon le paradigme de recherche et le mouvement méthodologique correspondant. Les chercheurs qui suivent le paradigme post-positiviste ou positiviste valorisent les méthodes quantitatives ; ceux qui suivent le paradigme constructiviste utilisent principalement les méthodes qualitatives. Les "mixed methodologists" travaillent principalement avec le paradigme pragmatiste et sont « interested in both narrative

and numeric data and their analyses »28 (Teddlie et Tashakkori, 2009, p. 4).

L’usage de la méthodologie mixte implique dans le choix d’une approche ou catégorie de design. Les différents types d’approches concernent principalement les critères suivants : «

(1) when qualitative and quantitative data are collected, (2) whether one type of data is dominant or both are weighted equally, and (3) when the data are mixed (…) »29 (Myers, 2014, p. 305). L’approche choisie pour opérationnaliser notre recherche a été la triangulation.

La triangulation est l’approche la plus courante dans la méthodologie mixte. Ses objectifs sont : « to collect and compare complementary quantitative and qualitative data, to examine

the phenomenon in multiple ways, and to gain a more complex understanding than analysis of one type of data would permit »30 (Myers, 2014, p. 305). Les différents types de données peuvent converger et soutenir plus fortement des propositions et conclusions. Au cas où les données divergeraient, une investigation plus détaillée peut amener soit à des réinterprétations de données ou à une compréhension plus complexe du phénomène étudié. Le choix des méthodes de collectes de données a été fait progressivement : collecte de traces d’usage du portail, entretiens semi-directifs individuels et entretien en groupe. Les méthodes de collectes de données sont présentées ci-dessous ainsi que les détails de leur réalisation.

28 [Traduction libre de l’anglais] – « intéressés à la fois par les données narratives et numériques et par leurs analyses » (2009).

29 [Traduction libre de l’anglais] – « (1) lorsque les données qualitatives et quantitatives sont collectées (2) si un type de données est dominant ou les deux ont la même pondération, et (3) lorsque les données sont mélangées (...) » (2014).

30 [Traduction libre de l’anglais] – « de recueillir et de comparer des données quantitatives et qualitatives complémentaires, d’examiner le phénomène de multiples façons, et d'acquérir une compréhension plus complexe que l'analyse d'un seul type de données permettrait » (2014).

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